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7 mars 2023 2 07 /03 /mars /2023 18:10
215 - Les combinaisons du Figaro

L’actualité nous rappelle à quel point la préparation et l’équipement des troupes ainsi que la constitution de stock de matériel adapté sont nécessaires en cas de guerre. C’est curieusement une évidence que l’on redécouvre à chaque conflit. Ainsi en fut-il déjà en 1914, comme en témoigne René Chambre 1, alors aviateur dans la M.S. 12, première escadrille de chasse française.

1 René Michel Jules Joseph Chambe (1889-1983) jeune lieutenant de cavalerie a rejoint l’aviation en décembre 1914. Après la guerre il y poursuivra sa carrière et créera en 1936 le service historique de l’armée de l’air avant de devenir ministre de l’information du général Giraud à Alger puis chef de cabinet de ce dernier lorsque celui-ci coprésidera avec le général De Gaulle le Comité Français de Libération Nationale et enfin, après avoir participé au débarquement en Provence, chef de cabinet du général de Lattre de Tassigny, commandant de la Ire armée. Le lecteur intéressé par cet officier pourra se connecter au site : https://generalrenechambe.com/.

215 - Les combinaisons du Figaro

René Chambe (portrait tiré de l’ouvrage dont la couverture ouvre ce billet).

On ne peut pas dire que la France ait été surprise par la déclaration de guerre de 1914, elle s’y attendait et s’y préparait depuis des années. Elle apparaissait alors comme la première puissance militaire du monde. Seule, l’Allemagne serait en état de lui disputer ce titre. Mais dans la préparation de leurs armées, l’une comme l’autre, auraient des lacunes à se reprocher, dues à des erreurs d’appréciation, ou à un manque évident d’imagination. Personne n’allait prévoir avec clairvoyance la forme que devraient prendre les hostilités, encore moins leur durée.

La guerre éclaterait l’été, à la belle saison (sur ce point tout le monde était d’accord) et n’excéderait pas quelques semaines. L’effroyable force de destruction (déjà) des engins modernes ne permettrait certainement pas à l’homme de subsister longtemps sur le champ de bataille. L’un des deux camps – le plus éprouvé – serait fatalement amené à déposer les armes dans un délai très court. Il était impensable que les hostilités pussent se prolonger au-delà de l’automne. Sur ce second point l’Histoire devait se charger de donner la réplique aux augures.

L’été avait passé et, à son tour, l’automne ; l’hiver était venu. L’armée française (comme l’armée allemande) s’était laissé surprendre par les grands froids, sans que rien eût été préparé pour l’en préserver. Pas d’équipements spéciaux, pas de vêtements chauds, pas de vareuses molletonnées, pas de tricots de laine, pas même de gants fourrés, rien. Il avait fallu tout improviser pour doter les combattants du strict indispensable. Un effort énorme avait été entrepris en faveur des fantassins transformés en taupes misérables, dans leurs tranchées emplies de boue, de neige et de glace. Ils montaient la garde nuit et jour sans pouvoir ni s’abriter, ni se chauffer. Il était légitime que ce fût sur eux, avant tous autres, que s’exerçât la vigilance du commandement et que se penchât la tendre pitié de l’opinion publique.

Les peaux de moutons, les passe-montagnes, les bottes matelassées et les mitaines avaient fait leur apparition. Les combattants du sol étaient maintenant à peu près correctement pourvus.

215 - Les combinaisons du Figaro

Une vision un peu moins optimiste (et sans doute bien plus réaliste) que celle de René Chambe sur l’équipement d’hiver des poilus.

Pour les aviateurs, personne n’y avait pensé. Rien de plus naturel. Malgré l’admiration qu’on leur portait, on se représentait mal leur existence. On ignorait tout des conditions dans lesquelles les équipages avaient à remplir leurs missions. On savait qu’ils étaient bien logés près de leurs terrains, dans des villas et parfois des châteaux, qu’ils étaient bien nourris, qu’ils mangeaient dans des assiettes, avec des serviettes, comme en temps de paix, qu’ils couchaient dans de vrais lits, qu’ils portaient de ces belles bottes lacées et de ces beaux képis noirs, ou bleu-de-ciel, qu’avaient popularisés les gravures de la Vie Parisienne 2 3, mais on ne savait pas qu’en vol ils étaient dénué de tout, qu’ils affrontaient tous les jours à 2.000 mètres ou 3.000 mètres d’altitude des froids mortels de – 30 à – 40°. L’ère des avions fermés, des cockpits, n’était pas née, elle ne s’ouvrirait que dans un quart de siècle. Pour le moment, les aviateurs tenaient l’air des heures durant sur leurs frêles ailes de libellules, immobiles dans des fuselages invraisemblables, ouverts à tous les vents, faits d’une simple toile tendue sur quelques bouts de bois. L’hiver venu, on ne leur avait rien distribué. Ils ne possédaient toujours que leur veste de cuir, si enviée cependant des autres armes, la même qui leur servait l’été. Pas de survêtements chauds, pas de bottes fourrées. Les plus débrouillards s’étaient procuré, de-ci de-là, quelques peaux de bique et se les prêtaient entre eux. La future combinaison de l’aviateur, hermétiquement close, était encore dans les limbes. Personne ne l’avait dessinée. Les aviateurs souffraient cruellement.

2 Magazine illustré fondé en 1863 ; pendant la guerre il fut surtout célèbre pour avoir publié nombre d’annonces de marraines de guerre. C’est dans ses colonnes que Colette publia ses premières nouvelles.

3 On reconnaît bien là ce fond de jalousie qui, sous le couvert du vocable d’Egalité, se tapit au fond de notre subconscient national et fait préférer l’abaissement de tous à l’élévation de certains…

215 - Les combinaisons du Figaro

L’image populaire de l’aviateur français au début du conflit (carte postale d’époque tirée de l’excellent site : http://bleuhorizon.canalblog.com/archives/2007/02/24/4117538.html).

Or un jour le journal Le Figaro, informé de cette situation, s’était avisé d’y remédier par une campagne bien menée. Il avait alerté l’opinion. Les meilleures plumes de ses rédacteurs avaient décrit avec des détails de circonstance ce que pouvaient représenter ces vols de guerre par des températures que nul ne soupçonnait, dans le tourbillon glacé des hélices. Les mains gelées, les visages gelés, les pieds gelés ne se comptaient plus dans les escadrilles. Certains pilotes en étaient venus à voler avec des chaussons de laine et des galoches de bois, comme en portent les paysans dans les étables.

Le Figaro avait ouvert ses colonnes à une souscription, en espèce et en nature, pour suppléer à la carence de l’Intendance militaire (elle avait tant à faire !) et doter sans retard les aviateurs de vêtements chauds. La population parisienne avait, à son habitude, réagi avec tout son cœur. De nombreux dons, la plupart anonymes, avaient été déposés au guichet du grand quotidien. Pelisses d’hommes, manteaux de fourrure de femmes, certains de très haut prix, étoles et manchons, astrakans, chinchillas, skunks, visons et même zibelines avaient été ainsi livrés au ciseau du couturier, pour devenir doublures de combinaisons d’aviateurs. Cette fois, la combinaison de vol était née, créée par un tailleur militaire de la capitale, peut-être bien Bidal ? Il n’y avait pas eu de quoi fournir encore tous les équipages, mais en quelques jours Le Figaro avait été en mesure de procéder à une première distribution exclusivement réservée aux escadrilles engagées sur le front. Le commandement, informé, avait lui-même averti par voie officielle les chefs de formation et les avait autorisés à déléguer à Paris un représentant, pour recevoir du Figaro un contingent de deux manteaux, ou de deux combinaisons fourrées, au choix.

Celles-ci marquaient un progrès considérable qui avait enchanté les aviateurs. D’une seule pièce, serrées au cou, aux poignets et aux chevilles, de forte toiles, de cuir, ou de moleskine à l’extérieur, de fourrure (parfois la plus rare et la plus riche) à l’intérieur, elles ne présentaient aucune ouverture qui ne pût être étroitement fermée.

Plus encore qu’à la satisfaction de pouvoir combattre sans avoir à supporter de terribles froids, l’aviation avait été sensible à celle de constater un tel mouvement d’affection de la population française à son égard.

215 - Les combinaisons du Figaro

Le lieutenant de Bernis 4 avait envoyé au Figaro, comme étant, avec ses cheveux poivre et sel, le plus sérieux, et par son domicile d’avant-guerre, le plus parisien d’entre nous, Méseguich 5 prendre livraison du lot attribué à la M.S.12.

4 Pons Raymond Guillaume Jules de Pierre de Bernis (1880-1945) était alors commandant de l’escadrille M.S.12.

5 Calixte Léon René Mesguich (1874-1917) diplômé en architecture – il fera les plans de la villa algéroise de la reine exilée Ranavalona III de Madagascar –, passionné par le vol avant même le début du conflit il rejoint l’aviation dès le 24 août 1914 et la M.S.12 le 12 février 1915 ; il disparaîtra en mer aux commandes de son hydravion. Sa biographie complète peut être consultée sur : https://p7.storage.canalblog.com/71/03/702570/126884639.pdf.

215 - Les combinaisons du Figaro

Portrait de René Mesguich (tiré de : https://gw.geneanet.org/smesguich?lang=fr&n=mesguich&oc=0&p=calixte+leon+rene).

Quarante-huit heures plus tard, Méseguich était revenu sous les lazzis d’usage de toute l’escadrille envieuse, porteur de deux de ces merveilleuses combinaisons ultra modernes.

Il avait les yeux encore pleins d’étoiles, éblouis de tout ce qu’ils avaient vu.

– Mon vieux, y en avait haut comme ça, jusqu’aux fenêtres, qui attendaient ! Je connaissais justement un des rédacteurs préposés à la distribution. Ils savaient plus qu’en faire là-bas. On n’aurait jamais cru ! de ces manteaux de femme d’un bath ! De la zibeline parfumée à l’origan 6 tant que tu en aurais voulu !

6 En plus de ses propriétés aromatiques, l’origan est aussi antiseptique et fongicide.

– Pourquoi n’en as-tu pas rapporté ? avait interrogé Navarre 7, la lèvre gourmande.

7 Jean Navarre (1895-1919) sera un des as français de la première guerre mondiale avec 12 victoires aériennes homologuées.

– Non, des fois, tu charries ! On aurait tous eu l’air de gonzesses 8. Tu te vois descendu en combat aérien par un boche, en manteau de zibeline ?

8 Toutes mes excuses à la femme Rousseau et à ses coreligionnaires écumantes pour ces propos sexistes, mais le respect de la vérité historique, comme du témoignage de René Chambre, m’obligent à les retranscrire…

Les rires avaient éclaté et Méseguich avait été absous. L’escadrille s’était enrichie de ces dons généreux, fort appréciés de tous. Un ordre avait été établi, pour que chaque membre du personnel navigant de la M.S.12 en bénéficiât à son tour. 9

9 René Chambre Au temps des carabines (Flammarion ; Paris, 1955) pp. 109-112.

215 - Les combinaisons du Figaro

Dans son numéro du 20 août 1915, le Figaro confirmait en sa page 3 le succès de son initiative, tout en donnant les chiffres de ses distributions :

Un certain nombre d'aviateurs permissionnaires sont venus nous demander, ces jours-ci, des nouvelles de certaines “combinaisons fourrées ” distribuées par le Figaro l'hiver dernier, et qui eurent une fort bonne presse, comme on dit, dans le monde des spécialistes. Et les permissionnaires qui ne connaissaient que de réputation les “combinaisons” du Figaro nous posaient la question attendue: “Est-ce qu'il en reste? ”

Hélas! Non. Pour le moment, il n'en reste pas: un don important, spécialement réservé aux aviateurs, nous a permis de commander en quelques semaines et de distribuer, au fur et à mesure des livraisons, 351 combinaisons, 364 paires de bottes et 352 paires de gants fourrés ; à quoi divers dons en nature et en espèces nous ont permis d'ajouter 14 paletots fourrés, 50 passe-montagnes fourrés, 50 cols de fourrure et 2 manchons. Tout cela a disparu... comme dans un nuage, et pour l'instant notre stock de fourrures est épuisé.

215 - Les combinaisons du Figaro

Manteau de fourrure d’aviateur (cliché tiré  de : http://bleuhorizon.canalblog.com/archives/2007/02/24/4117538.html).

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