Rencontre de l’empereur Guillaume II et de l’ex-président Roosevelt en 1910.
Intoxiqués par la propagande massive et constante des Etats-Unis, largement relayée par nombre d’auteurs anglo-saxons et par la faiblesse de nos connaissances sur le sujet, beaucoup d’entre nous sont persuadés que c’est l’Amérique qui a gagné la première guerre mondiale. C’est oublier un peu vite que les USA ne sont rentrés dans le conflit que le 6 avril 1917, que leurs premières troupes n’ont débarqué en Europe que le 13 juin de la même année (arrivée à Boulogne de 177 militaires) et qu’ils n’ont vraiment commencé à combattre qu’à compter du printemps 1918 ; d’où le fait que le total de leurs pertes, en dépit d’un envoi massif de troupes, est largement inférieur à celui de la seule petite armée serbe.
Robert Lansing (portrait tiré de sa notice wikipédia).
C’est aussi oublier qu’avant le 6 avril 1917 les Etats-Unis avaient déclaré leur neutralité dans le conflit (le maintien de cette neutralité ayant d’ailleurs constitué le grand argument de Woodrow Wilson lors de la campagne électorale de 1916 pour sa réélection à la présidence), ne se préoccupant que de pouvoir commercer avec tous les belligérants et de s’assurer qu’ils seraient plus tard remboursés des prêts qu’ils leurs avaient consentis. Robert Lansing 1, pourtant hostile à l’Allemagne – comme l’on pourra facilement s’en rendre compte – s’en ouvre clairement dans ses mémoires :
1 Robert Lansing (1864-1928) fut secrétaire d’Etat du 24 juin 1915 au 13 février 1920.
Il me semblait que quiconque avait suivi le cours des événements depuis le mois d’août 1914, et analysé avec impartialité les desseins du gouvernement allemand, tels qu’ils transparaissaient dans ses actes et ses paroles, ne pouvaient conserver le moindre doute au sujet de leur conséquence, c’est-à-dire de l’obligation pour les Etats-Unis de prendre part, en définitive, à la lutte mondiale. Mais cette certitude que j’avais acquise, je ne la trouvais pas dans l’esprit de tous les membres qui faisaient avec moi partie du gouvernement. Plusieurs d’entre eux espéraient, et je pense, croyaient même, que les Etats-Unis ne seraient pas entraînés dans ce conflit. Le président caressait, à coup sûr, cette illusion, témoins son attachement à la neutralité la plus stricte, alors que les faits l’eussent justifié d’y renoncer 2, et aussi ses efforts pour jouer le rôle d’arbitre dans le rétablissement de la paix entre les belligérants avant qu’une décision militaire eût été obtenue.
2 Le torpillage du paquebot Lusitania le 7 mai 1915 déclencha notamment une vaste campagne d’hostilité envers l’Allemagne aux Etats-Unis, sans toutefois réussir à faire pencher l’opinion publique vers la guerre.
Les dispositions qu’on remarquait chez les principales personnalités du gouvernement étaient encore plus générales et plus évidentes parmi les membres du Sénat et de la Chambre des représentants qui appuyaient, ave force, notre politique de neutralité. L’annonce ouverte d’une politique étrangère du gouvernement, désormais fondée sur la présomption que les Etats-Unis seraient appelés à déclarer un jour la guerre à l’Allemagne, eût été, par conséquent, une grande faute même si le président s’était laissé gagner à cette façon d’agir. Mais, je suis bien convaincu qu’il ne l’envisageait pas durant l’été de 1915 et qu’il ne l’envisagea à aucun moment avant le mois de mars 1917. 3
3 Mémoires de guerre (Editions de la Nouvelle Revue Critique ; Paris, 1936) pp 18-19.
Le Kaiser s’entretenant avec des officiers américains avant la guerre.
Mieux encore, la popularité du Kaiser resta vive dans une partie de la population américaine en 1915, comme se plait à le rappeler Poultney Bigelow non sans faire de sages remarques sur la politique…
Mon métier est d’être Américain et celui de Guillaume II, d’être Empereur d’Allemagne ; à lui, comme homme, je conserve de la reconnaissance pour l’amitié qu’il a témoignée, et je m’incline devant ses talents : j’ai cependant conscience de n’avoir jamais dit ou imprimé un mot dont il n’eût pu tirer profit s’il lui avait été répété.
Certains Américains, parmi lesquels quelques officiers de l’armée et de la marine ont conservé une telle impression de l’unique apparition qu’ils ont faite à la cour impériale, qu’ils en sont devenus pro-Allemands ; et afin de prouver leur supériorité sociale, ils croient devoir remplir leurs chambres de photographies du Kaiser : une expérience plus variée les guérirait de cette maladie.
Nous, Américains, nous pensons que République est synonyme de liberté et de justice, et ce n’est pas toujours vrai. Les démocraties nous donnent dix mille maîtres, chacun d’eux plus coûteux que bien des monarques d’Europe. L’Angleterre est nominalement une monarchie et cependant à Londres, un Américain trouve plus de liberté individuelle et de droit commun qu’à New-York ou à Chicago. Pour moi, je préfère un despote raisonnable à un président démagogue. Il n’y a pas au monde de meilleurs représentants de l’idéal national et patriotique que les rois de Belgique, d’Angleterre et d’Italie ; en fait, chacun d’eux a moins de puissance politique que le Président américain, et cependant chacun d’eux est maître de droit divin. Ces Souverains travaillent pour l’avenir de leur nation tandis que nos présidents travaillent pour… leur élection.
Chez nous Guillaume II est populaire, bien qu’il ait déclaré une guerre sans précédent par sa traîtrise et sa barbarie ; ce fait même nous montre qu’un monarque absolu, en manipulant adroitement la presse, l’université, l’école et l’énorme mécanisme du patronage impérial peut, dans le cours d’une seule génération, amener le sentiment public à pardonner toute action entreprise au nom du patriotisme. 4
4 Mes souvenirs de Prusse (Librairie Payot et Cie ; Paris, 1917) pp. xv-xvii.
Vignette publicitaire rappelant les deux voyages commerciaux du sous-marin cargo Deutschland aux Etats-Unis en 1916.