194 Jenny au service de l'Allemagne

Cliché tiré de : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:An_elephant_walking._Photogravure_after_Eadweard_Muybridge,_Wellcome_V0048775.jpg?uselang=fr.

Cette histoire commence sans que l’on sache vraiment où ni quand, la gent éléphantesque n’étant pas précisément connue pour la précision de son état civil… Quoi qu’il en soit, cet éléphanteau femelle baptisée Jenny entra officiellement dans l’histoire en 1904 au zoo de Hambourg alors dirigé par Carl Hagenbeck ¹. Peut-être faisait-elle partie d’un lot d’animaux convoyé par bateau depuis les Indes par Lorenz Hagenbeck ² et fut-elle la victime en cours de route d’un problème embarrassant…

¹ Carl Gottfried Heinrich Hagenbeck (1844-1913), directeur de cirque puis marchand d’animaux, inventeur d’une méthode de dressage en douceur ainsi que du concept de cage « sans barreau », organisateur d’exhibitions de représentants des peuples extra-européens.

² Lorenz Hagenbeck (1882-1956), fils cadet de Carl Hagenbeck.

Vers la fin du voyage, – l’Ehrenfels remontait déjà la Manche, – un petit éléphant souffrit soudain de graves coliques. Tous les remèdes utilisés ordinairement pour les chevaux se montrèrent inefficaces. Je me souviens alors de l’embarquement à Calcutta. La sangle fut passée sous le ventre de l’animal et je le fis soulever, à l’aide du treuil, à une trentaine de centimètres, puis je le fis frapper avec des perches de bambou par les deux Hindous. Ces coups ne lui causèrent pas de mal, mais produisirent l’effet désiré : l’éléphant, terrorisé, se vida avec une violence soudaine. Le résultat m’enchanta. L’obstruction disparue, l’appétit revint aussitôt, mais j’imposai la diète. Vers midi, je donnai au petit animal un grand seau plein d’eau chaude où j’avais versé une bouteille de rhum avec une quantité de sucre adéquate. Ce ne fut pas sans jalousie que les matelots regardèrent l’éléphant absorber ce grog. ³

³ Lorenz Hagenbeck Ces bêtes que j’aimais tant (Presses de la cité, Paris ; 1956) pp. 45-46.

Après avoir dignement rempli son rôle dans le zoo de son propriétaire avant 1914 Jenny dût elle aussi faire face aux conséquences de la déclaration de guerre. Ainsi fut-elle mobilisée à son tour et arriva-t-elle à la gare d’Avesnes le 26 janvier 1915. Lorenz Hagenbeck décrit avec verve et un sens tout germanique des précisions chiffrées les services rendus par l’animal…

Presque tous nos gardiens et capteurs ⁴ se trouvaient également sous les drapeaux.

⁴ Néologisme utilisé pour désigner les représentants de Carl Hagenbeck chargés de se procurer et de convoyer les animaux capturés.

L’un d’eux se distingua particulièrement : Matthias Walter, notre vieux « Jack un Bünx » (« diable à ressort »), qui avait jadis doublé le cap de Bonne-Espérance avec moi, sur le bateau chargé de dromadaires ⁵. Il est entré dans l’histoire avec son éléphant domestique Jenny.

⁵ Lors de la révolte des Herreros le gouvernement allemand avait chargé Carl Hagenbeck de fournir 2.000 dromadaires aux troupes chargées de la réprimer.

Il se trouvait à bord de l’Axenfels, avec onze éléphants, dans la mer Rouge, en route vers l’Allemagne, lorsque le radio du bord apporta sur la passerelle l’annonce de la déclaration de guerre. Le capitaine se dirigea aussitôt, à toute vapeur, vers le port italien de Massaouah ⁶, alors neutre. Les éléphants furent ultérieurement embarqués sur un cargo italien qui les conduisit à Brindisi, d’où ils rallièrent Hambourg par le chemin de fer.

⁶ Port érythréen occupé par les Italiens depuis 1885.

Matelot de la marine impériale (vignette publicitaire de la firme Waldorf-Bilder-Beilagen).

Deux jours plus tard, Walter revêtait l’uniforme de la marine impériale à Wilhelmshaven, échangeant son croc à éléphant contre un fusil. Cinq mois après, à Middelkerke ⁷, sur la côte belge, il reçut l’ordre, émanant du Haut Commandement, de revenir à Stellingen ⁸ pour prendre l’éléphante domestique Jenny. Celle-ci avait été reconnue capable de rendre des services de guerre. Bientôt « Jack un Bünx » – pardon, le maître de manœuvre Matthias Walter – et Jenny, munie de son harnais, montaient dans un wagon, à destination du front de l’ouest.

⁷ Port belge de Flandre-Occidentale, alors occupé par les troupes allemandes.

⁸ Quartier de Hambourg situé dans l’arrondissement de d’Eimsbüttel dans lequel Carl Hagenbeck avait installé son Tierpark Hagenbeck où les visiteurs pouvaient découvrir les animaux installés sur des plateaux sans barreaux entourés de fossés les séparant du public.

A la gare d’Avesnes, au sud de Maubeuge, les soldats se payèrent une bonne tranche de rire en voyant, pour la première fois de leur vie, un « col bleu » descendre la rampe de chargement monté sur la nuque d’un éléphant. Il existait donc une « marine de montagne », avec des mules aussi extraordinaires ! Jenny devint rationnaire au camp d’étape de Felleries ⁹, installé dans une grande forêt. Chaque matin, elle se rendait au travail. Des équipes de huit hommes abattaient des arbres, les émondaient, et Jenny intervenait, s’escrimant de la tête et des pattes antérieures pour placer les troncs dans la position la plus favorable à l’enlèvement ; puis elle les traînait jusqu’à la route. Une scierie les transformait ensuite en rondins pour l’étayage des tranchées.

⁹ Commune du département du Nord (59740) dans l’arrondissement d’Avesnes-sur-Helpe.

Cliché tiré de : http://chris59132.canalblog.com/archives/2015/01/28/31316851.html.

L’éléphante amenait ainsi jusqu’à cinquante troncs à cette scierie, dont certains atteignaient une longueur dépassant huit mètres et un poids que douze chevaux ne parvenaient pas à mouvoir. Elle abattait elle-même les arbres d’un diamètre inférieur à quarante-cinq centimètres. Pour cela, elle essayait d’abord, par des secousses, d’ébranler les racines, puis, plaçant ses pattes antérieures et son crâne puissant contre le tronc, arc-boutée sur ses pattes postérieures, elle appuyait de tout son poids de deux tonnes et demie. L’arbre ne se brisait pas, c’étaient les racines qui sautaient, la terre s’entrouvrait et le tronc s’abattait dans un grand bruit de branches fracassées.

Jenny fut engagée comme « bonne à tout faire » partout où l’on avait besoin d’elle. Les Français avaient jeté une automobile dans un ravin profond, pour que l’ennemi ne pût s’en servir. Jenny l’en sortit. Une colonne de transports s’embourbait-elle, son intervention lui rendait sa mobilité. On l’attela même à la charrue. En un temps record, elle transforma en champ cultivé l’ancien terrain de manœuvre de Floumont, traçant des sillons deux fois plus profonds qu’un attelage ordinaire.

En France aussi un éléphant de cirque fut utilisé pour tirer la charrue.

Le gros « Feldgrau » ¹⁰ rendit des services particulièrement brillants à la gare de marchandise de Floumont, y jouant le rôle de locomotive de manœuvre. Un jour, Walter conduisit Jenny vers une voie de garage où se trouvaient quatre wagons lourdement chargés. Un général qui, par hasard, observait l’étrange scène en riant, lui fit signe de s’arrêter, l’effort lui paraissant trop considérable, même pour un éléphant. Mais Jenny appuya tranquillement son crâne contre la paroi du dernier wagon. Lentement tout d’abord, puis plus vite, les soixante-dix mille kilogrammes se mirent à rouler. Le général, ébahi, fit délivrer un pain de commission supplémentaire à l’extraordinaire travailleur et six cigares à son cornac. Jenny devint célèbre dans tout le secteur. Le soir, de temps à autre, elle donnait une petite exhibition de ses talents d’animal de cirque et les rires des soldats, installés sur les troncs d’arbres comme sur une estrade autour d’une piste, retentissaient longuement dans les bois de Felleries.

¹⁰ Un des nombreux surnoms donnés alors aux soldats allemands.

Seuls les avions, amis ou ennemis, irritaient Jenny. Lorsque son fidèle cornac n’était pas auprès d’elle pour la rassurer, elle dressait sa trompe hostilement, écartait les oreilles, essayant de découvrir l’intrus qui s’annonçait par un inquiétant vrombissement.

Cliché tiré de : http://chris59132.canalblog.com/archives/2015/01/28/31316851.html.

Le dimanche, on eût pu croire qu’on se trouvait dans la jungle indienne. Jenny trottait librement dans la forêt, cueillant à son gré des friandises. Mais, au premier appel, elle revenait vers son maître, aussi docile qu’un chien.

Ce « plus gros Feldgrau » travailla ainsi pendant plus de deux ans en qualité de premier et unique « éléphant de guerre » de l’armée allemande. Son cornac fut grièvement blessé en 1918. Quant à Jenny, elle rentra saine et sauve et, autant qu’il m’en souvienne ¹¹, mourut au début des années trente, au cirque Strassburger. ¹²

¹¹ Nous verrons infra que Lorenz Hagenbeck est ici trahi par sa mémoire…

¹² Ces bêtes que j’aimais tant pp. 119-122.

Ancienne entrée principale du Tierpark Hagenbeck (cliché tiré de sa notice wikipédia).

Le Tierpark Hagenbeck, très affaibli par la diminution drastique de sa fréquentation pendant le conflit ainsi que par la grave crise économique qui frappa l’Allemagne à la suite de celui-ci, dut vendre Jenny au cirque Strassbuger ¹³ avant de se retrouver au jardin d’acclimatation de Paris où elle mourut en 1941.

¹³ Célèbre cirque allemand tenu par une famille d’origine juive dont le propriétaire fut contraint de s’exiler en France en 1939.

Cent ans après son « incorporation », Felleries rendit hommage à l’éléphante en réalisant un mannequin d’osier grandeur nature la représentant.

Cliché tiré de : https://m.facebook.com/paysagesavesnois/photos/f%C3%A9ron-jenny-l%C3%A9l%C3%A9phant-en-osier-de-felleries-r%C3%A9alis%C3%A9-par-pascal-harbonnier-artsal/2127628463914082/.

De façon bien plus anecdotique, d’autres animaux continuent de manifester leur fidélité au Kaiser…