Carte postale dédicacée de Manfred von Richthofen dans son uniforme de uhlan.
En 1911, après ses études dans les écoles de cadets de Walhstadt puis de Lichterfelde, Manfred von Richthofen fut affecté au premier régiment de uhlan « empereur Alexandre III de Russie » alors cantonné à Breslau, en Silésie. A la déclaration de guerre, cette unité participa à des missions de reconnaissance sur le territoire russe, mais il fut très rapidement transféré sur le front occidental. C’est là qu’au cours d’une nouvelle mission de reconnaissance le jeune officier subit son baptême du feu, dans des circonstances peu agréables…
Un régiment de uhlans en route.
Comment j’entendis en service de patrouille siffler les premières balles
(21-22 août 1914)
L’ennemi occupant une grande forêt aux environs de Virton 1, je reçus la mission de la reconnaître et partis accompagné de quinze uhlans, certain que nous allions rencontrer l’adversaire pour la première fois. Ma mission était difficile ; on ne sait pas ce qu’il peut y avoir dans une forêt de cette importance.
1 Ville belge de la province du Luxembourg (à ne pas confondre avec le grand-duché du même nom...) où se déroulèrent des combats au tout début du conflit.
Arrivé sur une hauteur, je vis à mes pieds une immense étendue d’arbres d’une superficie de plusieurs milliers d’arpents. C’était un beau matin d’août. La forêt s’étendait paisible et silencieuse, et mes préoccupations guerrières s’étaient évanouies.
Uhlans en reconnaissance.
Ma pointe d’avant-garde était arrivée à l’orée du bois. Mes jumelles ne m’ayant rien indiqué de suspect, nous n’avions plus qu’à entrer dans la forêt et attendre les coups de fusil. La pointe disparut dans un sentier. Je venais ensuite avec un de mes meilleurs uhlans. A l’entrée de la forêt, une maison forestière isolée. A peine avions-nous passé devant qu’un coup de feu partit d’une des fenêtres, suivi d’un autre. Au bruit je reconnus qu’il s’agissait d’un fusil de chasse et non d’une arme de guerre. Le désordre se mit dans ma patrouille, et je pensai aussitôt à une attaque des francs-tireurs. On mit pied à terre et la maison fut cernée en un instant. Dans une pièce sombre, je vis quatre à cinq garçons aux regards hostiles. Le fusil avait disparu. J’étais furieux, mais je n’avais encore tué personne et cet instant me parut très pénible.
Avec mes quatre mots de français, j’engueulai ces individus et menaçai de les fusiller si le coupable ne se faisait pas connaître. Ils virent que c’était sérieux et que je n’hésiterais pas à exécuter ma menace. Je ne sais comment la chose se fit, mais mes francs-tireurs, se glissant par la porte de derrière, soudain disparurent. Je fis feu dans leur direction, sans résultat. J’avais pourtant fait cerner la maison, ils ne pouvaient par conséquent s’échapper. Je fis aussitôt fouiller la baraque, ce fut en vain ; les sentinelles ont-elles eu un moment de distraction, je ne sais, toujours est-il que les oiseaux s’étaient envolés.
Uhlan en tenue de campagne devant une ferme.
Après cet incident on alla plus loin.
Aux traces encore fraîches des chevaux, je reconnus qu’un fort parti de cavalerie ennemie était passé par là immédiatement avant nous. Je fis arrêter mes hommes, les enflammai par quelques paroles, et j’eus l’impression que je pouvais compter sur eux et qu’ils feraient leur devoir. Naturellement chacun ne songeait qu’à une attaque possible. Le caractère du Germain le pousse à bondir sur l’ennemi là où il se trouve. On s’élança donc à bonne allure sur les pistes encore fraîches et après une heure de rude course à travers un vallon magnifique, on déboucha dans une clairière à la sortie de la forêt. J’étais bien convaincu que nous allions nous heurter à l’ennemi. Malgré tout mon désir d’en venir aux mains, je me disais : pas d’imprudence ! A droite de l’étroit sentier que nous suivions s’élevait une paroi de rochers escarpés de plusieurs mètres de hauteur. A gauche coulait un petit torrent de montagne, puis venait une prairie large de cinquante mètres, tout entourée de fils de fer barbelés. La trace des chevaux se perdait brusquement de l’autre côté d’un pont dans les broussailles. Ma pointe d’avant-garde était arrêtée par une barricade à la sortie de la forêt.
Je compris que j’étais tombé dans une embuscade. On voyait des mouvements suspects à ma gauche dans les fourrés derrière la prairie. Des cavaliers ennemis au nombre d’une centaine environ avaient mis pied à terre. Il n’y avait rien à faire. La route en face était coupée par une barricade, nous avions à droite la muraille de rochers, et, à gauche, la prairie entourée de fil de fer m’ôtait toute possibilité d’attaque. Nous n’avions plus le temps de descendre de cheval pour combattre à la carabine, il n’y avait plus qu’à battre en retraite. J’aurais pu demander n’importe quoi à mes uhlans, sauf de fuir devant l’ennemi. Quelques-uns ont payé cher leur courage. Au premier coup de fusil répondit un terrible feu rapide de l’autre côté de la forêt, à cinquante ou cent mètres de là.
Des zouaves français préparant une embuscade en Belgique au début du conflit ; on remarquera le téléphoniste accroupit au premier plan.
Mes gens devaient se rallier à moi au signal de ma main levée ; voyant que nous devions tourner bride, je le donnai. L’ont-ils mal interprété, toujours est-il que ma patrouille laissée en arrière, me croyant en danger, accourut au triple galop pour me dégager. Cela se passait dans un étroit sentier de forêt et on peut se figurer la confusion qui en résulta.
Les chevaux et les deux cavaliers qui formaient ma pointe d’avant-garde, effrayés par l’éclat de la fusillade se répercutant dans cette gorge étroite, prient le mors aux dents, et je les vis franchir d’un bond la barricade. Je pense que les hommes ont dû être faits prisonniers, car je n’en ai jamais plus rien su. Je fis volte-face et, pour la première fois de mon existence, donnai des éperons à la brave « Antithésis ». J’eus toutes les peines du monde à faire comprendre à mes uhlans, accourus à mon secours, de n’avoir pas à avancer davantage. Demi-tour et en retraite !
Uhlans essuyant des coups de feu ; leur tenue bleue et la housse sur les chapskas montrent qu’il s’agit là de manœuvres, et non du premier conflit mondial (toile du peintre Döbrich-Steglitz).
A côté de moi galopait mon ordonnance. Son cheval, atteint d’une balle s’abattit tout à coup ; je sautai par-dessus, d’autres chevaux tombèrent autour de moi. C’était un pêle-mêle indescriptible. Je vis seulement que mon ordonnance, tombé sous son cheval apparemment indemne, n’arrivait pas à se dégager. L’ennemi nous avait brillamment surpris. Il nous avait sans doute remarqués dès le début, et, selon l’habitude courante des Français, nous avait tendu une embuscade pour nous attaquer ensuite.
C’est avec joie que deux jours après je retrouvai mon ordonnance, il avait laissé une de ses bottes sous son cheval et avait été obligé de revenir avec un pied nu. Il me raconta comment il s’était sauvé. Il y avait dans le bois au moins deux escadrons de cuirassiers français, ils étaient sortis pour dépouiller les nombreux cadavres de chevaux et les braves uhlans tués. Mon ordonnance avait pu se tirer sans blessure de cette affaire en grimpant le long de la paroi de rochers, à cinquante mètres de hauteur il était tombé complètement épuisé dans un buisson. Deux heures après, lorsque l’ennemi eut regagné son couvert, il avait continué à fuir et au bout de quelques jours il était arrivé à me rejoindre. Je n’ai jamais pu obtenir que peu de renseignements sur le sort de ses camarades. 2
2 Manfred con Richthofen Le corsaire rouge (Plon ; Paris, 1932) pp. 21-24.
Cuirassier français avec le couvre-casque et le couvre-cuirasse de toile destinés à masquer les reflets de ces deux pièces métalliques de l’uniforme.
A la lecture de ce court récit se rapportant à un moment du conflit où la guerre de mouvement ne s’est pas encore enlisée dans la boue sanglante des tranchées, nous pouvons avoir l’impression de parcourir un passage de roman de cape et d’épée. Toutefois, au fil du texte, l’incident de la maison forestière nous ramène aux dures réalités de la guerre et notamment aux exactions commises par les troupes allemandes contre les populations des zones occupées. Ce thème des « atrocités allemandes », largement repris par la propagande alliée, est bien trop vaste pour que nous en parlions au détour de ce petit biller ; aussi conseillons-nous au lecteur intéressé par celui-ci de se reporter à l’excellent petit livre 2 dont il trouvera la couverture ci-dessous.
3 Même si, après l’avoir plusieurs fois consulté, je n’ai toujours pas trouvé le texte des notes qui émaillent cette riche étude…