Dans deux précédents billets, nous avons déjà eu l’occasion de relater des tentatives avortées d’attentat contre le Kaiser 1. Je vous propose aujourd’hui le récit d’un « attentat » commis contre le souverain le 6 mars 1901 dans la ville de Brême. Celui-ci a paru à la une du Figaro 2 du vendredi 8 mars 1901 sous la plume de Maurice Leudet 3.
1 http://kaiser-wilhelm-ii.over-blog.com/article-32-le-mystere-de-la-dame-en-noir-115346818.html et http://kaiser-wilhelm-ii.over-blog.com/2015/12/cachet-en-papier-du-president-de-la-police-de-berlin-une-nouvelle-fois-l-actualite-retentit-d-informations-sur-le-terrorisme-aujourd..
2 Journal fondé en 1826 sous le règne du bon roi Charles X ; au début du XXe siècle cette publication de droite modérée s’est distinguée tant par ses prises de position en faveur du capitaine Dreyfus que par sa dénonciation du fichage des officiers par l’intermédiaire des loges maçonniques.
3 Auteur et journaliste écrivant pour divers titres de presse dont le Figaro ou l’Almanach des sports.
Comment s'est produit l'attentat.
Guillaume II sortait de la cave historique de l'hôtel de ville de Brème 4, où il venait de dîner avec les sénateurs de la ville libre 5.
4 La cave municipale (Bremer Ratskeller en allemand) fut installée en 1405 sous l’hôtel de ville de Brême, la municipalité accordant alors et jusqu’en 1815, le droit de vendre du vin sur le territoire de la ville ; il abritait la plus grande futaille d’Allemagne et servait de salle de réception.
5 La ville libre de Brême était un des états fédérés au sein de l’empire allemand (tout comme les villes de Hambourg et de Lübeck) et possédait donc son propre Sénat.
Il monta en voiture avec le maire 6, tandis que la foule assemblée l'acclamait.
6 Friedrich August Schultz (1835-1905) fut bourgmestre de Brême de 1899 à 1901.
Le Bremer Ratskeller autour de 1900 (photographie colorisée tirée de sa notice wikipedia en anglais).
La voiture qui le conduisait à la gare était escortée par des gendarmes. Soudain, lorsqu'elle passa derrière le dôme 7, les chevaux de l'escorte se cabrèrent, et, au même instant, l'Empereur ressentit une douleur à la joue blessée par un lourd projectile.
7 La cathédrale évangélique Saint-Pierre de Brême, Bremer Dom en allemand.
Il crut tout d'abord que ce projectile était tombé d'un balcon, et, sans émotion apparente, il essuya avec son mouchoir le sang qui coulait sur son visage.
Un commissionnaire, qui passait à ce moment, avait aperçu un homme lançant un objet dans la direction de la voiture de Guillaume II. II se précipitait aussitôt, pour l'arrêter; mais déjà cet homme était renversé et foulé aux pieds par les chevaux des gendarmes.
La scène s'était passée en pleine obscurité.
Armoiries de la ville de Brême.
L'auteur de l'attentat
Lorsque le cortège fut passé, l'auteur de l'attentat fut saisi par le public, empoigné par la police et emmené à l'hôtel de ville.
Il était couvert de boue et tremblait de tous ses membres. Interrogé par le sénateur Stadtlaender 8, il déclara se nommer Weiland, et exercer .le métier de serrurier.
8 Karl F. H. Stadtländer (1844-1916), sénateur de la ville de Brême depuis 1890 ; il sera bourgmestre de la ville de 1912 jusqu’à sa mort.
Karl Stadtländer (vignette publicitaire tirée de sa notice wikipedia en allemand).
Quant au mobile de son acte, il refusa toute explication à cet égard.
La police recherche son frère, un cordonnier qui a disparu et qui appartiendrait, dit-on, à une secte révolutionnaire anarchiste. En attendant, l'instruction n'a rien fourni de précis. Weiland, dans un de ses interrogatoires, a déclaré ceci :
– Je suis épileptique, j'ai des crises terribles, pendant lesquelles je n'ai pas conscience de mes actes. Je ne me rappelle rien, sauf mon transport au bureau de police.
Comme on lui objectait qu'il avait, lancé un engin contre l'Empereur, Weiland prit une mine ahurie et répéta :
– Je ne me rappelle pas.
Des témoignages reçus, il résulte que ce malheureux était sujet à de violents accès de colère. Un, jour il voulut porter des coups de couteau à son, beau-père. Une autre fois, ses camarades durent l'empêcher de plonger son bras dans de la poix bouillante. Son père succomba à une attaque de delirium tremens.
Une dépêche de Brême dit que Weiland « fait l'effet d'un homme presque stupide, ne possédant pas l'intelligence normale de l'être humain ».
A Berlin
L'Empereur, arrivé à la gare, a pris le train pour Berlin, avec sa suite, et il est arrivé à huit heures dans la capitale.
Il a aussitôt fait mander le docteur Bergmann 9, l'illustre chirurgien, qui, après avoir examiné avec les docteurs Leuthold 10 et Ilberg la blessure reçue par Guillaume II, a signé avec eux le bulletin suivant :
9 Ernst von Bergmann (1836-1907) chirurgien allemand pionnier de l’asepsie.
10 Rudolf von Leuthold (1832-1905) était le médecin personnel de Guillaume II depuis 1888.
La blessure est située à la partie gauche du visage et a une longueur de quatre centimètres elle s'étend sur la pommette et pénètre jusqu'à l'os. Elle forme une plaie contuse et a saigné modérément. On l'a fermée sans suture, au moyen d'un bandage.
L'Empereur a assez bien passé la nuit. Il n'a pas eu de mal de tête et son état général est satisfaisant.
Dr LEUTHOLD, Dr BERGMANN, Dr ILBÉRG.
Rudolf von Leuthold (illustration tirée de sa notice wikipedia en allemand).
L'Empereur devait se rendre hier à Potsdam pour assister à des épreuves d'équitation des officiers des régiments de cavalerie.
Il n'a pu naturellement réaliser ce projet, pas plus qu'il ne pourra aller à Kœnigsberg 11, comme il en avait l'intention.
11 Capitale de la Prusse-Orientale et ville du couronnement des rois de Prusse ; il s’agit de l’actuelle Kaliningrad, territoire occupé par les soviétiques puis les Russes depuis 1945.
Néanmoins, son état n'inspire pas d'inquiétudes à son entourage, et à midi il a reçu le comte de Bülow, chancelier de l'empire, qui l'a mis au courant des affaires de l'Etat.
Toute la presse condamne l'attentat. Voici en quels termes l'officieuse Gazette de l'Allemagne du Nord 12 l'a annoncé hier matin :
12 Journal créé en 1861 à Berlin par des proches de Bismarck ; c’était un des journaux officieux du gouvernement impérial allemand.
L'Empereur a couru hier un grand danger, alors que, sur le point de quitter Brème, il se dirigeait de l'hôtel de ville vers la gare. L'homme dont la main à lancé à la personne sacrée du chef de l'empire un morceau de fer semble, s'il faut en croire les déclarations faites jusqu'à présent, être atteint de convulsions épileptiques sous l'influence desquelles, peut-être, il a consommé son acte insensé. C'est le coeur plein de reconnaissance que nous célébrons la Providence divine qui veillait sur la vie bien-aimée de l'Empereur, dans ce moment fatal.
L'Empereur a conservé, après l'attentat, un calme extraordinaire, et n'a trahi par aucun signe les souffrances qui ont dû suivre de près la blessure. Ce n'est qu'après qu'un jeune garçon eut crié, à la station « L'Empereur saigne » que l'entourage de l'Empereur auquel Guillaume n'avait rien dit de l'accident, s'aperçut de la blessure du souverain.
Pendant le retour sur Berlin, le docteur Ilberg, médecin attaché à la personne de l'Empereur, examina la blessure et posa le premier bandage.
Le sang coulait assez abondamment, le manteau de l'Empereur en portait des traces. Pendant le trajet, après Uelzen 13, l'Empereur envoya un télégramme au chancelier de l'Empire, en vue de l'informer de l'événement et de la nature de la blessure, et dans lequel il ajoutait qu'il souffrait modérément mais qu'il se sentait cependant assez bien.
13 Ville hanséatique de Basse-Saxe située au sud de Hambourg.
Le Berliner Lokalanzeiger 14 dit que les mesures de protection sont inefficaces et que les précautions de la police sont illusoires. Il recommande au public d'intervenir lui-même, lorsqu'il remarquera parmi les curieux des individus aux allures suspectes.
14 Journal créé à Berlin en 1883 et l’un des plus grands tirages de la presse de l’époque impériale.
Au début de la séance de la Chambre des députés de Prusse 15, le président 16 a annoncé que l'Empereur avait été blessé par un instrument de fer qu'on lui avait lancé au visage, et qu'il serait obligé de garder le lit pendant quelques jours.
15 La Chambre des représentants était la chambre basse du parlement du royaume de Prusse, la Chambre des seigneurs en constituant la chambre haute.
16 Jordan von Kröcher (1846-1918), président de la chambre des représentant de 1898 à 1911.
Jordan von Kröcher (illustration tirée de sa notice wikipedia en allemand).
Il a ajouté :
Je sais que vous partagez tous l'indignation que me cause cet acte abominable, et je vous prie d'exprimer ce sentiment en criant avec moi : « Vive l'Empereur et Roi ! »
Tous les députés ont répété avec enthousiasme les trois vivats adressés au souverain par le président.
Au Reichstag, une manifestation très imposante s'est également produite. Le président, M. le comte de Ballestrem 17, membre du centre catholique 18, a exprimé, au nom de l'assemblée, l'indignation causée par l'acte odieux de Weiland.
17 Franz von Ballestrem (1834-1910), camérier secret de cape et d’épée du Pape, chevalier de l’Ordre de Malte et de l’Ordre du Saint-Sépulcre, fut président du Reichstag de 1898 à 1907.
18 Le Deutsche Zentrumpartei, fondé en 1870 pour défendre les intérêts des catholiques, est alors l’un des principaux partis de l’empire allemand.
Franz von Ballestrem (illustration tirée de sa notice wikipedia en allemand).
Il remercie Dieu qui a épargné l'Empereur et empêché un grave malheur pour la patrie allemande. Il l'a prié d'accorder bientôt la guérison au souverain et de continuer de protéger; son auguste personne.
Les députés ont écouté debout l'allocution du président. Les socialistes étaient absents 19.
19 En 1901 ils occupaient 56 des 397 sièges du Reichstag.
La Gazette de Voss 20 dit que le Sénat de Brême a envoyé une délégation à l'Empereur pour lui exprimer la peine et l'horreur que lui inspire l'attentat.
20 Journal de tendance libérale considéré comme le titre de référence de la presse allemande de l’époque.
D'aucuns prétendent que l'Empereur conservera certainement une cicatrice sous l'œil droit, mais personne ne doute que Guillaume II ne soit assez promptement rétabli.
S'il faut en croire la Gazette de l'Allemagne du Nord, Guillaume II devra garder probablement la chambre une quinzaine de jours. La blessure est assez près de l'œil, et par conséquent de grandes précautions sont nécessaires.
Photographie du Kaiser sur laquelle on distingue nettement la cicatrice qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie.
Qu’advint-il de Johann-Dietrich Weiland (dont je n’ai malheureusement trouvé aucun portrait) après son arrestation ? Présenté devant le tribunal de Leipzig, il est déclaré irresponsable du fait de son épilepsie. Cette maladie étant alors considérée comme incurable, il est alors interné à l’asile de Saint-Jurgen de Brême avant d’être transféré en 1904 dans le nouvel asile de la ville. Il mourra en 1939, sans que je puisse préciser la date exacte de son décès 21. Toutefois la mention de cette dernière année interroge : c’est en effet à la fin de 1939 que commença en Allemagne le monstrueux programme d’assassinat des malades mentaux connu sous le nom de « Aktion T 4 » 22 et nous pouvons légitimement nous demander s’il n’en fut pas victime.
21 Informations tirées de : https://wkgeschichte.weser-kurier.de/das-attentat-das-keines-war/.
22 Programme secret mis en œuvre entre octobre 1939 et août 1941 à l’initiative personnelle du caporal bohémien conduisant au gazage par monoxyde de carbone des malheureux considérés comme « bouches inutiles » dans les centres de mise à mort de Grafeneck, Brandebourg-sur-la-Havel, Hartheim, Pirna-Sonnenstein, Bernburg et Hadamar. Le secret ayant fini par percer il entraîna des protestations, dont la plus fameuse fut sa dénonciation en chaire par l’évêque de Munster monseigneur Clemens August von Galen (1878-1946) ; bien que tentés de l’arrêter et de l’exécuter, les nazis craignant la réaction de ses ouailles n’osèrent rien faire contre ce vénérable ecclésiastique que le grand Pape Pie XII créa cardinal en 1946 et que le bon Pape Benoit XV proclama bienheureux en 2005.
Un grand merci à Franck Sudon pour ses traductions et recherches complémentaires.