Après la guerre de 1870 et la perte de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, les relations entre la France et l'Allemagne ne pouvaient être que compliquées. Des tentatives de rapprochements se firent discrètement de part et d'autre, mais aucun des deux camps n'était disposé à faire les sacrifices nécessaires pour arriver à une véritable entente. Dans des lettres à l'impératrice Augusta-Victoria, écrites à bord du yacht impérial Hohenzollern lors de la croisière d'été 1899, Philippe Eulenburg rapporte un bel exemple de diplomatie des petits pas en la matière (Souvenirs du prince Eulenburg, croisières à bord du Hohenzollern 1889-1903 ; Payot, 1934 ; pp. 254-259).
Le yacht impérial Hohenzollern avec, en supplément, le pavillon personnel du Kaiser.
4 juillet 1899
Pendant le dîner, nous entrâmes dans le Karmsund et, à Kopervik, nous prîmes le vieux pilote Nordhus qui conduit pour la neuvième fois le Hohenzollern à travers les écueils norvégiens. Nos deux nouveaux compagnons de voyage, Klinkowström et Mackensen, se précipitaient d’un bord à l’autre pour ne rien perdre de la côte norvégienne.
Carte postale colorisée du port de Bergen au début du XXe siècle.
A notre entrée dans le port de Bergen, nous fûmes salués par le bateau-école Gneisenau 1 et par le bateau-école français Iphigénie 2.
1 Frégate à propulsion mixte à trois mâts de 75 mètres de long lancée le 4 septembre 1879. D'un modèle complètement dépassé, elle fut choisie pour devenir navire école des aspirants-officiers. Elle coula dans le port de Malaga le 16 décembre 1900 en tuant 40 personnes dont son commandant.
2 Frégate à propulsion mixte à trois mâts de 73 mètres de long lancée à Brest le 8 septembre 1881. Elle aussi d'un modèle complètement dépassé, elle fut choisie pour devenir école d'application des aspirants pour 16 promotions de jeunes officiers. En 1899, elle effectuait sa dernière croisière comme navire école ; elle fut remplacée dans ce rôle en 1900 par le Duguay-Trouin (ex Tonkin) et fut condamnée en 1901 avant d'être démolie quatre ans plus tard. L'actuel simulateur de navigation de l'Ecole Navale française a été baptisé Iphigénie en son honneur.
Dès que nous fûmes à l’ancre, les commandants se présentèrent ainsi que le consul Mohr et notre impresario norvégien Aslagsen.
En dehors des bateaux de guerre, la Princesse Alice 3 se trouvait également dans le port, avec le prince de Monaco. Sa Majesté alla lui faire une visite et l’invita à dîner.
3 Deuxième navire de ce nom (le premier avait d'abord été baptisé Hirondelle, avant d'être rebaptisé après le second mariage du prince), il s'agissait d'un yacht de 73 mètres lancé par les chantiers Laird à Birkenhead près de Liverpool le 27 novembre 1897 et était destiné aux recherches océanographiques du prince Albert Ier de Monaco ; il l'utilisa entre 1898 et 1910 avant de se faire construire un troisième bateau, l'Hirondelle II.
Le prince Albert Ier de Monaco et son yacht Princesse Alice II.
Le commandant français Manceron fut également prié à dîner. C’est un homme passablement ennuyeux qui cache son embarras sous une façon de parler doctorale. Il n’avait reçu aucune instruction de son gouvernement au cas d’une rencontre avec l’Empereur d’Allemagne et paraissait écrasé sous le fardeau de sa propre responsabilité.
Après le dîner, la fanfare joua des morceaux qui doivent être suffisamment connue de Votre Majesté. On en ajouta trois autres que le prince de Monaco a découverts à la Bibliothèque Nationale de Paris. Ils sont vraiment intéressants ; composés par Lulli – donc du temps de Louis XIV. (Ils ne sont malheureusement pas pour cela plus doux que les autres.)
Nous restâmes sur le pont jusque vers minuit, par une température assez fraîche. Une conversation entre l’Empereur, le prince de Monaco et moi dura deux bonnes heures ; les autres invités commençaient à désespérer. L’excellent punch qu’on nous servit à la fin et qui nous retint ensemble jusque vers 1 heure, ne parvint pas à les rassurer complètement ; quelques bonnes plaisanteries de Salzmann n’eurent pas plus de succès.
6 juillet 1899
Journée très intéressante, mais aussi assez pénible.
Le Hohenzollern fit du charbon. (Ah ! si nous étions sur l’Iduna 4 !) A cause de cela, l’Empereur quitta le Hohenzollern à 10 heures pour aller travailler sur le Gneisenau. Le capitaine avait mis sa cabine à la disposition de Sa Majesté.
4 Voilier américain acheté par le Kaiser et offert à son épouse.
A droite, la frégate école Gneisenau (1879-1900) ; à gauche, le croiseur cuirassé Gneisenau (1906-1914), coulé lors de l'écrasement de l'escadre du vice-amiral von Spee par le contre-amiral Sturdee aux Falklands.
Visite de l'empereur Guillaume II à bord du Gneisenau (28 juin 1899).
A 11 heures, Senden et Kessel arrivèrent en uniforme, car le moment solennel de la visite du bateau-école français approchait. L’agitation causée sur le bateau français par cette visite était énorme. Tout avait été lavé et nettoyé pour charmer les regards du célèbre Empereur Guillaume. (Je crois que ce nettoyage a été très utile au bateau et à son équipage. Nous avions l’impression que ce n’est pas toujours aussi propre là-bas que chez nous.) Mais les hommes ont l’air excellents ; se sont surtout des Bretons, de beaux hommes, d’un certain âge. Les officiers paraissaient plutôt appartenir à la classe moyenne. Le commandant en second est le portrait de Nelson. L’aumônier, avec son grand chapeau, n’a pas un aspect suffisamment religieux pour inspirer la confiance. Les Cadets avaient très bonne allure dans leurs uniformes bien ajustés.
L'Iphigénie en rade de Brest.
Photographie du roulis sur l'Iphigénie. On remarquera l'aumônier, sans son "grand chapeau", dans un position peu religieuse...
L’Empereur passa une revue, tendit la main à tous les officiers et visita en détail le navire, qui est une ancienne frégate. Un très long entretien eut lieu dans le salon du commandant ; puis, nous retournâmes sur le Gneisenau, tandis que les salves passaient juste au-dessus de nos têtes, si bien que je pensais que tout allait crouler. Dans ces moments-là, j’en arrive à me demander si je ne préfère pas les fanfares. Du Gneisenau, j’ai envoyé le télégramme suivant à Berlin, au Ministère des Affaires Etrangères : «Sa Majesté, accompagnée de l’amiral baron Senden, du général von Kessel et du soussigné, vient de visiter le bateau-école français Iphigénie. La réception a été très sympathique. Les officiers avaient fait dire par le prince de Monaco qu’ils craignaient que le maintien un peu froid, naturel au commandant, ne soit mal interprété. Sa Majesté a envoyé au Président un télégramme que je joins. Demain soir, les officiers et 67 cadets sont invités sur le Hohenzollern pour assister à une fête avec les cadets allemands. Le commandant de l’Iphigénie a demandé la permission de hisser le pavillon de l’Empereur, ce qui lui a été accordé bien volontiers. C’est la première fois depuis la fondation de l’Empire allemand que l’étendard de l’Empereur a flotté au grand mât d’un bateau de guerre français. Sa Majesté espère que cette journée lui a fait faire encore un pas vers le rapprochement des deux pays.»
Ensuite l’Empereur, après mûre réflexion, envoya au Président Loubet un télégramme en français rédigé par mes soins et dont voici la teneur et le soir même arrivait la réponse que je joins également.
«Au Président de la République Française, Paris. J’ai eu le plaisir de voir sur le croiseur-école Iphigénie les jeunes marins français, dont la tenue militaire et sympathique, digne de leur noble patrie, m’a fait une vive impression. Mon cœur de marin et de camarade se réjouit de l’accueil gracieux qui m’a été fait par le commandant et les officiers de l’équipage. Je me félicite, Monsieur le Président, de cette heureuse circonstance qui m’a permis de rencontrer l’Iphigénie et vos aimables compatriotes.
Guillaume.»
Réponse :
«A Sa Majesté Guillaume II, Empereur d’Allemagne, Roi de Prusse, Bergen. Je suis bien touché du télégramme que Votre Majesté Impériale vient de m’adresser à la suite de sa visite à bord du croiseur-école Iphigénie. Je tiens à la remercier de l’honneur qu’Elle a fait à nos marins et des termes dans lesquels Elle a bien voulu me marquer l’impression que cette visite lui a laissée.
Emile Loubet.»
Emile Loubet (1838-1929) fut président de la république française du 18 février 1899 au 18 février 1906 (carte publicitaire 7/500 de la première série des Célébrités contemporaines).
Ces premières relations officielles de l’Empereur avec les Français ont, sans aucun doute, une signification importante et peuvent jouer un rôle considérable dans le futur développement de la politique allemande.
Malheureusement pour la diplomatie allemande, il n’en était rien. Abel Combarieu (1856-1944), alors secrétaire général à la présidence de la république française, exprime l’accueil soupçonneux réservé par la France au message impérial :
Il y a là des compliments et comme une effusion qui passent un peu la mesure de la courtoisie. Le Président estimait qu’il n’y avait pas lieu, afin d’éviter des commentaires hasardeux, de communiquer ce télégramme à la presse. Il l’a lu au Conseil des ministres qui l’a prié, au contraire, de le publier, par la raison qu’il paraîtra certainement dans la presse d’outre-Rhin (d’outre-Vosges, hélas !) 5
5 Abel Combarieu Sept ans à l’Elysée avec le président Loubet (Hachette ; Paris, 1932) pp. 30-31.
Abel Combarieu (carte publicitaire 320/500 de la première série des Célébrités contemporaines).
Revenons maintenant au récit de Philippe Eulenbourg.
A 1 h. 1/4, l’Empereur se rendit, pour déjeuner, avec une partie de sa suite, chez le consul Mohr ; la villa, par ce beau temps, était vraiment splendide.
L’Empereur prit congé vers 4 heures.
Une fois à bord, l’Empereur s’installa sur la nouvelle galerie du pont qui est charmante. Je lui ai lu de vieux souvenirs historiques que j’ai extraits de vieux papiers de famille, trouvés dans les archives de Liebenberg, que j’ai rassemblés et publiés. Sa Majesté accueillit avec sa vivacité habituelle tous ces récits qui ont tant de rapports avec l’histoire de notre pays et celle de la Cour, tandis que le bon prince Albert, qui se trouvait là, jugeait ces choses lointaines et tout simplement oiseuses.
Cette lecture continua jusque vers 8 heures. L’Empereur se rendit alors, avec une partie de sa suite, sur la Princesse Alice, où le prince nous offrit un excellent dîner.
Le prince fut extrêmement aimable, malgré sa réserve habituelle, et je dois avouer que je ne peux vraiment pas lui reprocher autre chose que d’avoir épousé la fille de Rébecca Heine, lui, prince de Monaco. A minuit, nous rentrâmes à bord du Hohenzollern.
Marie Alice Heine (1858-1925), veuve du duc de Richelieu, avait épousé le 30 octobre 1889 le prince Albert Ier de Monaco dont le mariage avec Mary-Victoria Hamilton avait été annulé en 1880. Ayant fini par se lasser des croisières de son époux princier, ils se sépareront le 30 mai 1902.
7 juillet 1899
Anniversaire du cher prince Fritz 6, pour lequel j’exprime à Votre Majesté et au prince tous mes meilleurs vœux de bonheur.
6 Eitel-Frédéric de Prusse (1883-1942), second fils du Kaiser.
Le temps était frais et brumeux ; pourtant, pendant la promenade que Sa Majesté a faite avec le prince Holstein, Hülsen, Salzmann et moi, le soleil a fini par triompher. Nous avons suivi un joli parcours dans le nouveau quartier de Bergen, construit au cours des dix dernières années.
Nous rentrâmes à 1 heure pour le déjeuner, après lequel l’Empereur se reposa. Je descendis en ville, afin d’acheter un souvenir d’anniversaire pour l’un de mes enfants et je revins juste à temps pour me joindre à une grande promenade en bande. Après une heure de marche, l’Empereur s’assit sur un rocher ; nous nous installâmes autour de lui pour jouir en même temps d’une agréable conversation et de la vue merveilleuse sur la mer et sur la côte. En face de nous, on distinguait le Hohenzollern tout blanc. On voyait aussi, dans les cordages du bateau français, le linge des cadets qu’ils désiraient sans doute avoir propre pour la réception de ce soir, à bord du Hohenzollern.
A 6 h. 3/4, dîner ; Albert Holstein porta un toast à la santé du cher prince Fritz. Le temps s’était levé, de sorte que le Hohenzollern resplendissait de tout son éclat lorsque les hôtes arrivèrent. Un superbe tapis rouge ornait le pont où l’on avait installé les tables de la salle à manger. Les cadets du Gneisenau étaient arrivés d’abord, avec leurs officiers, environ une quarantaine, qui se mirent en rangs. «Qui de vous parle français ?» demanda l’Empereur ; dix s’avancèrent alors, mais les autres prétendirent qu’ils n’iraient pas loin avec leur science. Puis, les bateaux français arrivèrent : les officiers gravirent d’abord la passerelle avec un air sérieux et important ; ils furent aimablement reçus par Sa Majesté, puis arrivèrent les quarante cadets qui se placèrent en face des nôtres. L’Empereur les salua très aimablement et leur dit qu’ils n’avaient plus qu’à faire connaissance avec leurs camarades allemands. Les deux groupes se dirigèrent l’un vers l’autre et alors commencèrent les présentations réciproques, les poignées de main, des salutations à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’on offrît des sandwichs au caviar, aux sardines, au fromage, ainsi que de la bière blonde et des cigares. Ce fut un vrai succès. Votre Majesté pourra s’en rendre compte si je lui dis que 1.500 sandwichs et 115 litres de bière furent engloutis. Ensuite, on circula sur tout le bateau. L’Empereur avait même ouvert sa cabine. Toute cette jeunesse était très gaie et en confiance et je dois avouer qu’une réception semblable, l’an dernier, entre les cadets allemands et les cadets anglais, a été loin d’avoir ce caractère de cordialité.
Tandis que nous prenions le thé avec le prince de Monaco et les deux officiers les plus anciens de l’Iphigénie, l’Empereur remit au commandant le Grand Cordon de l’Aigle rouge, que Senden lui passa autour du cou ; je murmurai alors à l’oreille du pauvre homme, aussi effrayé que flatté, que le Gouvernement français avait donné son assentiment pour la remise de cette décoration. «Ah ! monsieur, s’écria-t-il soulagé, vous me donnez là une excellente nouvelle».
Plaque et médaille de grand-croix de l'Ordre de l'Aigle Rouge (photogaphie de Robert Prummel pour nl.wikipedia sous licence GFDL)
La musique ne pouvait pas manquer dans une telle solennité et elle se couvrit de gloire. A minuit, cette fête peu banale et significative était terminée. Les Français étaient enthousiasmés et je regrette seulement de ne pouvoir lire les lettres qu’ils écriront chez eux. «L’Empereur est un homme très chic», me disait l’an dernier le professeur Richard. La plupart des cadets pourraient bien en avoir écrit autant, eux chez qui le chic tien une si grande place.
8 juillet 1899
L’Empereur était sur le pont dès 8 heures pour assister à l’appareillage du Hohenzollern et recevoir l’hommage des bateaux qui restaient en rade. Il faisait un beau temps clair et nous avons continué notre voyage par mer calme, à travers les îles, en direction du Nord.
Le Kaiser sur la passerelle de commandement du Hohenzollern. On remarque assis sagement derrière lui deux de ses bassets.
Cette timide tentative de rapprochement resta malheureusement sans suite, le septennat d'Emile Loubet étant surtout marqué par le renforcement de l'alliance franco-russe et par la signature en 1904 d'accords bilatéraux entre la France et l'Angleterre qui débouchèrent sur la constitution de la Triple-Entente. Elle n'en demeure pas moins un bel exemple de ce que les Chinois appellent la "diplomatie du panda" et dont la meilleure illustration fut l'invitation par la Chine de pongistes américains en 1971 en prélude à la reprise des relations diplomatiques entre ces deux pays.
Afin de compléter le récit un rien snob du prince Eulenburg, j'ai voulu consulter le livre de bord de l'Iphigénie au Service Historique de la Défense ; malheureusement, je n'ai pu le trouver ni à Vincennes ni à Brest, ce qui nous prive d'une version française de cette brève rencontre. Quel dommage que même textuellement le rapprochement franco-allemand n'ait pu avoir lieu...
Un grand merci au très vénérable (mais sans aucun point) Jean Gérald pour m'avoir soufflé l'idée de cet article.