Jules Simon (vignette 388 de la 1ère série des célébrités contemporaines).
Il y a quelque temps de cela, l’un de mes patients et fidèles lecteurs m’a demandé si le Kaiser parlait français. J’aurais pu lui répondre qu’il le parlait comme tous les gens de qualité de mais j’ai préféré attendre de trouver un homme de son époque dont le témoignage ne puisse être remis en cause. J’ai enfin trouvé le témoin idéal en la personne de Jules Simon (1814-1896), adversaire décidé de Napoléon III, ministre de l’éducation publique du gouvernement provisoire en 1870, président du conseil du 12 décembre 1876 au 17 mai 1877 et surtout académicien français depuis le 16 décembre 1875. La dernière mission officielle qui lui fut confiée fut d’être l’un des représentants de la France à la conférence internationale de Berlin sur le Travail en 1890 au cour de laquelle il put régulièrement parler s’entretenir avec l’empereur Guillaume.
Avant de vous parler de sa conversation, je dois vous dire un mot de sa langue ; il parlait français. Facilement ? – Très facilement. – Correctement ? – Très correctement ? – Très correctement ? – Avait-il un accent ? – Pas le moindre. Celui qui de nous deux parlait le plus purement, c’était lui ; car j’ai un peu, très peu, l’accent breton et l’Empereur parle comme un Parisien. Il me demanda en riant comment je trouvais sa prononciation :
– Vous parlez, lui dis-je, comme un Parisien.
– Ce n’est pas étonnant, dit-il, j’ai un ami – il affectionne ce terme en parlant de ses serviteurs, – qui a été mon professeur pendant dix ans et qui est resté ici avec moi ; c’est un Parisien et un puriste ; et m’avez-vous entendu me servir d’une expression peu orthodoxe ? (Je ne suis pas seulement académicien, je suis membre de la Commission du dictionnaire.)
– Une seule fois, lui dis-je.
Je vis qu’il prenait l’alarme.
– Et quand cela ? dit-il.
– Tout à l’heure, quand Votre Majesté a dit : « Nous nous réunissons ici pour godailler. »
– Godailler est français, il est dans le dictionnaire de l’Académie.
– Il est dans le dictionnaire, mais on ne le dit pas à l’Académie, ni dans les salons de l’Académie. 1
1 Le verbe intransitif du 1er groupe « godailler » signifie faire bombance, boire et manger avec excès. S’il fleure un parfum populaire assez désuet, des auteurs comme Gustave Flaubert, Alphonse Daudet ou Roger Martin du Gard l’ont employé.
– Je m’en souviendrai : et c’est la seule fois ?
– Je le jure, Votre Majesté est, comme son professeur, un puriste.
Il parut s’amuser beaucoup de cette bagatelle.
Il me laissa voir ensuite qu’il avait une connaissance approfondie de nos principaux écrivains. Comme je savais qu’il se tient dans la plus grands détails au courant des affaires de l’Etat et de celles de l’armée, et que je voyais sa vie occupée et agitée, je ne pouvais comprendre qu’il trouvât encore du temps pour lire nos romans français ; il m’assura qu’il aimait par-dessus tout la vie de famille, qu’il n’était jamais plus heureux que quand il dînait tranquillement chez lui, comme un bon bourgeois de Berlin, avec sa femme, et qu’il lui lisait un chapitre de roman avant de s’endormir. Il faut bien que cela soit vrai, puisqu’il le dit, quoique cette universalité soit à peine vraisemblable. C’est un esprit qui n’est jamais en repos, qui ne perd jamais une minute, et qui saisit tout avec une étonnante rapidité. Je voulus savoir son avis sur nos écrivains en vogue ; il ne se fit pas prier ; il avait pour le moment une admiration et une antipathie, l’une et l’autre également passionnées. L’admiration était pour M. Ohnet 2, dont il me fit l’éloge en quelques mots, avec le talent d’un critique de profession.
2 Georges Ohnet (1848-1918), écrivain bourgeois – utilisant parfois le pseudonyme de Géorges Hénot – opposé aux naturalistes qui connut un grand succès et de forts tirages.
Timbre français de 1967.
L’antipathie était pour M. Zola ; je dois dire qu’elle était violente.
J’essayai de défendre mon célèbre compatriote en disant que c’était un conteur incomparable et un profond observateur.
– Je veux bien qu’il ait de grandes qualités, me dit l’Empereur ; ce n’est pas à elles qu’il doit ses succès, c’est aux vilenies morales et aux saletés dont il empoisonne ses écrits. Voilà ce que vous préférez en ce moment, ce qui vous charme et ce qui donne aux étrangers le droit de juger sévèrement votre état moral.
Je souffrais beaucoup pendant ce temps-là, et d’autant plus que l’Empereur n’y mettait aucune malveillance, aucun parti pris contre nous.
– On dit qu’il va publier un nouveau livre 3 ; vous allez voir comme il sera dévoré ; toute votre littérature disparaîtra devant ce chef-d’œuvre.
3 Il s’agit de L’argent, 18e roman de la série des Rougon-Macquart, qui paraîtra en 1891. On remarquera avec intérêt que le Kaiser avait le même avis que le futur général de Gaulle sur Zola, lequel écrivit que cet auteur "avait vraiment le génie de l'ordure" (cité par Frédérique Neau-Dufour in Dans la bibliothèque de nos présidents - Tallandier; Paris, 2020 - p.43).
Je me hasardai à dire qu’on le lirait aussi à Berlin :
– Avec dégoût, dit l’Empereur, et par curiosité ; il n’aura ici que des lecteurs très clairsemés ; il sera chez vous dans les mains de tout le monde.
Il se trompait : je visitai le lendemain les vitrines des grandes librairies ; on n’y voyait que Zola ; on avait fait disparaître, momentanément, tous les autres livres pour le mieux mettre en évidence. J’appris que plusieurs grandes maisons avaient renouvelé leur commande par le télégraphe. J’ai su, depuis, que la vogue n’avait pas été moindre à Londres. 4
4 Jules Simon Quatre portraits (Calmann-Lévy ; Paris, 1896) pp. 239-244 – il s’agit pour la partie citée de la reprise d’un article initialement paru dans la Revue de Paris du 1er août 1894.
Dictionnaire franco-allemand (photographie tirée de la page web https://s-media-cache-ak0.pinimg.com/736x/a7/4f/b7/a74fb71eb9aa383aff2a3689fd0d1b56--mole-antique-books.jpg)