Le Kaiser et l’Impératrice se promenant dans la Siegesallee ; l’officier qui se tient derrière eux ressemble étrangement au comte von
Hülsen-Haeseler, infortuné chef du cabinet militaire et danseur à thème (voir 16 -
Soirée tragique à Donaueschingen).
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer la Siegesallee dans un précédent billet (voir 15 - Anniversaires). J’y reviens aujourd’hui avec l’aide de Pierre Bertaux dont le style inimitable nous la
fait découvrir sous un jour imprévu.
A son avènement, le jeune Kaiser Guillaume II voulait faire de la nouvelle capitale, Berlin, la plus belle ville du monde, ce qu’elle n’était certainement
pas. Une des plus vivantes, à coup sûr. Il décide en 1897 de faire aux Berlinois le don d’une allée monumentale, colossale ; la Siegesallee, ou allée de la Victoire, une allée de sept
cents mètres de long qui traverse le Tiergarten, le bois de Boulogne berlinois, à partir de la colonne de la Victoire sur la Königsplatz 1.
1 En 1948, la Königsplatz a été rebaptisée place de la république. Quant à la
colonne de la Victoire, ou Siegessäule, elle a été transférée en 1938 sur le rond-point de la Grosser Stern.
Vue de l’Allée de la Victoire depuis la cime des arbres ; au fond à gauche on voit la colonne de la Victoire et à droite le tout nouveau
bâtiment du Reichstag, inauguré en décembre 1894 ; on distingue nettement la voie centrale et ses deux contre-allées au long desquelles s’alignent les statues.
L’autre extrémité de la Siegesallee marquée par la fontaine de Roland (on aperçoit le monument de Frédéric II de Prusse sur la gauche).
Il en paie l’édification et les statues sur sa cassette personnelle 2.
2 Ce n’est pas dans notre pays de liberté, d’égalité, de fraternité, de solidarité,
de prélèvements justes et de transparence toujours plus transparente que l’on verrait de pareils errements…
Il demande à son sculpteur favori, Begas 3, de lui en tracer le
plan. De part et d’autre de l’allée, bordée d’ifs taillés (on aurait sans doute préféré des cyprès à l’italienne, mais ils ne supportent pas les froids de Prusse) Begas dispose trente-deux
monuments consacrés chacun à un souverain, entourés d’un banc semi-circulaire, flanqués de deux statues représentant des familiers du prince. Le tout dans le plus beau marbre qui soit, le marbre
blanc de Carrare.
3 Reinhold Begas (1831-1911), peintre et sculpteur représentatif du style néo-baroque berlinois ; au même moment,
il travaillait aussi sur le cénotaphe de l’empereur Frédéric III, père du Kaiser.
Reinhold Begas ; carte postale éditée avant 1911.
Dans cette galerie de souverains, sorte de musée Grévin de plein air, dix-huit princes appartenant à la dynastie des Hohenzollern 4, les ancêtres et prédécesseurs de Guillaume II, paraissent lui frayer l’allée triomphale et assister muets à son
cortège et à sa gloire.
4 Auxquels il convient d’ajouter pour être complet 9 membres de la maison
d’Ascanie, 2 membres de la maison de Luxembourg et 3 Wittelsbach.
Le Kaiser suivait avec impatience les travaux, qu’il pressait sans cesse. Parfois il allait visiter l’atelier de l’un des sculpteurs, faisant des remarques sur
la façon dont l’artiste avait conçu ou était en train de traiter son sujet ; n’épargnant pas les suggestions, les ordres même, son génie d’essence divine s’étendant aux arts
plastiques.
Carte postale satirique d’Espinasse représentant Guillaume II « dit « Touche-à-Tout » peintre, sculpteur, compositeur,
ingénieur, amiral anglais, colonel russe, autrichien et empereur ».
L’inauguration, en 1901, fut l’occasion d’une parade grandiose. Mais les Berlinois, devant le marbre, restaient de glace, malgré l’enthousiasme officiel de
la presse 5. Le Kaiser en conçut un dépit profond.
5 Goguenards, les Berlinois avaient même affublé cette artère du surnom de
« Puppenallee » (ou « allée des poupées »).
Le Kaiser se promenant sur la Siegesallee.
Pis encore ; Baedeker, contraint par cette nouvelle splendeur ajoutée à la capitale de renouveler, dans sa série des guides, le volume sur Berlin, ne
voulut pas – même pour plaire au souverain – se départir de la tradition d’objectivité qui faisait sa réputation mondiale. L’édition du Baedeker de 1902 signale donc la
Siegesallee, donne les noms des souverains figurés, ceux des sculpteurs, sans commentaire. Il ne l’affecte que d’une seule et maigre étoile qui indique les curiosités, mais il lui refuse les deux
étoiles qui signalent les grandes œuvres d’art. Et pas une seule des statues n’est dotée d’un astérisque supplémentaire.
Guide Baedeker de Berlin et de ses environs, avec les pages consacrées à la Siegesallee (n’ayant pas en ma possession l’édition de 1902, je ne peux
vous présenter que l’édition de 1908).
Le lycée de Joachimsthal à Berlin avant son transfert.
On a exhumé récemment des archives impériales un curieux document. Il s’agit de quatre cahiers d’écoliers dans lesquels les élèves de première du lycée de
Joachimsthal 6 traitent le sujet de dissertation que leur a proposé leur professeur :
« La position des jambes des statues dans la Siegesallee. » Il s’agit de décrire l’attitude de chacun des trente-deux souverains ; de l’attitude générale, mais plus
particulièrement de la position des jambes ; il s’agit d’en déduire le caractère de chacun et d’y relier ses hauts faits 7. L’un des élèves s’en tire très joliment : « Si, par quelque coup du sort, les statues étaient détruites et
que seules en subsistent les jambes ; sachant par ailleurs ce que l’histoire nous apprend des Hohenzollern et du caractère de chacun d’eux, pourrions-nous identifier les
monuments ? » Certainement oui, dit l’élève et il le démontre. « Les souverains guerriers ont une position de jambes belliqueuse, particulièrement Joachim-Hector 8, dont les jambes lourdes et puissantes dénotent un audacieux sabreur. Frédéric-Guillaume II 9 est un souverain sans énergie, comme en témoignent ses genoux gracieusement arrondis. Mais le grand Electeur, quelle
énergie dans ces genoux rigides, ces mollets contractés 10 ! Pour conclure, regardons avec
quelle grâce dans la démarche s’avance le grand Frédéric 11 ! On y reconnaît tout de suite
l’homme d’esprit, l’ami des arts.
6 Ecole fondée en 1607 par le prince-électeur Joachim III Frédéric
(1546-1608) de Brandebourg. Elle quittera ses locaux berlinois initiaux en 1912 pour s’installer à Templin, où elle existe toujours.
7 Aujourd’hui, un tel sujet nous semble relever de la plus pédante des
sottises ; elle était toutefois largement répandue à la fin du XIXe siècle dans tous les pays européens. Pour preuve ce sujet donné
quelques années plus tôt en France dans lequel il était demandé aux malheureux écoliers d’imaginer la réponse de Clovis à l’injonction de saint Rémi « Courbe-toi fier Sicambre » qui
amena cette très courte dissertation (malheureusement sanctionnée par une mauvaise note) de l’élève Alphonse Allais : « Cambre-toi vieux si courbe ! »
8 Joachim II Hector (1505-1571) fut prince-électeur de Brandebourg de 1535 à sa
mort. Plus que pour ses hypothétiques talents militaires, même si l’on a conservé de lui un très beau portrait en armure peint par Lucas Cranach, il est surtout connu pour son goût des
constructions (pavillon de chasse de Grunewald, château de Cöpenick, forteresse de Spandau…) ainsi que pour l’ampleur de la dette publique qu’il laissa à son successeur.
9 Frédéric-Guillaume II (1744-1797) succéda en 1786 à son oncle Frédéric II.
Son goût des plaisirs, son désintérêt pour la chose militaire, ainsi que les revers de la Prusse face aux carmagnoles contribuèrent à lui créer une réputation d’incapable.
10 Frédéric-Guillaume Ier (1620-1688) prince électeur de
Brandebourg, rétablit brillamment la situation politique, économique et militaire de ses états après la calamiteuse guerre de Trente ans.
11 Il est inutile de présenter ici celui que la bonne impératrice Marie-Thérèse
avait surnommé « l’ogre de Berlin ».
Le monument de Joachim II Hector aux jambes lourdes et puissantes d’audacieux sabreur…
Le monument du Grand Electeur aux genoux rigides et mollets contractés.
Frédéric-Guillaume II et ses genoux gracieuseement arrondis.
Le monument de Frédéric II à la démarche si gracieuse.
« Mais, dit encore l’élève, si le cataclysme n’avait épargné que les orteils, pourrait-on encore en tirer des conclusions aussi assurées ? Dans
certains cas, indubitablement ; ainsi pour Jean Ier 12, dont la pointe des pieds, loin d’être – comme on pourrait s’y attendre – étalée en éventail, est au
contraire crispée, ce qui est l’indice d’une active concentration. »
12 Jean Ier de Brandebourg
(1213-1266) régna de façon collégiale avec son frère Othon III ; ils lancèrent la colonisation des marches orientales de leurs états, ce qui accrut le poids politique du Brandebourg
dans le Saint-Empire.
Carte publicitaire de la marque Berger’s Cacao (Robert Berger Herzog. S.M. Hof-Chocoladen-& Cacao Fabrik ; soit en français :
Robert Berger fabriquant de chocolat et de cacao de la cour ducale de Saxe-Meiningen) montrant le monument dédié aux margraves Jean Ier, avec
ses pointes de pieds crispées, et Othon III.
Un autre élève, esprit plus simple, mais plus méthodique, classe les statues en quatre catégories :
1° debout, arrêté, une jambe en avant ;
2° position de marche ;
3° jambes croisées ;
4° le poids du corps également réparti sur les deux jambes.
Encore faut-il subdiviser le point 1, selon que c’est la jambe droite ou la jambe gauche qui est en avant. Toutefois, étant donné que cette distinction
n’est pas d’une interprétation psychologique évidente, nous nous abstiendrons d’en tenir compte.
Ces devoirs d’écoliers sont parvenus entre les augustes mains du Kaiser qui a daigné non seulement les lire, mais les annoter de sa plume. « Très
bien ! » écrit-il plusieurs fois en marge ; et « bravo ! » ou bien : « passable ! » ou bien « Tonnerre ! voilà une audacieuse
interprétation ! »
Il y a tout de même un mystère : l’un des élèves décrit deux des figures, Johann Georg 13 et Johann Sigismund 14
qui, par suite d’un retard dans l’exécution de la commande, n’ont pas encore été mises en place ; d’après quel document l’élève a-t-il travaillé ? En tout cas, pas « sur le
motif ». Le Kaiser commente tout simplement : « Ne sont pas encore en place ; donc jugement prématuré », sans s’étonner outre mesure ; il est habitué aux
miracles 15.
13 Johann II Georg de Brandebourg (1525-1598), fils du prodigue Joachim II
Hector, dut éponger le dettes paternelles et, tout en restant catholique, accueillit de nombreux réfugiés protestants sur ses terres.
14 Johann III Sigismund de Brandebourg (1572-1619) en plus de son margraviat,
devint duc de Prusse en 1618 ce qui allait conduire à la création du royaume de Prusse un siècle plus tard.
15 La statue de Johann-Sigismund fut inaugurée le 30 août 1901 et celle
de Johann-Georg le 18 décembre suivant. Toutefois, emporté par sa verve, Pierre Bertaux n'envisage pas qu'il devait en exister des représentations destinées à satisfaire la supposée
curiosité du public...
L’électeur Jean II Georges de Brandebourg.
Le prince-électeur Jean-Sigismond.
Ces copies d’élèves corrigées d’une main impériale furent photocopiées, confiées au directeur du musée des Hohenzollern 16. Toutefois un haut fonctionnaire du ministère des Cultes (qui régit les lettres et les arts) semble avoir redouté que
des esprits malveillants ne trouvent là matière à redire, ou à rire, et il donne l’instruction formelle de conserver lesdites dissertations et les photocopies dans une enveloppe close et scellée
pour les protéger de curiosités indiscrètes 17.
16 Institution fondée en 1877 au château berlinois de Monbijou par l’empereur
Guillaume Ier, en ouvrant au public des salles destinées à exposer les collections royales d’antiquités et d’objets d’arts afin de magnifier
le rôle joué par la maison de Hohenzollern dans l’histoire allemande.
17 La vie quotidienne en Allemagne au
temps de Guillaume II pp. 174-177.
A titre de conclusion impertinente après ce grand moment de psychologie pour jambes - et aussi pour pieds - rappelons une anecdote du temps du règne
de Frédéric II. A l’époque, alors que le souverain ne brillait pas par son assiduité auprès des dames, tout Berlin s’étonnait de l’assiduité qu’il semblait manifester auprès d’une
danseuse ; finalement, Voltaire y apporta une explication de son cru en suggérant que cette danseuse avait indéniablement des jambes d’homme…
Timbre ouest-allemand édité pour commémorer le bicentenaire de la mort sans descendance du roi.