Monument à la mémoire de Georges Guynemer érigé à Poelcapelle.
Il y a cent ans Georges Guynemer disparaissait au-dessus de Poelcapelle en Belgique. Afin de lui rendre hommage, cédons la plume à l’un de ses adversaires : l’as allemand Ernst Udet.
Cette 15e escadrille de chasse, issue de l’ancien groupe de combat d’Habsheim, ne compte plus aujourd’hui que 4 appareils, 3 adjudants et moi-même, comme chef d’escadrille 1. Nous sortons presque toujours seuls. C’est le seul moyen pour nous de faire face aux besoins du service.
Le front est très actif. On dit que ceux d’en face préparent une offensive. Tous les jours, les ballons captifs se balancent en longues théories dans le ciel d’été, comme une guirlande de nuages ventrus. Si seulement l’un d’eux pouvait éclater. Cela servirait d’avertissement aux autres, et cela ferait toujours un de moins.
1 Son chef d’escadrille, Heinrich Gontermann (1896-1917), avait obtenu une permission de quatre semaines après avoir été décoré de l’Ordre Pour le Mérite le 14 mai 1917.
Je décolle un matin de bonne heure, pour avoir le soleil dans le dos et me laisser tomber sur le ballon en profitant de l’éblouissement des guetteurs. Je suis rarement monté aussi haut. L’altimètre indique cinq mille mètres. L’air est léger et glacial.
Au-dessous de moi, le monde ressemble à un énorme aquarium. Au-dessus de Liervald, où Reinhold a été tué, un avion d’observation ennemi décrit patiemment des cercles. On dirait une puce d’eau qui rame laborieusement sur une surface d’air.
Soudain, à l’ouest, un point noir se rapproche rapidement. D’abord minuscule, je le vois grossir très vite. C’est un Spad, un chasseur ennemi. Un solitaire des hauteurs, comme moi en quête d’une proie. Je me cale solidement sur mon siège, il y a du combat dans l’air.
Nous nous rencontrons à la même hauteur et nos appareils, lancés l’un contre l’autre, se frôlent au passage en vrombissant.
Virage à gauche de part et d’autre. L’avion de l’autre est brun clair et brille au soleil. Alors commence la chasse en cercle. Vu du sol, cela doit ressembler aux poursuites amoureuses d deux gros rapaces, mais ici on joue avec la mort. Le premier qui a l’adversaire dans le dos est perdu. Car le monoplace, avec ses mitrailleuses fixes, ne peut tirer que devant lui. Vers l’arrière, il est sans défense.
Plusieurs fois nous passons en trombe si près l’un de l’autre que je distingue clairement sous le casque de cuir un visage mince et pâle. Sur le fuselage, entre les ailes, il y a un mot en lettres noires. Lorsqu’il passe pour la cinquième fois – si près que je suis secoué par le souffle de son hélice – je déchiffre : « Vieux »… C’est Guynemer.
C’est vrai. Il n’y en a qu’un chez eux sur ce front pour voler de la sorte. Guynemer, qui a abattu trente Allemands, Guynemer qui chasse toujours seul, qui s’adosse au soleil pour plonger sur l’adversaire, le liquide en l’espace d’une seconde et disparaît.
Je sais que ce sera un combat à mort.
J’exécute un demi-looping pour pouvoir fondre sur lui. Il a tout de suite compris et amorce également un looping. J’essaie un tonneau, Guynemer en fait autant.
A un moment donné, de l’intérieur du virage, il me tient quelques secondes sous son feu. Une grêle de balles crépite et transperce le plan porteur droit, sous le choc, les mâts rendent un son clair.
J’essaie tous les moyens : virages très serrés, tonneaux, glissements latéraux. Mais rapide comme l’éclair, il devine chacun de mes mouvements et la riposte arrive, elle aussi, avec la rapidité de l’éclair. Peu à peu, je m’aperçois qu’il m’est supérieur. Ce n’est pas seulement la machine qui est meilleure. L’homme qui pilote est aussi plus fort que moi. Mais je poursuis le combat.
Encore un virage. Un instant, il fait une embardée dans mon champ de tir. Je presse le bouton, sur le manche à balai… la mitrailleuse est muette… enrayée.
De la main gauche, je continue à tenir le manche et, de la droite, j’essaie de désenrayer. Peine perdue. La mitrailleuse reste bloquée.
Je pense un moment m’échapper en piqué. Mais avec un adversaire de cette trempe, je n’aurais aucune chance d’en sortir, il me tomberait aussitôt sur le dos et me démolirait sans merci.
Nous continuons à décrire nos cercles. Une course merveilleuse, si l’enjeu n’était pas aussi gros. Jamais encore je n’ai rencontré un ennemi d’une telle habileté tactique. Pendant quelques secondes, j’oublie que l’autre, là-bas, c’est Guynemer. J’ai l’impression d’être à l’entraînement avec un vieux camarade au-dessus de notre terrain. Mais l’impression est de courte durée.
Pendant huit minutes, nous tournons en rond ; ce sont les plus longues minutes de ma vie.
Le voilà maintenant qui passe juste au-dessus de moi, la tête en bas. J’ai lâché un instant le manche à balai et je martèle ma mitrailleuse à deux poings. C’est un procédé rudimentaire, mais qui réussit parfois.
Guynemer a observé de mouvement de là-haut, il doit l’avoir remarqué et il sait à présent où j’en suis. Il sait que la proie est à sa merci.
De nouveau, il vient raser ma tête, l’appareil à peu près retourné. C’est alors que se produit une chose inouïe :
Il étend le bras et me fait signe, un tout petit signe de la main, puis il plonge et disparaît en direction de l’ouest, du côté du front français.
Je rentre à la base, je suis comme étourdi.
Il y a des gens qui disent que Guynemer avait lui-même sa mitrailleuse enrayée. D’autres prétendent qu’il a eu peur, que, de désespoir, je ne l’abord en plein vol. mais je n’en crois rien. Je crois qu’aujourd’hui encore, l’esprit de l’ancienne chevalerie n’est pas complètement mort. Et c’est pourquoi je dépose cette couronne tardive sur la tombe inconnue de Guynemer. 2
2 Ma vie et mes vols (Flammarion ; Paris, 1955) pp. 52-55.