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9 juillet 2017 7 09 /07 /juillet /2017 08:38
118 - Sprechen Sie französisch ?

Jules Simon (vignette 388 de la 1ère série des célébrités contemporaines).

Il y a quelque temps de cela, l’un de mes patients et fidèles lecteurs m’a demandé si le Kaiser parlait français. J’aurais pu lui répondre qu’il le parlait comme tous les gens de qualité de mais j’ai préféré attendre de trouver un homme de son époque dont le témoignage ne puisse être remis en cause. J’ai enfin trouvé le témoin idéal en la personne de Jules Simon (1814-1896), adversaire décidé de Napoléon III, ministre de l’éducation publique du gouvernement provisoire en 1870, président du conseil du 12 décembre 1876 au 17 mai 1877 et surtout académicien français depuis le 16 décembre 1875. La dernière mission officielle qui lui fut confiée fut d’être l’un des représentants de la France à la conférence internationale de Berlin sur le Travail en 1890 au cour de laquelle il put régulièrement parler s’entretenir avec l’empereur Guillaume.

 

Avant de vous parler de sa conversation, je dois vous dire un mot de sa langue ; il parlait français. Facilement ? – Très facilement. – Correctement ? – Très correctement ? – Très correctement ? – Avait-il un accent ? – Pas le moindre. Celui qui de nous deux parlait le plus purement, c’était lui ; car j’ai un peu, très peu, l’accent breton et l’Empereur parle comme un Parisien. Il me demanda en riant comment je trouvais sa prononciation :

– Vous parlez, lui dis-je, comme un Parisien.

– Ce n’est pas étonnant, dit-il, j’ai un ami – il affectionne ce terme en parlant de ses serviteurs, – qui a été mon professeur pendant dix ans et qui est resté ici avec moi ; c’est un Parisien et un puriste ; et m’avez-vous entendu me servir d’une expression peu orthodoxe ? (Je ne suis pas seulement académicien, je suis membre de la Commission du dictionnaire.)

– Une seule fois, lui dis-je.

Je vis qu’il prenait l’alarme.

– Et quand cela ? dit-il.

– Tout à l’heure, quand Votre Majesté a dit : « Nous nous réunissons ici pour godailler. »

– Godailler est français, il est dans le dictionnaire de l’Académie.

– Il est dans le dictionnaire, mais on ne le dit pas à l’Académie, ni dans les salons de l’Académie. 1

1 Le verbe intransitif du 1er groupe « godailler » signifie faire bombance, boire et manger avec excès. S’il fleure un parfum populaire assez désuet, des auteurs comme Gustave Flaubert, Alphonse Daudet ou Roger Martin du Gard l’ont employé.

– Je m’en souviendrai : et c’est la seule fois ?

– Je le jure, Votre Majesté est, comme son professeur, un puriste.

Il parut s’amuser beaucoup de cette bagatelle.

Il me laissa voir ensuite qu’il avait une connaissance approfondie de nos principaux écrivains. Comme je savais qu’il se tient dans la plus grands détails au courant des affaires de l’Etat et de celles de l’armée, et que je voyais sa vie occupée et agitée, je ne pouvais comprendre qu’il trouvât encore du temps pour lire nos romans français ; il m’assura qu’il aimait par-dessus tout la vie de famille, qu’il n’était jamais plus heureux que quand il dînait tranquillement chez lui, comme un bon bourgeois de Berlin, avec sa femme, et qu’il lui lisait un chapitre de roman avant de s’endormir. Il faut bien que cela soit vrai, puisqu’il le dit, quoique cette universalité soit à peine vraisemblable. C’est un esprit qui n’est jamais en repos, qui ne perd jamais une minute, et qui saisit tout avec une étonnante rapidité. Je voulus savoir son avis sur nos écrivains en vogue ; il ne se fit pas prier ; il avait pour le moment une admiration et une antipathie, l’une et l’autre également passionnées. L’admiration était pour M. Ohnet 2, dont il me fit l’éloge en quelques mots, avec le talent d’un critique de profession.

2 Georges Ohnet (1848-1918), écrivain bourgeois – utilisant parfois le pseudonyme de Géorges Hénot – opposé aux naturalistes qui connut un grand succès et de forts tirages.

118 - Sprechen Sie französisch ?

Timbre français de 1967.

L’antipathie était pour M. Zola ; je dois dire qu’elle était violente.

J’essayai de défendre mon célèbre compatriote en disant que c’était un conteur incomparable et un profond observateur.

– Je veux bien qu’il ait de grandes qualités, me dit l’Empereur ; ce n’est pas à elles qu’il doit ses succès, c’est aux vilenies morales et aux saletés dont il empoisonne ses écrits. Voilà ce que vous préférez en ce moment, ce qui vous charme et ce qui donne aux étrangers le droit de juger sévèrement votre état moral.

Je souffrais beaucoup pendant ce temps-là, et d’autant plus que l’Empereur n’y mettait aucune malveillance, aucun parti pris contre nous.

– On dit qu’il va publier un nouveau livre 3 ; vous allez voir comme il sera dévoré ; toute votre littérature disparaîtra devant ce chef-d’œuvre.

3 Il s’agit de L’argent, 18e roman de la série des Rougon-Macquart, qui paraîtra en 1891. On remarquera avec intérêt que le Kaiser avait le même avis que le futur général de Gaulle sur Zola, lequel écrivit que cet auteur "avait vraiment le génie de l'ordure" (cité par Frédérique Neau-Dufour in Dans la bibliothèque de nos présidents - Tallandier; Paris, 2020 - p.43).

Je me hasardai à dire qu’on le lirait aussi à Berlin :

– Avec dégoût, dit l’Empereur, et par curiosité ; il n’aura ici que des lecteurs très clairsemés ; il sera chez vous dans les mains de tout le monde.

Il se trompait : je visitai le lendemain les vitrines des grandes librairies ; on n’y voyait que Zola ; on avait fait disparaître, momentanément, tous les autres livres pour le mieux mettre en évidence. J’appris que plusieurs grandes maisons avaient renouvelé leur commande par le télégraphe. J’ai su, depuis, que la vogue n’avait pas été moindre à Londres. 4

4 Jules Simon Quatre portraits (Calmann-Lévy ; Paris, 1896) pp. 239-244 – il s’agit pour la partie citée de la reprise d’un article initialement paru dans la Revue de Paris du 1er août 1894.

118 - Sprechen Sie französisch ?

Dictionnaire franco-allemand (photographie tirée de la page web https://s-media-cache-ak0.pinimg.com/736x/a7/4f/b7/a74fb71eb9aa383aff2a3689fd0d1b56--mole-antique-books.jpg)

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commentaires

L
L'un des axes de la politique étrangère de von Bulöw était de faire de l'Allemagne une puissance respectée mais pacifique :<br /> 1/ Vis à vis de l'Angleterre, il était partisan d'un accord naval de limitation réciproque à condition que les anglais y mettent les formes et renoncent partiellement à leur two powers standard, partisan également de la construction de croiseurs d'escorte (protection de la flotte de commerce) plutôt que de grandes unités "lourdes" (qui précisément indisposaient l'Angleterre en menaçant - sur le long terme - sa supériorité en "flotte de bataille")<br /> 2/ Vis à vis de la France, bien que probablement convaincu (au moins intimement, ses mémoires laissent paraître une allusion voilée à ce sujet) que l'annexion de l'Alsace Lorraine en 1870 avait été une erreur politique de Bismarck sur le long terme, il pensait la réconciliation impossible du fait même de cette annexion ; il n'envisageait qu'une politique de prudence et de défense, en escomptant qu'avec le temps la France se résignerait (et il n'était bien entendu absolument pas partisan d'une violation de la neutralité Belge dans un conflit Franco-Allemand)<br /> 3/ Vis à vis de la Russie, il prônait l'entente la plus pacifique possible malgré l'alliance franco-russe, elle même générée par le non renouvellement du traité de réassurance entre les empereurs (non renouvellement déclenché- belle sottise- par Guillaume II)<br /> 4/ Vis à vis de l'Autriche-Hongrie, il était partisan d'un maintien d'alliance avec cet Etat mais surtout pas au point de suivre les Austro-Hongrois dans une guerre balkanique : il lui semblait (avec raison comme l'Histoire l'a montré) que là était un danger mortel pour l'Empire Allemand de l'époque, qui devait selon lui, tout en renforçant sa puissance, ne surtout pas s'aventurer dans une guerre car le temps et le long terme jouaient en sa faveur (croissance économique extraordinaire pour l'époque, croissance démographique très importante, modernisation de l'économie et de la société, notamment sur le plan social : l'Allemagne de l'époque était un des États les plus avancés d'Europe, sinon le plus avancé, sur les questions sociales). Le malheur a voulu que son souverain soit un homme immature, maladroit, avec lequel le dernier qui parlait avait raison, un homme qui attachait une importance démesurée à l'apparence de la force sans être réellement lui-même un caractère "fort", en réalité un homme au contraire plutôt faible et incapable de gérer des conflits.
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L
Si la personnalité de Guillaume II vous intéresse, vous lirez avec intérêt les 3 premiers tomes des mémoires de son chancelier Bernhard von Bulöw (1897-1919) : elles fourmillent de détails très intéressants (éditions Librairie Plon - 19130-1931) : un portrait sans concession de Guillaume II, à la fois positif (loin de l'image grandiloquente de "criminel" qui est restée du fait de la propagande Alliée entre 1914 et 1918), mais aussi fort intéressant sur le plan politique : Guillaume II, l'anti machiavel absolue, ou l'art de perdre par maladresse, fatuité et immaturité un empire moderne, socialement très avancé pour l'époque et aussi florissant que l'Allemagne moderne actuelle (bien que pourvu d'une société civile encore immature politiquement, et affligé d'un poids socio-culturel très excessif de l'armée). Si Bulöw, chancelier conservateur mais modéré et homme aussi pragmatique qu'intelligent était resté chancelier après 1909 (il avait l'âge de l'être au moins jusque dans les années 20), le destin de l'Europe aurait été profondément différent car l'une de ses visées, sans remettre en cause le principe de la non responsabilité du chancelier devant le Reichstag (ce qui faisait du système constitutionnel allemand de l'époque une sorte de système présidentiel, toutes proportions gardées naturellement), était de faire en sorte que de plus en plus de parlementaires accèdent à des fonctions ministérielles
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