Le SMS Niobé.
Les princes Guillaume et Henri de Prusse partageaient le même goût pour la marine et les navires. Toutefois, à la différence de son aîné qui était destiné à occuper un jour le trône, le prince Henri pu concrétiser cet amour en faisant carrière dans la marine impériale allemande. Dans ses mémoires,le Kaiser nous a laissé le récit de la première nuit passée en 1877 par lui-même et son frère sur un bâtiment de guerre allemand.
A Kiel eut lieu l’admission de mon frère à bord du vaisseau-école Niobé, frégate à voile achetée jadis en Angleterre 1. Devant les officiers et l’équipage, rassemblés sur le pont, des allocutions furent prononcées par mon père et par l’amiral von Stosch 2. Comme Henri se sentait très seul et abandonné, je résolus, après un entretien avec le capitaine-lieutenant baron von Seckendorff 3, qui était de service auprès de lui, de passer avec lui la première nuit à bord. Nous nous présentâmes au commandant, le capitaine de vaisseau Ulffers, et occupâmes, Henri et moi, une petite cabine, près de celle de Seckendorff. Le temps était humide et froid et la cabine n’était pas chauffée. La question de l’aménagement de nuit fut résolue par Henri de la façon suivante : en sa qualité de véritable marin, il devait naturellement dormir dans le hamac tandis que j’occuperais sa petite couchette. De cette position plus sûre, je pouvais commodément observer la « mise au hamac » de mon frère. Après plusieurs essais infructueux, il réussit en utilisant divers artifices de gymnastique, et avec l’aide finale d’un fauteuil, à se glisser dans ce meuble branlant où il s’enveloppa d’une épaisse couverture appartenant à Seckendorff. On fit l’obscurité et je m’endormis. Après un certain temps, j’eus l’impression de ressentir une forte pression sur ma poitrine et de manquer d’air, comme si quelqu’un se tenait debout sur mon corps. A ma question, murmurée d’une voix endormie, Henri répondit – car personne d’autre que lui n’était la cause de mon écrasement – avec une voix plaintive : « Où est on plaid ? je cherche mon plaid », et il continua sa promenade sur ma personne. Seckendorff, appelé par moi au secours, fit alors irruption avec une lumière, et ne fut pas peu étonné de voir mon frère, en léger costume et grelottant de froid, debout sur le bord de la couchette. Avec quelque peine Seckendorff pratiqua la remise du jeune marin dans son hamac oscillant et une paix profonde régna de nouveaux dans la cabine.
1 Frégate mise à l’eau à Portsmouth en 1849 qui fut vendue à la marine royale prussienne en 1861
2 Albrecht von Stosch (1818-1896) était en fait général, ce qui ne l’empêcha pas d’être chef de la toute nouvelle Amirauté de 1872 à 1883.
3 Albert Evan Edwin Reinhold von Seckendorff (1849-1921).
Le lendemain matin, je me dressai effrayé, car, tout près de nous, dans la batterie, séparée seulement de notre cabine par une mince cloison de bois, le tambour battait le réveil et le clairon sonnait de toutes ses forces. Définitivement éveillé, je me rendis immédiatement sur le pont, que je parcourus au trot, d’un bout à l’autre, dans l’air froid du matin, pour essayer de me réchauffer, puis je me sentis une faim de loup. Je courus rapidement chez Seckendorff pour lui demander comment et où on pouvait obtenir à déjeuner. Sur mon chemin je rencontrai alors un matelot portant du café bouillant et des petits pains, et lorsque je lui demandai : « Est-ce là le déjeuner ? » et qu’il me répondit : « A vos ordres, Altesse royale », j’entraînai plein de joie le messager dans notre cabine où il fut également salué par Henri avec une impétueuse jubilation. Nous nous jetâmes avec frénésie sur le déjeuner et Seckendorff dut encore s’occuper d’obtenir un supplément. Lorsque après l’engloutissement final du dernier petit pain nous nous rendîmes sur le pont, Henri se mit aux ordres du capitaine Ulffers. J’eux alors l’impression qu’il se montrait quelque peu mal disposé et morose. Seckendorff eut plus tard l’occasion de confirmer mon observation lorsque je lui demandai pourquoi, et m’en fit connaître la cause : j’avais pris par erreur le courrier du capitaine pour l’ordonnance du mess des officiers et, de cette façon, avait été englouti dans l’estomac d’Henri et dans le mien le déjeuner qui lui était destiné, puis enfin, lorsque Seckendorff s’était préoccupé d’un supplément immédiat de nourriture, il avait absorbé les dernières réserves du capitaine de sorte que le pauvre homme était resté lui-même sans déjeuner. Le maître d’hôtel n’avait pas tenu compte de ma présence et, avant tout, n’avait pas envisagé la possibilité que deux princes prussiens puissent donner la preuve d’un pareil appétit !
Telle fut l’histoire de la première nuit qu’Henri et moi passâmes à bord d’un navire de guerre allemand. 4
4 Guillaume II Souvenirs de ma vie (Paris ; Payot, 1926) pp. 174-176.