Le Kaiser et l’équipage du Hohenzollern.
En ce début de vacances d’été, suivons le Kaiser dans l’une de ses croisières d’agrément sur le Hohenzollern. Grâce au témoignage du Gustave Steinhauer, nous allons voir le souverain et ses invités tuer le temps et les marins du bâtiment se débrouiller pour bénéficier discrètement du confort impérial…
Le Hohenzollern avait sur le pont supérieur, à tribord, une espèce de cabine ouverte ; il s’y trouvait des chaises pour une vingtaine de personnes. C’est là que l’Empereur réunissait ses hôtes après le dîner, la conversation était très libre et une bonne plaisanterie avait toujours du succès. On buvait du punch et on offrait des cigares. Le matelot qui était chargé de cette tâche – c’était une distinction particulière – portait un plateau retenu à son cou par une courroie ; sur le plateau se trouvaient douze verres pleins de cigares et de cigarettes.
Le Kaiser et ses invités sur le pont supérieur du Hohenzollern.
Bien entendu, le matelot qui jouait le rôle de steward venait d’abord auprès de l’officier de quart et du timonier pour leur offrir un cigare. Mais le maréchal de la cour 1, auquel rien n’échappait et dont l’avarice était connue, le remarqua et le chef steward eut à supporter de longs reproches.
1 August Eulenburg, frère de Botho Eulenburg (ministre de l’intérieur de Prusse de 1878 à 1881 puis ministre-président de Prusse de 1892 à 1894) et cousin de Philippes Eulenburg.
Malgré cela, quelques jours plus tard, le steward qui était de mes hommes, vint à moi et m’offrit des cigares. Bien que l’eau me vînt à la bouche, je refusai : « Prenez donc, timonier, me dit-il, un cigare du premier verre, ce sont des « upman » 2, la meilleure qualité que nous ayons, et ce sont les seuls que le maréchal de la cour fume. » Comme j’hésitais encore, il prit tranquillement cinq cigares, les posa sur la table de la chambre des cartes, sortit de sa poche cinq cigares semblables et me dit :
2 Fabrique de cigares toujours en activité fondée en 1844 par le banquier allemand Herman Upmann ; on lui attribue l’idée de vendre les cigares dans des boites en cèdre.
‒ ça va, M. le maréchal de la Cour apprendra à connaître les cigares « Empereur Frédéric » !
Ce tour me causait une grande joie, je posai, sur la table deux des cigares pour l’officier de quart et je fis disparaître les trois autres dans ma poche puis je me plaçai de façon à voir qui allait fumer les cigares à trois pfennings provenant de la cantine de l’équipage. Comme l’Empereur ne fumait pas de gros cigares, il n’y avait rien à redouter de son côté. Le maréchal de la Cour prit le premier cigare, le deuxième M. de Senden-Bibron 3 [sic], le troisième le peintre de marine, Salzmann 4, et le quatrième M. de Scholl 5. Les quatre messieurs appartenaient à l’entourage immédiat de l’Empereur et savaient où se trouvaient les bonnes choses.
3 Gustave Ernst Otto Egon baron von Senden-Bibran (1847-1909) fut chef du cabinet naval impérial de 1889 à 1906.
4 Carl Saltzmann (1847-1923).
5 Friedrich von Scholl (1846-1928) aide de camp du Kaiser.
L’Empereur aimait qu’une des personnes présentes racontât une bonne histoire, mais on ne devait pas interrompre le conteur, il était à peine permis de tousser. Ce soir-là, le comte Görtz 6 raconta cette petite histoire qui n’était pas nouvelle mais qui ne manquait jamais son effet :
6 Emil Friedrich Granz Maximilian comte von Schlitz aussi appelé von Görtz (1851-1914) était un sculpteur très apprécié par le Kaiser.
Le Kaiser (assis au centre avec des lunettes de soleil) et tous les protagonistes de ce trafic de cigare sur le Hohenzollern, à l’exception du prince Henri (photographie tirée Souvenirs du prince Eulenburg Payot, 1934 ; p. 225).
Un comte, appartenant à l’une des plus anciennes familles, et qui était accablé de dettes, allait se remarier pour la troisième fois. Il aurait bien voulu faire un cadeau à sa fiancée mais il n’avait ni argent ni crédit. Il était tristement assis dans une des salles de son château séculaire et réfléchissait aux moyens de se procurer de l’argent. Tout à coup une pensée lui vint. Il sonna. Son vieux domestique Johann, qui avait bercé le comte sur ses genoux, entra. « Johann, commença le comte d’une voix douloureuse, te souviens-tu encore de ma première femme, de la belle comtesse Clotilde ? » « Cher et bon monsieur le comte, comment oublier cet ange à face humaine ? » Le comte respira profondément, des larmes humectèrent ses yeux puis, d’une voix où perçait la douleur contenue : « Johann, te souviens-tu encore du beau collier de perles dont je lui fis cadeau le jour de nos noces ? » « Comment l’oublier, monsieur le comte, tout le monde en parlait. On a vu combien monsieur le comte aimait feu Mme la comtesse quand il a mis dans son cercueil ce collier qu’elle affectionnait d’un amour enfantin. » Il y eut de nouveau un long silence puis le comte poussa un gémissement : « Johann, prends une bougie, descends dans le caveau, ouvre le cercueil et apporte-moi le collier. »
Pâle comme la mort, les genoux fléchissant, Johann quitte la salle pour obéir à l’ordre de son maître. Mais, quelques minutes plus tard, il reparut encore plus pâle, couvert de poussière et de toiles d’araignées. « Monsieur le comte, dit-il d’une voix blanche, j’ai ouvert le cercueil mais à l’instant où j’ai touché Mme la comtesse pour m’emparer du collier, Mme la comtesse est tombée en poussière… et puis… et puis, je me suis enfui ! »
Alors il se passa quelque chose d’effrayant : Le comte se leva, sortit d’un buffet deux verres et une bouteille de cognac, il remplit un verre jusqu’au bord, l’autre à moitié, il but celui qui était plein et, tendant l’autre à son serviteur, il dit d’une voix accablée : « Bois, Johann, puis va dans la cuisine, prends-y un tamis, descends dans le caveau et tamise la comtesse mais rapporte-moi le collier de perles. »
L’histoire, dont la pointe devait être dirigée contre un comte qui était présent et dans la famille duquel devait s’être passé quelque chose de semblable, était terminée. A peine avait-on fini de rire que l’Empereur se tourna vers Senden et lui dit avec indignation :
‒ Senden, qu’est-ce que vous fumez là ? vous empestez l’atmosphère. Prenez donc un autre cigare.
Le steward approcha et Senden, désireux de prendre le meilleur cigare, puisa dans le premier verre. Il n’y avait plus que deux cigares, l’authentique « upman » et un « Empereur Frédéric ». Il prit ce dernier, le coupa, l’alluma, en tira une bouffée et le lança par-dessus bord puis s’adressant au maréchal de la Cour il lui fit sans doute des représentations à ce sujet, car le maréchal indigné fit signe au steward d s’approcher, s’empara du dernier cigare et le tint sous le nez de Senden en lui expliquant que c’étaient les meilleurs cigares du monde. Lui-même s’était trouvé mal en fumant mais comme il ne savait pas pourquoi il avait continué à fumer. Salzmann avait jeté le sien sous la table et l’avait éteint avec le pied. Scholl avait maugréé et le comte Görtz avait dit méchamment à Senden : « Il y avait certainement un cheveu de petite fille ! »
L’Empereur avait fini par remarquer les chuchotements. Il avait l’habitude d’observer sévèrement son entourage et dès que deux ou trois personnes parlaient ensemble il écoutait et demandait subitement : « De quoi parlez-vous donc ? » Il avait toujours peur qu’on dit du mal de lui et il n’avait pas tort, car, à peine avait-il tourné le dos, ces messieurs commençaient à déblatérer contre lui.
Ayant vu qu’il s’agissait des cigares, il s’adressa au maréchal : « Quelle saleté achetez-vous là ? Vous feriez mieux de vous intéresser à vos affaires… Ou bien faudra-t-il que j’aie un maréchal de la Cour uniquement pour les cigares ? »
Le prince Henri de Prusse (timbre allemand de propagande) ; il porte la casquette de marin à laquelle il a laissé son nom et qu’arbore encore régulièrement l’ancien chancelier Helmut Schmidt.
Ce fut le prince Henri qui sauva la situation. Il s’approcha, s’empara du dernier cigare, l’alluma et dit à l’Empereur : « C’est le meilleur cigare que j’aie jamais fumé ». Le maréchal de la Cour eut un visage radieux et lorsque le comte Philippe Eulenburg fit l’observation qu’il peut se trouver, par hasard, un cheveu dans le meilleur des cigares. L’Empereur mit fin à la discussion en disant : « Toi, tu as une roue de trop dans le cerveau ».
Pendant ce temps je fumais tranquillement mon authentique « upman » derrière la chambre des cartes ; le prince Henri avait raison, c’était vraiment un bon cigare. 7
7 Gustave Steinhauer Le détective du Kaiser (Editions Montaigne ; Paris, 1933) pp. 18-21.