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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 06:21
221 - Les anglais entrent en guerre

L’Amirauté à Berlin (cliché tiré de : https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Unbekannt/724014/Le-b%C3%A2timent-de-l&39;Amiraut%C3%A9-allemande,-Berlin,-1915.html).

Dans la suite chronologique implacable de l’été 1914 menant à la conflagration, un suspens s’installa brièvement pour savoir si le Royaume-Uni rentrerait dans la lutte ou resterait simple spectateur du conflit, comme il l’avait été en 1870 lors de la guerre franco-allemande… A Berlin, si les politiques penchaient pour la neutralité britannique, cette hypothèse fut rapidement battue en brèche par les militaires.

Franz von Rintelen 1, alors jeune officier affecté au bureau de renseignement de l’Etat-major de la Marine impériale nous fait vivre la journée au cours de laquelle l’ambassadeur du Royaume-Uni à Berlin notifia officiellement au Ministère allemand des Affaires Etrangères la déclaration de guerre de son pays à l’Empire allemand. Il revient ensuite sur les informations contradictoires en provenance de Londres qui précédèrent le dénouement de ce drame.

1 Franz Dagobert Johannes von Rintelen (1878-1949) spécialiste des affaires financières et de renseignement ; il jouera un grand rôle à partir de 1915 à l’ambassade d’Allemagne à Washington.

221 - Les anglais entrent en guerre

Franz von Rintelen (cliché tiré de l’édition française de ses mémoires).

C’est l’après-midi du 4 août 1914. Assis à nos tables nous, les jeunes officiers attachés à l’état-major de l’Amirauté, nous attendons, nous attendons… La guerre a été déclarée et de temps en temps les troupes expédiées vers l’ouest ou vers l’est défilent sous nos fenêtres. Les sons belliqueux des marches militaires éclatent jusque dans nos paisibles bureaux ; nous ouvrons un instant les fenêtres et saluons de la main les camarades que la guerre met en marche.

C’est l’après-midi du 4 août 1914. Nous sommes assis dans nos bureaux à l’Amirauté et nos nerfs supportent à peine la tension d’une plus longue attente. Parfois un bruit court le long des couloirs. Nos chefs ont informé, dit-on, le gouvernement que d’après les renseignements donnés par notre attaché naval à Londres et par nos agents secrets, la Grande-Bretagne ne restera certainement pas neutre. Nous, officiers de l’état-major naval, nous sommes convaincus que bientôt les navires de guerre anglais dirigeront leurs proues vers le sud. Dans la nuit, tandis qu’assis dans nos bureaux, nous parlons anxieusement à voix basse, nous attendons quelque chose, un événement, des nouvelles qui feront de nos pressentiment une réalité. La guerre contre la France et la Russie est une guerre qui sera faite par l’armée de terre, et le rôle de la marine ne sera vraisemblablement pas considérable. Mais si la Grande-Bretagne !... Nous attendons, nous attendons.

C’est l’après-midi du 4 août 1914. La porte de mon bureau s’ouvre ; je reçois de mon chef direct l’ordre d’aller immédiatement au ministère des Affaires étrangères pour y prendre des nouvelles d’importance. Je dois ensuite apporter ces nouvelles dans le plus bref délai à l’Amirauté, rue Königin Augusta.

Je me lève aussitôt mes instructions reçues. Quelques autres officiers se trouvent dans la salle ; et ils retiennent leur respiration pendant que je prends connaissance de mes ordres qui finissent sur ces mots :

« Toutes les minutes sont précieuses. »

Nous avons tous l’impression de l’imminence d’un événement qui nous touche de près. Nous dissimulons notre agitation devant les plantons de service, mais pendant que je m’apprête en hâte, un de mes camarades téléphone à la préfecture de police pour prévenir que dans quelques instants une voiture de l’Amirauté va passer à toute allure Bendlerstrasse 2 ; Tiergartenstrasse 3 et Vosstrasse 4 et qu’elle doit trouver la voie libre.

2 Artère rebaptisée Stauffenbergstrasse en 1955, en hommage au colonel Claus von Stauffenberg, principal acteur de l’attentat du 20 juillet 1944.

3 Artère au sud du parc de Tiergarten ; on y trouve aujourd’hui un bas relief représentant le chancelier Conrad Adenauer et le président de Gaulle.

4 Artère du centre de Berlin sur laquelle le caporal bohémien fit bâtir sa nouvelle chancellerie.

La voiture démarre. Et me voici peu après sur les marches du ministère des Affaires étrangères. Un huissier m’ouvre la porte et je traverse le hall pour me trouver tout à coup dans une vaste salle.

221 - Les anglais entrent en guerre

Sir Edward Goschen (photographie tirée de sa notice wikipédia en anglais).

Je vois deux gentlemen sur un divan de peluche, sir Edward Goschen, ambassadeur de Sa Majesté britannique 5 et Mr. James W. Gerard, ambassadeur des Etats-Unis 6. Le premier a l’air déprimé et parle à voix basse, à demi tourné vers Gerard.

5 Edward Goschen (1847-1924) après avoir été ambassadeur en Autriche-Hongrie de 1905 à 1908 avait été nommé à Berlin.

6 James Watson Gerard (1857-1951) avait été nommé ambassadeur en Allemagne en 1913 ; il jouera par la suite un grand rôle au sein du parti démocrate et contribuera à l’élection de Franklin Roosevelt comme président des Etats-Unis.

C’est l’après-midi du 4 août 1914 et debout dans cette salle, cette scène sous mes yeux, j’en saisis immédiatement la portée. Je connais maintenant la nature des nouvelles que je dois apporter aussi vite que possible à l’Amirauté. Je sais que sir Edward Goschen vient de remettre la déclaration de guerre de son pays et Mr. Gerard, l’ambassadeur américain, est venu au ministère avec lui pour annoncer qu’il est chargé de représenter les intérêts britanniques en Allemagne.

Un instant je sens mes genoux trembler pendant que toute la signification historique de cet incident s’impose à mon esprit. Puis je me rappelle que je suis officier de marine et un enthousiasme sans bornes s’empare de moi. Je vois la Flotte appareiller en quelques minutes et les lourds panaches de fumées crachées par nos flottilles de torpilleurs obscurcir dès ce soir le ciel de la mer du Nord.

221 - Les anglais entrent en guerre

James W. Gerard (photographie tirée de sa notice wikipédia en anglais).

Mais tout à coup je reprends mon sang-froid. Je remarque ce regard d’indifférence sur la face de Gerard assis sur le divan en complet de ville marron et non comme Goschen en redingote et chapeau haut de forme. Goschen est assis très correctement dans une attitude d’angoisse manifeste tandis que Gerard est à moitié vautré sur les coussins. Il a les jambes croisées et il reste là nonchalamment et tout à son aise en faisant tourner son chapeau de paille au bout de sa canne. Les yeux fixés au plafond il murmure avec un calme déconcertant : « Oui, le Mexique finira peut-être bien par demeurer le seul pays pacifique du monde. »

Le Mexique ! un pays déchiré alors par la guerre civile 7 !

7 Depuis 1911, le Mexique était entré en révolution, avec une succession rapide de présidents (Diaz, Madero, Huerta, Carranza), dont plusieurs finirent assassinés ; c’est aussi l’époque au cours de laquelle sévirent Pancho Villa et Emiliano Zapata.

Herr von Jagow, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères 8, pénètre dans la salle et me remet un pli scellé. Je sais ce qu’il contient. Je m’incline d’abord devant le secrétaire puis devant les deux ambassadeurs et me rends à peine compte comment je descends l’escalier. Ma voiture se lance le long des rues parcourues à l’aller jusqu’à l’Amirauté. Aux carrefours, devant les passages encombrés, les agents de police guettent l’auto pour arrêter aussitôt, de la main levée, la circulation et m’éviter tout retard.

8 Gottlieb von Jagow (1863-1935) fut ministre des Affaires étrangères de 1913 à 1916 ; il aurait été le principal inspirateur d’un projet consistant à faire entrer le Mexique en guerre contre les Etats-Unis.

221 - Les anglais entrent en guerre

Gottlieb von Jagow (photographie tirée de sa notice wikipédia).

Devant l’Amirauté le conducteur manœuvre ses freins et sa voiture stoppe brusquement. Deux officiers supérieurs debout à la porte du grand chef s’élancent vers moi. Le capitaine von Bülow, directeur du service central ouvre l’enveloppe.

Il s’absorbe un instant dans sa lecture, puis faisant demi-tour à gauche, il appelle le commandant de la station de T.S.F. de Nauen 9 debout derrière lui :

9 Ville du Brandebourg située à 27 kilomètres au nord-ouest de Potsdam. En 1914 sa station radio était réputée être la plus puissante au monde.

« Commandant. Faites donner Nauen. »

Le commandant se précipite dans son bureau et décroche le récepteur de l’appareil qui communique directement avec cette station.

Deux secondes après la Flotte de Haute Mer saura et encore deux secondes plus tard toutes les flottilles de torpilleurs sauront :

« Guerre avec l’Angleterre ! »

Les stations de la Baltique et de la mer du Nord, les croiseurs de l’Atlantique et nos escadres seront avertis dans peu de minutes.

221 - Les anglais entrent en guerre

Antenne de la station de T.S.F. de Nauen (cliché tiré de sa notice wikipédia en anglais).

Nous avions tous pensé que la Flotte de Haute Mer se mettrait en mouvement aussitôt après la déclaration de guerre britannique ; nous avions imaginé que l’Amirauté deviendrait un centre où se rassembleraient tous les fils de la grande mobilisation navale ; nous avions cru que la marine interviendrait elle aussi dans la lutte pour l’existence du pays. Mais ce que nous attendions avec tant de confiance n’arriva pas ; la flotte resta où elle était et, au lieu de prendre part aux hostilités, l’état-major de la marine s’engagea dans des conflits politiques des plus passionnés. Au moment précis où nous pensions que le commandement naval donnerait l’ordre d’attaquer, nous fûmes convoqués à une conférence d’officiers. Là nous apprîmes ce qui suit :

« Les vues du chancelier d’Empire 10 peuvent se résumer ainsi : nous ne devons pas provoquer la Grande-Bretagne. Les plus hautes autorités britanniques nous assurent que leur pays ne prend part à la guerre qu’en apparence et pour remplir des engagements d’ordre purement militaires qu’on avait laissé ignorer au « Foreign Office. » Toute action énergique de la Flotte allemande provoquerait nécessairement un changement de vues en Angleterre. »

10 Theobald Theodor Friedrich Alfred von Bethmann Hollweg (1856-1921) était chancelier d’empire depuis le 14 juillet 1909.

221 - Les anglais entrent en guerre

Telle était l’opinion du chancelier ; ce n’était pas celle de l’Amirauté ; et il était à prévoir que les hommes politiques ne s’entendraient pas avec les amiraux pour cette interprétation des intentions britanniques avant la guerre et au moment où elle éclaterait.

Peu avant la guerre déjà les deux partis étaient profondément divisés sur cette question : l’Angleterre prendra-t-elle part à la guerre ou non ? Cette divergence de vues s’était fort accentuée au début du mois d’août, alors que les hostilités étaient déjà engagées à fond sur le continent ; mais l’Angleterre conservait encore son attitude de réserve.

Chaque fois qu’arrivait de Lichnowsky, notre ambassadeur à la cour de Saint-James 11, un télégramme annonçant que l’Angleterre ne songeait ni à rompre avec son principe de non-intervention dans les querelles européennes, ni à prendre les armes contre l’Allemagne, le capitaine von Müller 12, notre attaché naval à Londres télégraphiait de son côté pour avertir que tout faisait croire que l’Angleterre était sur le point d’ouvrir les hostilités sur mer. Cet état de chose finissait même par devenir grotesque. Tous les jours arrivaient des télégrammes affirmant ces deux points de vue opposés jusqu’à ce que finalement la guerre éclatât, l’Angleterre s’étant proclamée notre ennemie.

11 Karl Max von Lichnowsky (1860-1928) était ambassadeur de l’Empire allemand à Londres depuis 1912.

12 Ce nom étant très commun en Allemagne, il ne m’a pas été possible d’identifier cet officier ; il ne faut toutefois pas le confondre avec le commandant Karl von Müller (1873-1923) qui commandait le croiseur Emden dans l’escadre du Pacifique.

221 - Les anglais entrent en guerre

L’ambassadeur von Lichnowsky (photographie tirée de sa notice wikipédia).

Le matin même du 4 août, jour de la déclaration de guerre britannique par le canal de sir Edward Goschen, le capitaine von Müller avait télégraphié en ces termes :

 « Je demeure convaincu que malgré l’opinion contraire de l’ambassadeur il se prépare ici du vilain pour nous. »

Dans la matinée du 5 août, douze heures après la déclaration formelle de la guerre, alors que personne n’attendait plus de télégrammes de notre ambassade à Londres, le prince Lichnowsky câblait encore :

« Le vieux gentleman (Asquith 13) vient de me déclarer, les larmes aux yeux, qu’une guerre est impossible entre nos deux peuples unis par les liens du sang. »

13 Herbert Henry Asquith (1852-1928), 1er comte d’Oxford et Asquith, était premier ministre du Royaume-Uni depuis le 8 avril 1908.

221 - Les anglais entrent en guerre

Herbert Henry Asquith (portrait tiré de sa notice wikipédia).

Le Kaiser l’annota de sa grande écriture si caractéristique et il écrivit en marge du télégramme de l’ambassadeur :

« Quel réveil pour cet homme, quand il sortira de ses rêves diplomatiques ! »

Les opinions du chancelier d’Empire n’avaient donc rien pour nous surprendre. Le hasard voulut que je dusse rencontrer l’amiral von Tirpitz quelques heures après. Des amitiés de famille lui avaient à l’occasion permit de me prendre pour confident. Je le trouvai dans un état de véritable désespoir. Il était assis dans son fauteuil, vieilli de plusieurs années et me dit à différentes reprises qu’il n’avait pas le moindre désir d’aller à Coblence « avec ce maudit Quartier Général ». Il craignait de s’y trouver échec et mat ; et pendant qu’il parlait ainsi comme pour lui-même, je vis soudain un abîme se creuser devant nous. A cette heure terrible, alors que tout en Allemagne eût dû se subordonner à la seule volonté de sauver la patrie menacée de tous côtés par ses ennemis, c’étaient des intrigues, des malices et des mobiles d’ordre personnel et mesquin qui dominaient la situation. Alors que Tirpitz aurait dû prendre le commandement de la Flotte de Haute Mer et concentrer ses unités dans la mer du Nord, le chef du cabinet naval, l’amiral von Müller 14 et quelques personnes de son entourage faisaient les plus grands efforts pour le couler, le chancelier avait fait valoir auprès de l’empereur que Tirpitz était trop âgé pour remplir en temps de guerre des fonctions aussi importantes 15.

14 Georg Alexander von Müller (1854-1940) était chef du cabinet maritime du Kaiser depuis 1906.

15 L’amiral Tirpitz avait alors 65 ans, soit un an de moins qu’Helmuth von Moltke qui dirigeait le Grand Etat-Major général de l’armée allemande...

221 - Les anglais entrent en guerre

L’amiral von Müller (portrait tiré de sa notice wikipédia).

Il va sans dit que le corps des jeunes officiers n’avait, dans ces circonstances aucune envie de faire passer la politique avant les considérations purement militaires. Cela était d’autant moins probable que nous savions depuis des années que rien ne pouvait compenser notre infériorité numérique sur mer, sinon le succès d’une offensive rapide prenant l’ennemi au dépourvu. La tactique qui prévalut alors de parer tout simplement les mouvements que ferait l’ennemi fut loin de rallier nos suffrages. Il fallut néanmoins donner un certain jeu à notre besoin d’agir et nous mîmes donc toute notre énergie à encourager l’activité de nos croiseurs dans le reste du monde. 16

16 Mes souvenirs de guerre secrète (Payot ; Paris, 1933) pp. 9-15.

221 - Les anglais entrent en guerre
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7 mars 2023 2 07 /03 /mars /2023 18:10
215 - Les combinaisons du Figaro

L’actualité nous rappelle à quel point la préparation et l’équipement des troupes ainsi que la constitution de stock de matériel adapté sont nécessaires en cas de guerre. C’est curieusement une évidence que l’on redécouvre à chaque conflit. Ainsi en fut-il déjà en 1914, comme en témoigne René Chambre 1, alors aviateur dans la M.S. 12, première escadrille de chasse française.

1 René Michel Jules Joseph Chambe (1889-1983) jeune lieutenant de cavalerie a rejoint l’aviation en décembre 1914. Après la guerre il y poursuivra sa carrière et créera en 1936 le service historique de l’armée de l’air avant de devenir ministre de l’information du général Giraud à Alger puis chef de cabinet de ce dernier lorsque celui-ci coprésidera avec le général De Gaulle le Comité Français de Libération Nationale et enfin, après avoir participé au débarquement en Provence, chef de cabinet du général de Lattre de Tassigny, commandant de la Ire armée. Le lecteur intéressé par cet officier pourra se connecter au site : https://generalrenechambe.com/.

215 - Les combinaisons du Figaro

René Chambe (portrait tiré de l’ouvrage dont la couverture ouvre ce billet).

On ne peut pas dire que la France ait été surprise par la déclaration de guerre de 1914, elle s’y attendait et s’y préparait depuis des années. Elle apparaissait alors comme la première puissance militaire du monde. Seule, l’Allemagne serait en état de lui disputer ce titre. Mais dans la préparation de leurs armées, l’une comme l’autre, auraient des lacunes à se reprocher, dues à des erreurs d’appréciation, ou à un manque évident d’imagination. Personne n’allait prévoir avec clairvoyance la forme que devraient prendre les hostilités, encore moins leur durée.

La guerre éclaterait l’été, à la belle saison (sur ce point tout le monde était d’accord) et n’excéderait pas quelques semaines. L’effroyable force de destruction (déjà) des engins modernes ne permettrait certainement pas à l’homme de subsister longtemps sur le champ de bataille. L’un des deux camps – le plus éprouvé – serait fatalement amené à déposer les armes dans un délai très court. Il était impensable que les hostilités pussent se prolonger au-delà de l’automne. Sur ce second point l’Histoire devait se charger de donner la réplique aux augures.

L’été avait passé et, à son tour, l’automne ; l’hiver était venu. L’armée française (comme l’armée allemande) s’était laissé surprendre par les grands froids, sans que rien eût été préparé pour l’en préserver. Pas d’équipements spéciaux, pas de vêtements chauds, pas de vareuses molletonnées, pas de tricots de laine, pas même de gants fourrés, rien. Il avait fallu tout improviser pour doter les combattants du strict indispensable. Un effort énorme avait été entrepris en faveur des fantassins transformés en taupes misérables, dans leurs tranchées emplies de boue, de neige et de glace. Ils montaient la garde nuit et jour sans pouvoir ni s’abriter, ni se chauffer. Il était légitime que ce fût sur eux, avant tous autres, que s’exerçât la vigilance du commandement et que se penchât la tendre pitié de l’opinion publique.

Les peaux de moutons, les passe-montagnes, les bottes matelassées et les mitaines avaient fait leur apparition. Les combattants du sol étaient maintenant à peu près correctement pourvus.

215 - Les combinaisons du Figaro

Une vision un peu moins optimiste (et sans doute bien plus réaliste) que celle de René Chambe sur l’équipement d’hiver des poilus.

Pour les aviateurs, personne n’y avait pensé. Rien de plus naturel. Malgré l’admiration qu’on leur portait, on se représentait mal leur existence. On ignorait tout des conditions dans lesquelles les équipages avaient à remplir leurs missions. On savait qu’ils étaient bien logés près de leurs terrains, dans des villas et parfois des châteaux, qu’ils étaient bien nourris, qu’ils mangeaient dans des assiettes, avec des serviettes, comme en temps de paix, qu’ils couchaient dans de vrais lits, qu’ils portaient de ces belles bottes lacées et de ces beaux képis noirs, ou bleu-de-ciel, qu’avaient popularisés les gravures de la Vie Parisienne 2 3, mais on ne savait pas qu’en vol ils étaient dénué de tout, qu’ils affrontaient tous les jours à 2.000 mètres ou 3.000 mètres d’altitude des froids mortels de – 30 à – 40°. L’ère des avions fermés, des cockpits, n’était pas née, elle ne s’ouvrirait que dans un quart de siècle. Pour le moment, les aviateurs tenaient l’air des heures durant sur leurs frêles ailes de libellules, immobiles dans des fuselages invraisemblables, ouverts à tous les vents, faits d’une simple toile tendue sur quelques bouts de bois. L’hiver venu, on ne leur avait rien distribué. Ils ne possédaient toujours que leur veste de cuir, si enviée cependant des autres armes, la même qui leur servait l’été. Pas de survêtements chauds, pas de bottes fourrées. Les plus débrouillards s’étaient procuré, de-ci de-là, quelques peaux de bique et se les prêtaient entre eux. La future combinaison de l’aviateur, hermétiquement close, était encore dans les limbes. Personne ne l’avait dessinée. Les aviateurs souffraient cruellement.

2 Magazine illustré fondé en 1863 ; pendant la guerre il fut surtout célèbre pour avoir publié nombre d’annonces de marraines de guerre. C’est dans ses colonnes que Colette publia ses premières nouvelles.

3 On reconnaît bien là ce fond de jalousie qui, sous le couvert du vocable d’Egalité, se tapit au fond de notre subconscient national et fait préférer l’abaissement de tous à l’élévation de certains…

215 - Les combinaisons du Figaro

L’image populaire de l’aviateur français au début du conflit (carte postale d’époque tirée de l’excellent site : http://bleuhorizon.canalblog.com/archives/2007/02/24/4117538.html).

Or un jour le journal Le Figaro, informé de cette situation, s’était avisé d’y remédier par une campagne bien menée. Il avait alerté l’opinion. Les meilleures plumes de ses rédacteurs avaient décrit avec des détails de circonstance ce que pouvaient représenter ces vols de guerre par des températures que nul ne soupçonnait, dans le tourbillon glacé des hélices. Les mains gelées, les visages gelés, les pieds gelés ne se comptaient plus dans les escadrilles. Certains pilotes en étaient venus à voler avec des chaussons de laine et des galoches de bois, comme en portent les paysans dans les étables.

Le Figaro avait ouvert ses colonnes à une souscription, en espèce et en nature, pour suppléer à la carence de l’Intendance militaire (elle avait tant à faire !) et doter sans retard les aviateurs de vêtements chauds. La population parisienne avait, à son habitude, réagi avec tout son cœur. De nombreux dons, la plupart anonymes, avaient été déposés au guichet du grand quotidien. Pelisses d’hommes, manteaux de fourrure de femmes, certains de très haut prix, étoles et manchons, astrakans, chinchillas, skunks, visons et même zibelines avaient été ainsi livrés au ciseau du couturier, pour devenir doublures de combinaisons d’aviateurs. Cette fois, la combinaison de vol était née, créée par un tailleur militaire de la capitale, peut-être bien Bidal ? Il n’y avait pas eu de quoi fournir encore tous les équipages, mais en quelques jours Le Figaro avait été en mesure de procéder à une première distribution exclusivement réservée aux escadrilles engagées sur le front. Le commandement, informé, avait lui-même averti par voie officielle les chefs de formation et les avait autorisés à déléguer à Paris un représentant, pour recevoir du Figaro un contingent de deux manteaux, ou de deux combinaisons fourrées, au choix.

Celles-ci marquaient un progrès considérable qui avait enchanté les aviateurs. D’une seule pièce, serrées au cou, aux poignets et aux chevilles, de forte toiles, de cuir, ou de moleskine à l’extérieur, de fourrure (parfois la plus rare et la plus riche) à l’intérieur, elles ne présentaient aucune ouverture qui ne pût être étroitement fermée.

Plus encore qu’à la satisfaction de pouvoir combattre sans avoir à supporter de terribles froids, l’aviation avait été sensible à celle de constater un tel mouvement d’affection de la population française à son égard.

215 - Les combinaisons du Figaro

Le lieutenant de Bernis 4 avait envoyé au Figaro, comme étant, avec ses cheveux poivre et sel, le plus sérieux, et par son domicile d’avant-guerre, le plus parisien d’entre nous, Méseguich 5 prendre livraison du lot attribué à la M.S.12.

4 Pons Raymond Guillaume Jules de Pierre de Bernis (1880-1945) était alors commandant de l’escadrille M.S.12.

5 Calixte Léon René Mesguich (1874-1917) diplômé en architecture – il fera les plans de la villa algéroise de la reine exilée Ranavalona III de Madagascar –, passionné par le vol avant même le début du conflit il rejoint l’aviation dès le 24 août 1914 et la M.S.12 le 12 février 1915 ; il disparaîtra en mer aux commandes de son hydravion. Sa biographie complète peut être consultée sur : https://p7.storage.canalblog.com/71/03/702570/126884639.pdf.

215 - Les combinaisons du Figaro

Portrait de René Mesguich (tiré de : https://gw.geneanet.org/smesguich?lang=fr&n=mesguich&oc=0&p=calixte+leon+rene).

Quarante-huit heures plus tard, Méseguich était revenu sous les lazzis d’usage de toute l’escadrille envieuse, porteur de deux de ces merveilleuses combinaisons ultra modernes.

Il avait les yeux encore pleins d’étoiles, éblouis de tout ce qu’ils avaient vu.

– Mon vieux, y en avait haut comme ça, jusqu’aux fenêtres, qui attendaient ! Je connaissais justement un des rédacteurs préposés à la distribution. Ils savaient plus qu’en faire là-bas. On n’aurait jamais cru ! de ces manteaux de femme d’un bath ! De la zibeline parfumée à l’origan 6 tant que tu en aurais voulu !

6 En plus de ses propriétés aromatiques, l’origan est aussi antiseptique et fongicide.

– Pourquoi n’en as-tu pas rapporté ? avait interrogé Navarre 7, la lèvre gourmande.

7 Jean Navarre (1895-1919) sera un des as français de la première guerre mondiale avec 12 victoires aériennes homologuées.

– Non, des fois, tu charries ! On aurait tous eu l’air de gonzesses 8. Tu te vois descendu en combat aérien par un boche, en manteau de zibeline ?

8 Toutes mes excuses à la femme Rousseau et à ses coreligionnaires écumantes pour ces propos sexistes, mais le respect de la vérité historique, comme du témoignage de René Chambre, m’obligent à les retranscrire…

Les rires avaient éclaté et Méseguich avait été absous. L’escadrille s’était enrichie de ces dons généreux, fort appréciés de tous. Un ordre avait été établi, pour que chaque membre du personnel navigant de la M.S.12 en bénéficiât à son tour. 9

9 René Chambre Au temps des carabines (Flammarion ; Paris, 1955) pp. 109-112.

215 - Les combinaisons du Figaro

Dans son numéro du 20 août 1915, le Figaro confirmait en sa page 3 le succès de son initiative, tout en donnant les chiffres de ses distributions :

Un certain nombre d'aviateurs permissionnaires sont venus nous demander, ces jours-ci, des nouvelles de certaines “combinaisons fourrées ” distribuées par le Figaro l'hiver dernier, et qui eurent une fort bonne presse, comme on dit, dans le monde des spécialistes. Et les permissionnaires qui ne connaissaient que de réputation les “combinaisons” du Figaro nous posaient la question attendue: “Est-ce qu'il en reste? ”

Hélas! Non. Pour le moment, il n'en reste pas: un don important, spécialement réservé aux aviateurs, nous a permis de commander en quelques semaines et de distribuer, au fur et à mesure des livraisons, 351 combinaisons, 364 paires de bottes et 352 paires de gants fourrés ; à quoi divers dons en nature et en espèces nous ont permis d'ajouter 14 paletots fourrés, 50 passe-montagnes fourrés, 50 cols de fourrure et 2 manchons. Tout cela a disparu... comme dans un nuage, et pour l'instant notre stock de fourrures est épuisé.

215 - Les combinaisons du Figaro

Manteau de fourrure d’aviateur (cliché tiré  de : http://bleuhorizon.canalblog.com/archives/2007/02/24/4117538.html).

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22 août 2021 7 22 /08 /août /2021 17:11

L’Adriatique constitua un front secondaire tout au long de la Première Guerre mondiale. La flotte impériale et royale austro-hongroise y fut bloquée dès le début du conflit par les flottes françaises et britanniques, renforcées en 1915 par la marine italienne. De ce fait, les navires de la double monarchie se limitèrent à des raids rapides contre les ports tenus par les Alliés et par l’envoi de sous-marins pour forcer le barrage installé dans le canal d’Otrante. C’est le récit de l’un de ces raids mené par le capitaine de vaisseau Horthy (alors commandant du croiseur Novara 1) le 5 décembre 1915 que je vous propose aujourd’hui.

1 Croiseur lancé à Fiume en février 1913. Cédé à la France qui le rebaptisera Thionville en 1920 suite au traité de Saint-Germain, il servira comme navire école de torpillage jusqu’à son déclassement en 1932 ; il sera ferraillé en 1941.

181 - Raid en Adriatique

A une autre occasion, mon « Penkala » 2 annonça que des télégrammes ennemis parlaient à plusieurs reprises d’une flotte qui devait livrer des canons pour remplacer les batteries, les munitions et les provisions détruites, et qui étaient destinée aux armées monténégrine et serbe. Il ne pouvait cependant pas déchiffrer le point de départ et le point d’arrivée de cette mission. Je réfléchissais : Durazzo 3 était trop loin du Monténégro, et Antivari 4 trop près de la baie de Cattaro 5. Je supposai qu’ils devaient débarquer à San Giovanni di Medua 6, le port albanais occupé à ce moment-là par les Serbes 7.

2 « Dans notre marine de guerre, tous les cadets et lieutenants de frégate qui ne s’étaient pas révélés particulièrement aptes au métier des armes étaient versés dans la réserve, pour pouvoir se faire une vie qui leur convînt. Au début de la guerre, le directeur général d’une grande fabrique, qui avait été autrefois cacique à l’académie de marine, mais l’avait bientôt quittée, fut mobilisé. Que pouvait-on faire de lui ? Faisons de lui notre « Penkala », proposai-je ; ce nom était celui d’un officier du contre-espionnage allemand, qui avait un don particulier pour déchiffrer les codes ennemis. Après peu de temps, notre « Penkala » à nous travaillait de façon parfaite » Mémoires de l’amiral Horthy régent de Hongrie (Librairie Hachette ; Paris, 1954) p. 63.

3 Port sur la côte d’Albanie, connu sous le nom d’Epidamne par les Grecs et de Dyrrachium par les Romains, il s’appelle aujourd’hui Durrës et constitue le principal pôle commercial du pays.

4 Port du Monténégro aujourd’hui connu sous le nom de Bar.

5 Port du Monténégro situé au fond d’une profonde ria débouchant sur l’Adriatique aujourd’hui connu sous le nom de Kotor ; longtemps occupé par les Vénitiens il appartint à l’Autriche de 1815 à 1918. Sa région est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1979.

6 Port du nord-ouest de l’Albanie aujourd’hui connu sous le nom de Shëngjin.

7 Dans le cadre de la campagne de 1915 dans les Balkans les troupes serbes, attaquées à la fois par les Austro-hongrois et les Bulgares, qui se repliaient vers la mer avant d’être évacuées à Corfou par les flottes alliées avaient occupé les ports albanais.

Je demandai au commandant de la flottille quatre destroyers, pour pouvoir me défendre contre une attaque à l’improviste par des forces supérieures en nombre. Je quittai le port à onze heures du soir pour tenter ma chance. L’essentiel était d’arriver sans être vu à l’entrée du port, où se trouvaient, comme nous le savions, dix canons. Nous longeâmes de très près la côte verticale albanaise et nous approchâmes de San Giovanni. Nous découvrîmes là-bas une maison d’un étage, où devaient dormir, selon nos calculs, les canonniers. Une seule salve suffit pour balayer la maison, ce qui rendit les batteries inutilisables.

181 - Raid en Adriatique

Le port de San Giovanni di Medua (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Segelschiffe_im_Hafen_v.San_Giovanni_di_Medua._(BildID_15571210).jpg).

Le cœur battant, je continuai. Allions-nous trouver quelque chose ? Bientôt nous aperçûmes, à notre grande joie, le port rempli de navires qui, comme nous devions l’apprendre plus tard, étaient arrivés la veille au soir. Ça, c’était de la chance. Si nous étions venus un jour plus tôt, nous aurions trouvé un port vide, et le lendemain la majeure partie du matériel aurait été débarquée. Je permis aux équipages des bateaux ennemis de gagner terre. Puis nous ouvrîmes le feu. Un des navires explosa, l’autre brûla, le troisième coula sans bruit. Un voilier brûlait avec des flammes curieusement jaunâtres ; je supposais qu’il était chargé de sel. Nous fîmes même un butin excellent, en nous emparant des conserves d’un bateau incendié : celles-ci devaient profiter plus tard à notre armée en Albanie.

Le travail une fois terminé, les canons ennemis, sur les hauteurs de la ville, se firent entendre. Ils tiraient cependant si mal qu’il leur fallut un quart d’heure avant que leur tir s’approchât de nous. En changeant nos positions, nous n’encaissâmes au cours de cet engagement, qui avait duré une heure et demie, qu’un seul coup direct. C’était le navire hôpital, et nous fûmes ainsi privés de notre excellent chef de division, qui, par surcroît, était le capitaine de notre équipe de football et également un excellent violoniste.

Nous avions coulé vingt-trois navires et voiliers, et pouvions rebrousser chemin, contents de nous. C’est seulement après l’occupation de San Giovanni que nous apprîmes que le port était défendu par une triple rangée de mines nous avions réussi à la forcer. Notre action devait se révéler une excellente préparation pour l’attaque de Lovtchen, en 1916 8.

8 Le mont Lovtchen domine les bouches de Cattaro et protégeait à l’époque la route de la capitale du Monténégro. Après l’écrasement de la Serbie, l’armée austro-hongroise défit l’armée monténégrine et le gouvernement du royaume fut finalement contraint de capituler le 23 janvier 1916.

Pendant le trajet de retour, le destroyer Warasdiner 9 annonça un sous-marin ennemi qui s’était échoué. Il s’agissait du sous-marin français Fresnel 10 qui se trouvait sur un banc de sable à l’embouchure du Bojana 11. J’y envoyai les officiers, sur une barque à moteur, pour qu’ils conduisent l’équipage français à bord et qu’ils examinent si nous pouvions remorquer le sous-marin. Cela se révéla impossible, car une torpille avait explosé à l’intérieur du tube, et avait déchiqueté l’avant du sous-marin. Il fallut tirer quelques coups pour obliger l’équipage à capituler. Le commandant français, le lieutenant de vaisseau Jouan 12, était désespéré. Il guettait depuis quelques semaines, sans le moindre succès, et maintenant il était même échoué au seul endroit dangereux de cette côte rocheuse 13. Je le consolai aussi bien que je pus.

9 Destroyer initialement lancé en 1913 à Trieste sous le nom de Lung Tuan pour le compte de la Chine, il fut racheté par l’Autriche-Hongrie dès le début de la guerre ; il sera cédé à l’Italie en 1920 avant d’être démantelé l’année suivante.

10 Sous-marin de la classe Pluviôse (Q65) envoyé en Adriatique pour participer au blocus de la flotte austro-hongroise.

11 Fleuve albanais de 41 kilomètres de long, actuellement connu sous le nom de Buna.

12 René Stanislas Jouen (1883-1964) était commandant du Fresnel depuis le 16 janvier 1914 ; il sera cité à l’ordre de l’armée navale pour son comportement lors de la perte de son navire : « Son bâtiment s’étant échoué, a pris judicieusement toutes les mesures que comportait la situation, a su inspirer à ses hommes le sang-froid et le courage les plus parfaits et n’a rendu à l’ennemi qu’un bâtiment inutilisable » (informations tirées de : http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_jouen_rene.htm). L’amiral Horthy, à moins que cela ne soit son traducteur, l’ont sans doute confondu avec René Marie Jouan (1894-1972), officier de marine et écrivain prolifique.

13 Cet échouage n’était pas dû à une erreur de navigation mais à l’attaque du bâtiment par le SMS Warasdiner et par des hydravions de la marine austro-hongroise.

181 - Raid en Adriatique

Le Fresnel (image tirée de la notice wikipédia en allemand qui lui est consacrée).

Arrivé à Bocche 14, on interna les prisonniers de guerre. Le lendemain, notre mort, ainsi qu’un Français qui avait succombé à ses blessures, à bord, furent solennellement ensevelis. Le cercueil du Français était recouvert du drapeau tricolore, et orné du même nombre de couronnes que celui de mon chef de division. Au lieutenant Jouan, j’avais donné mon adresse et l’invitai à m’écrire s’il avait besoin de quelque chose pendant son temps de détention. A sa demande, je lui envoyai plus tard des livres français.

14 Cattaro.

Après la première guerre mondiale, je reçus, à la demande de l’ambassade de France, deux journalistes parisiens. J’étais très économe en interview, car on vous attribuait souvent des paroles qu’on n’avait pas prononcées. Mais les deux Français s’en tinrent à ma demande, et ne me posèrent pas de questions compromettantes. Ils se bornèrent à quelques détails au sujet du Fresnel. Le Temps 15 avait en effet publié une interview exacte, mais le journaliste avait malheureusement confondu le Fresnel avec un autre sous-marin, le Monge 16. Le premier officier de ce dernier protesta, dans Le Temps, mais le lieutenant Jouan avait immédiatement répliqué en précisant qu’il s’agissait d’une confusion, et souligné avec quelques mots très amicaux l’accueil chevaleresque qui leur avait été réservé, à lui et à ses camarades. Il est à craindre qu’au cours de la seconde guerre mondiale, de pareils faits ne se soient pas reproduits. 17

15 Quotidien conservateur fondé en 1861 ; c’est un des grands journaux de l’époque principalement destinés aux élites de la société. Il avait son siège dans l’immeuble situé au 5-7 rue des Italiens (lequel accueille aujourd’hui le pôle financier du tribunal de grande instance de Paris).

16 Sous-marin de la classe Pluviôse (Q67) détaché à Brindisi lors de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Alliés. Eperonné le 28 décembre 1915 par le croiseur Helgoland, il parvient à rejoindre la surface où il se saborda pour ne pas tomber aux mains de la marine austro-hongroise ; son commandant, le lieutenant de vaisseau Roland Morillot, deux quartiers-maîtres et le chien mascotte du bâtiment disparurent dans le naufrage.

17 Mémoires de l’amiral Horthy régent de Hongrie pp. 63-66.

En guise d’épilogue à ce raid, le BBPD (bâtiment base de plongeurs démineurs) Pluton de la marine française a effectué en juillet de cette année une mission en Adriatique qui lui a permis de localiser deux épaves qui pourraient bien être celles du Monge et du Fresnel : http://www.opex360.com/2021/08/01/la-marine-nationale-a-repere-les-epaves-presumees-de-deux-de-ses-sous-marins-coules-en-1915/

En écrivant ce billet, j’ai une pensée respectueuse pour mon grand-père maternel, Jean-Marie Riou (Telgruc 1894 - Brest 1968), alors matelot sur le contre-torpilleur Bombarde.

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1 novembre 2020 7 01 /11 /novembre /2020 09:23
168 - La perte du Viribus Unitis

Le Viribus Unitis (illustration tirée de sa notice wikipedia).

Il y a 102 ans de cela disparaissait le Viribus Unitis, premier dreadnought de la marine impériale et royale austro-hongroise. Lancé le 24 juin 1911 à Trieste, il devait son nom à la devise personnelle du bon Empereur François-Joseph. Il transporta les dépouilles de l’archiduc François Ferdinand et de son épouse de Split à Trieste après leur assassinat. Affecté à la première division de cuirassés, il avait sa base dans le port de Pola (aujourd’hui Pula en Croatie) et croisa en Adriatique pendant toute la durée de la guerre.

A la fin du mois d’octobre 1918, devenu navire amiral de la flotte que commandait en chef l’amiral Horthy, il attendait en rade de Pola les ordres du bienheureux Empereur Charles Ier, au moment où la défaite de la double monarchie était devenue inévitable.

Le 28 octobre 1918, je reçus l’ordre de Sa Majesté de remettre la flotte au Conseil national des Slaves du Sud.

Cet ordre était accablant. L’avenir devant nous fût-il sombre et triste, il était quand même trop dur de faire cadeau, sans lutte, de notre flotte glorieuse et jamais vaincue. Aucun ennemi ne nous guettait, l’Adriatique était vide. Mais il ne me restait rien d’autre à faire que de recevoir le Comité des Slaves du Sud. L’entretien fut fixé le 31 octobre à neuf heures du matin, à bord de mon navire-amiral, le Viribus Unitis.

168 - La perte du Viribus Unitis

L’amiral Miklós Horthy (timbre hongrois de 1938).

Dans mon appartement officiel se réunirent le chef d’état-major de la flotte, le capitaine de frégate von Konek, les commandants de la deuxième et de la troisième division, les capitaines de ligne Lauffer et Schmidt, ainsi que le commandant de la seconde flottille de torpilleurs. Les représentants du comité national yougoslave étaient le docteur Tresitch-Pavitchitch, le docteur Yvo Cok et Wilim Bukseg, ainsi que quelques représentants du comité local de Pola, parmi lesquels se trouvait, à mon grand étonnement, le capitaine de frégate Method Koch.

L’entretien fut bref et froid. Le désir des Slaves du Sud d’amener le drapeau rouge blanc rouge et de hisser celui des Yougoslaves fut refusé par moi. Jusqu’à quatre heures et demie, l’heure à laquelle je quittai le port, mon drapeau de commandement, ainsi que le drapeau rouge blanc rouge, restèrent hissés sur mon navire.

168 - La perte du Viribus Unitis

Drapeau de la marine impériale et royale.

Le document suivant fut établi :

« Il a été pris acte de la remise, sur l’ordre de Sa Majesté Impériale et Royale, de la flotte austro-hongroise aux délégués légaux du Conseil National des Slovènes, Croates et Serbes, à Zagreb. La flotte impériale et royale, y compris son matériel et ses approvisionnements, est donc ainsi remise, sous réserve du faire-valoir du droit de propriété des Etats qui ne sont pas ceux des Slaves du Sud, ainsi que des nations qui constituaient jusqu’à maintenant la monarchie austro-hongroise au Comité National des Slovènes, Croates et Serbes, à Zagreb, – Pola, le 31 octobre 1918. »

Puis nous signâmes.

Le docteur Tresitch-Pavitchitch me demanda de transmettre aux officiers de marine à bord le désir du Comité national de continuer leur service aux conditions existantes. Mais en dehors des Croates et des Slovènes, personne ne resta à bord.

Je demandai à qui je devais remettre le commandement de la flotte. Mais mes interlocuteurs n’avaient pas pensé à ce problème. Je proposai ainsi mon capitaine de pavillon, de Vukovitch 1 ; cette proposition fut acceptée, avec des hésitations, bien que Vukovitch fût de nationalité croate.

1 Janko Vukovic de Podkapelski, né à Jezerane (Croatie) en 1871, était alors commandant du Viribus Unitis.

A quatre heures et demie sonna l’heure la plus triste de ma vie, jusqu’alors si heureuse. Lorsque je montai sur le pont du Viribus-Unitis, tout l’équipage du navire y était rassemblé. J’étais tellement ému que quelques moments passèrent avant que je pusse leur adresser un bref mot d’adieu. J’emportai avec moi le portrait que Sa Majesté François-Joseph avait donné au navire-amiral, qui portait sa devise : « Viribus Unitis », le pavillon d’honneur en soie, ainsi que le pavillon de commandement.

Au moment même où j’emportais le pavillon de commandement, on amena notre drapeau sur tous les navires, un drapeau qui jamais n’avait capitulé devant l’ennemi. Les officiers, dont beaucoup de Croates et de Slovènes, quittèrent après moi le navire.

C’est ainsi que tout service régulier cessa à la flotte. Les postes les plus importants restaient vacants. La lumière électrique s’éteignit. Il n’y avait plus de garde à l’entrée du port.

C’est ainsi qu’il arriva que, le lendemain matin, deux officiers italiens réussirent à entrer dans le port à l’aide d’un instrument récemment découvert, pour attacher une mine sous-marine à retardement au Viribus-Unitis. Lorsqu’ils tentèrent de gagner la côte à la nage, un sous-officier les aperçut, les fit ramener. Arrivés à bord, ils demandèrent, pleins d’excitation, à parler au commandant, auquel ils annoncèrent que la mine allait exploser dans quelques minutes 2. Le commandant de la flotte, le capitaine de ligne de Vukovitch, ordonna aussitôt l’abandon du navire. Lui-même se rendit à la passerelle de commandement et sombra après l’explosion, avec le navire-amiral. Honneur à sa mémoire.

2 Raffaelle Rosetti (1881-1951) officier de marine diplomé en mécanique navale de l’Ecole polytechnique de Milan avait mis au point une « torpille humaine » baptisée Mignatta (sangsue) et manœuvrée par deux hommes pour s’introduire discrètement dans des ports ennemis et poser des mines ventouses sur les coques des navires qui s’y trouvaient. Dans la nuit du 30 octobre au 1er novembre 1918, en compagnie de Raffaelle Paolucci s’est lui qui entra dans le port de Pola et cibla le Viribus Unitis avant d’être capturé.

168 - La perte du Viribus Unitis

La fin du Viribus Unitis (illustration tirée de https://www.naval-encyclopedia.com/ww1/austro-hungary/Tegetthoff-class-battleships).

Quelques officiers et sous-officiers qui ne purent quitter le navire à temps se sauvèrent à la nage, en abandonnant tous leurs biens. Ils me rejoignirent dans ma villa, et c’est par eux que j’appris que notre navire-amiral n’avait pas survécu à son changement de destinée. Je leur fis cadeau d’uniformes et de vêtements civils. Puis je fermai ma maison, où j’avais vécu tant de jours heureux, où mes enfants étaient nés, et lui fis un éternel adieu. Je laissai derrière moi tous les meubles, toute l’argenterie, les tapis et les tableaux. 3

3 Mémoires de l’amiral Horthy régent de Hongrie (Librairie Hachette ; Paris, 1954) pp. 84-86.

168 - La perte du Viribus Unitis

Pièce autrichienne frappée en 2006.

On notera avec intérêt la différence de ton entre le début et la fin du récit de notre narrateur. A son commencement, on ressent son désarroi et sa tristesse quant à la perte de sa flotte et sa remise à un comité national autoproclamé des slaves du sud dont un des membres, horresco referens, se trouvait être un officier de la marine impériale et royale. A la fin l’amiral Horthy ne se préoccupe que du sort des marins du Viribus Unitis, sans beaucoup se préoccuper de la perte du navire (comportement étonnant pour un marin) ; il est vrai qu’au moment de son naufrage ce n’était plus qu’un bâtiment appartenant à des gens qui pour lui ne constituait qu’un groupe de rebelles…

La disparition du Viribus Unitis 4 dont le nom symbolisait l’union des états de la double monarchie (indivisibiliter ac inseparabiliter) constituait aussi un symbole évident de l’éclatement de celle-ci en nombre d’états rivaux, éclatement dont les multiples modifications de frontières dans les Balkans depuis 1918, culminant dans les conflits en ex-Yougoslavie, constituent de navrantes séquelles…

4 Les italiens récupérèrent comme trophée une partie de sa proue ; elle est aujourd’hui exposée dans l’arsenal de Venise et arbore le pavillon de la marine austro-hongroise.

168 - La perte du Viribus Unitis

Le lecteur passionné de modélisme pourra trouver sous la marque Trumpeter une maquette du Viribus Unitis au 1/350.

168 - La perte du Viribus Unitis
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19 juin 2020 5 19 /06 /juin /2020 14:13
161 - Lutte contre la traite négrière

Marins et soldats coloniaux allemands (tiré de : http://adhemar-marine.blogspot.com/2009/06/uniformes-marins-et-coloniaux-la-fin-du_02.html).

Des événements récents ont rappelé à la mémoire collective le phénomène de l’esclavage qui, loin de se limiter à telle ou telle nation, a été depuis la plus haute antiquité le lot de toutes les sociétés. Dans le courant du XIXe siècle, les puissances européennes commencèrent par lutter contre la traite négrière puis finirent par abolir l’esclavage dans toutes leurs possessions (même si certaines formes de colonialisme pouvait être assimilé à de l’esclavage).

Ainsi, à la fin des années 1880, le jeune Gustave Steinauer (que nous avons déjà eu l’occasion de voir remplir des missions de renseignement ou de protection de Kaiser), alors affecté comme matelot dans la marine impériale, prit part à la répression de la traite négrière dans le cadre de la lutte conjointe menée par les Allemands et les Britanniques contre des rebelles arabes au large de l’Afrique orientale. C’est donc son récit, reflétant les préjugés de son époque, que je vous propose.

161 - Lutte contre la traite négrière

Carte de Zanzibar et de l’Afrique orientale allemande.

L’Afrique avait toujours été le pays de mes rêves et de ma nostalgie. Lorsque je touchai, pour la première fois, le sol africain, je me crus au septième ciel. Cette illusion dura assez longtemps mais le climat et le mal du pays ayant affirmé leurs droits, nous attendîmes avec impatience le jour du retour. Pendant trois ans, pour défendre les intérêts allemands en Afrique Orientale et Occidentale, nous avions supporté les plus grandes fatigues, une mauvaise nourriture et, exposés à la fièvre jaune et autres maladies pernicieuses, nous nous étions battus avec les nègres. Nous avions été particulièrement éprouvés au cours des derniers mois de service. L’amiral Deinhardt, notre chef suprême 1, ne nous accordait aucun repos, il exploitait le soldat jusqu’au sang. A cette époque, unis aux Anglais, nous faisions la guerre aux Arabes rebelles 2.

1 Karl August Deinhardt (1842-1892) dirigea de 1888 au début de l’année1890 le blocus de la côte d’Afrique orientale.

2 En 1888-1889, l’Allemagne alliée au Royaume-Uni combattit les populations arabes de la côte orientale de l’Afrique en guerre contre l’administration coloniale allemande dans le cadre de ce que l’on a baptisé « révolte d’Abushiri ».

161 - Lutte contre la traite négrière

Le contre-amiral Deinhardt (portrait tiré de sa notice biographique sur wikipedia.de).

Notre tâche consistait à couper le transport des vivres destinés aux Arabes 3 et à empêcher la traite des noirs. C’est dans ce but que nous bloquions la côte au sud de Zanzibar jusqu’à Madagascar. Nous avions un simple cotre dont l’équipage se composait d’un officier, de deux sous-officiers, de dix hommes et d’un interprète mulâtre. Nous quittions le navire de guerre auquel nous étions attachés ayant, à l’avant du cotre, une mitrailleuse, et tous armés de fusils et de revolvers. Nous étions souvent six semaines en route, livrés à nos propres ressources. Un soleil brûlant et des pluies torrentielles se succédaient continuellement. Pendant le jour, nous n’étions vêtus que de caleçons de bain et la nuit nous devions nous enrouler dans de chaudes couvertures.

3 Depuis le Moyen-Age les Perses s’étaient installés en Afrique orientale. En dépit des efforts de colonisation des Portugais, Zanzibar passa sous le contrôle des Omanais à partir de 1698.

Nous avions fait la chasse à de nombreux voiliers arabes et souvent des centaines de sacs de riz, d’oranges et autres marchandises passaient impitoyablement par-dessus bord. Parfois, sur ces voiliers il y avait jusqu’à cent personnes : de sombres gaillards, prêts à tout et qui n’auraient pas mieux demandé que de nous faire rôtir pour nous manger. Par bonheur, notre mitrailleuse les tenait en échec.

161 - Lutte contre la traite négrière

Equipage d’un boutre à la fin du XIXe siècle (tiré de : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01530897/document).

Dès qu’un navire arabe était en vue, on l’invitait, par quelques coups tirés à blanc, à s’arrêter ; s’il n’obéissait pas immédiatement à notre invitation, nous tirions effectivement et les éclats de bois du grand mât, les trous dans les voiles, parlaient un langage plus énergique. Quand ils avaient, enfin, en grinçant des dents, obéi à nos ordres, nous nous approchions à une dizaine de mètres et notre interprète invitait le capitaine à rassembler sur le pont d’avant toutes les personnes qui se trouvaient à bord. Ensuite, rapides comme l’éclair, nous grimpions sur le voilier, en caleçons de bain, fusil en bandoulière et le revolver au poing. Notre cotre était placé de telle façon qu’à chaque instant le pont d’avant fût sous le feu de notre mitrailleuse. Puis le capitaine devait montrer ses papiers et faire ouvrir les écoutilles. Si la cargaison comprenait de la contrebande, c’est-à-dire des vivres, nous obligions le capitaine et son équipage à la jeter, de leurs propres mains, par-dessus bord. Bien souvent, la mer était couverte à une centaine de mètres d’oranges, de bananes et d’autres fruits méridionaux. Les Arabes exécutaient nos ordres en grinçant des dents car nous étions derrière eux, revolvers au poing, prêts à faire feu. Si les regards et les malédictions pouvaient tuer, aucun de nous ne fût resté vivant.

161 - Lutte contre la traite négrière

Vignette publicitaire montrant l’interception d’un boutre par le croiseur Schwalbe.

Une de nos principales tâches au cours du blocus était de faire prisonniers les marchands d’esclaves. A cette époque ce commerce florissait encore d’une façon extraordinaire. Les Arabes attaquaient à l’improviste certaines tribus noires, enlevaient les hommes, les emmenaient sur leurs voiliers et les conduisaient en Arabie.

Nous n’avions eu qu’une seule fois la chance de nous emparer d’un de ces marchands, mais les circonstances au cours desquelles nous le fîmes captif étaient d’une telle cruauté que j’y songe aujourd’hui encore avec horreur.

Nous étions à la poursuite d’un voilier de moyenne grandeur qui ne laissa tomber les voiles que lorsque notre quatrième coup eût brisé le grand mât. Nous grimpâmes à bord où le capitaine et ses compagnons nous reçurent avec une amabilité simiesque. La perquisition ne donna aucun résultat, il n’y avait pas de contrebande et ses papiers étaient en ordre. Comme nous allions quitter le voilier, le pilote de notre cotre nous fit remarquer que deux chaînes sortaient de l’écoutille arrière.

Cette fripouille avait tout simplement enchaîné dix-huit nègres et les avait jetés par-dessus bord pour que nous ne puissions les découvrir. Après de multiples efforts nous réussîmes à en rappeler onze à la vie, les autres étaient déjà morts.

161 - Lutte contre la traite négrière

Nous étions dans une telle fureur que nous fusillâmes ceux des Arabes qui voulaient nous résister et que nous lançâmes leurs cadavres à la mer. Le capitaine et son équipage furent mis aux fers et conduits à Zanzibar où le voilier fut confisqué. 4

4 Gustave Steinhauer Le détective du Kaiser (Editions Montaigne, 1933) pp. 7-10.

L’esprit de notre époque s’étant principalement focalisé sur le trafic triangulaire des esclaves, on ne m’en voudra pas de rappeler ce que fut la traite négrière arabo-musulmane, contre laquelle lutta, entre autres, la marine impériale allemande (et accessoirement de la difficulté d’en parler sereinement).

Enfin, en guise de conclusion, je me permettrai de rapporter ici l’avis d’une de nos grandes consciences contemporaines sur cette traite – lequel illustre parfaitement les navrante dérives qu’entraîne le mélange douteux entre Histoire et Politique 5 – tout en m’interrogeant sur une idéologie qui laisserait imaginer que les fautes des parents puissent retomber sur la tête de leurs enfants pendant on ne sait combien de générations …

5 La fidélité de cette citation ayant parfois été contestée, je renvoie le lecteur à l’article de l’Express qui l’a rapportée (l’intéressée n’ayant jamais, à ma connaissance, protesté contre cet article ou la réalité de la déclaration qui lui est prêtée) : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/encore-aujourd-hui_482221.html?xtmc=taubira&xtcr=3 : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/encore-aujourd-hui_482221.html?xtmc=taubira&xtcr=3.

161 - Lutte contre la traite négrière

Montage tiré de : https://twitter.com/publicsenat/status/860593698794590210.

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25 avril 2020 6 25 /04 /avril /2020 08:30

En ce 25 avril, nous commémorons l’anniversaire du débarquement allié sur la presqu’île de Gallipoli en 1915. Dans cette triste aventure qui se solda par un grave échec (la seule réussite ayant consisté dans le rembarquement des troupes dans la nuit du 7 au 8 janvier 1916) la France fut mise à contribution à hauteur de presque 80.000 hommes et déplora 9798 morts et 17.371 blessés. Parmi ces derniers se trouvait Jean Giraudoux, affecté au 176e régiment d’infanterie, qui y gagna les galons de sous-lieutenant à titre temporaire pour la durée de la guerre le 1er juin et la Légion d’honneur le 31 juillet.

Alors que l’immense majorité des récits des anciens combattants sont remplis d’héroïsme et de souvenirs « techniques », le texte de Giraudoux, publié en 1920 dans un chapitre complet de Admirable Clio, recueil de ses impressions sur le conflit, est marqué par le rêve et la fantaisie. C’est le ce texte qui mêle anecdotes précises, souvenirs retravaillés et réminiscences classiques que je vous propose aujourd’hui.

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Photographie de Jean Giraudoux en uniformes (cliché tiré du site http://www.regietheatrale.com/index/index/thematiques/auteurs/giraudoux/jean-giraudoux-2.html).

À notre droite Marmara se vidait ; à gauche, le golfe enflait. Sur le bateau qui tient la ligne entre cette mer qui descend et cette mer qui monte, serrés les uns contre les autres, sur notre presqu’île, nous dormions. Mes voisins étaient les deux frères jumeaux ; si je m’éveillais j’avais la consolation de croire que tous les Français sont semblables. La guerre, alors, paraissait anodine ; il suffisait que l’un d’entre nous fût sauvé, un seul, et, quand je refermais les yeux, l’idée venait aussi, apaisante, d’un enfant unique, d’une femme unique. Pour vous donner un instant le sommeil du premier homme, la France, à cette distance, se simplifiait. Mais, soudain, la même main criminelle allumait à la fois, chacun sur un continent, l’aurore, l’aube et, du côté de l’Arménie 1, le petit jour. Les étoiles tombaient. Deux oliviers d’argent, vieille habitude des cinémas, agitaient entre les lignes les débris d’un feuillage immortel. Alors le soleil se levait.

1 Où, à partir de la fin du mois d’avril commença la déportation et le massacre de la population arménienne.

Il se levait au-dessous même de nous, sous notre képi, sous notre sac et je savais désormais ce qu’eût fait chacun de mes hommes s’il avait reçu en cadeau le soleil même. Baltesse le pétrissait, le roulait dans ses mains ; Riotard le posait sur sa tête, l’équilibrait, le reprenant quand il rebondissait. Soleil carmin, sur lequel tout prenait feu et auquel se piquaient nos regards devenus rayons tout à coup… Nous les y laissions. Séduite par nos armes, par nos gamelles, une alouette planait sur la tranchée, en suivait chaque retrait, chaque saillant ; il n’y avait, du poste turc, qu’à dessiner son vol pour connaître notre abri et repérer surtout, pires ennemis du prophète, ceux des Français qui usent d’un miroir. Sur la côte d’Asie chaque couleur s’étalait après l’autre et mon caporal, qui était des Beaux-Arts, criait et réclamait quand revenait la même. Chaque rocher noir, chaque cyprès bordé d’or n’était plus qu’un tampon appuyé contre une des sources du jour. Une lumière plus lourde que l’eau tombait peu à peu au fond du Détroit, et l’on y voyait les mosquées en équilibre sur leur minaret, les platanes retournés pour mesurer le temps ou la saison, on comprenait l’Orient… Mais déjà, sur la gauche, les peuples qui se lèvent tôt attaquaient, et des régiments de Sydney, surprenant les Kurdes, les exterminaient sans merci, car le Turc est l’ennemi national de l’Australien.

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Chromolithographie publicitaire.

C’était la relève. À la jonction de la ligne anglo-française les agents de liaison cessaient d’échanger leurs timbres-poste et le raccord, sans ce papier gommé, devenait à nouveau précaire. Nous redescendions par les collines, nous heurtant, dans les couloirs, aux Bambaras, aux Peuls, à des yeux sans gloire, à toutes les images les plus brouillées et les plus ternes de nous-mêmes, car notre divisionnaire, stratège habile, faisait soutenir la nuit par ses soldats blancs et la journée par ses nègres. Tout l’éclat, tout le vide que les plus grands poètes, dans nos pays, ne soupçonnent qu’en s’étendant sur le dos au centre d’une prairie bombée, nous l’avions dans le boyau même. Tristes soldats que nous étions, voilà trois mois, quand il nous fallait partir en patrouille et risquer la mort pour apercevoir, entre deux mottes, la pointe du clocher de Nouvron ! 2 Mais aujourd’hui !… La mer dessinait sur les flancs de la presqu’île ces lignes parallèles qu’elle ne fait que dans les bonnes cartes. Nous descendions, remontant d’un geste le soleil à nos bras. Pour ceux qui n’aiment pas, dès le matin, voir un continent entier, des îles. Dans le golfe pourpre, les navires anglais ; dans les Détroits, les français, qui préfèrent les eaux dorées. Nous reconnaissions le Henri-IV 3, avec sa plage à l’arrière, le Châteaurenault 4, immobile, maquillé de fausse écume à l’avant pour que l’artillerie turque le crût lancé à trente nœuds, et les contre-torpilleurs, entrés jusqu’à Yenikeuï, se laissaient, au lieu de tourner, dériver lentement. Selon notre marche, Ténédos, à l’horizon, se déplaçait, s’ajoutait à chaque autre île comme l’article à son nom, et parfois, douce inversion, suivait Imbros, suivait Samothrace. Entre sa colline d’oliviers et sa colline de cyprès, le camp s’agitait et chaque oiseau aussi avait des ailes différentes. Des quatre pylônes s’élevaient les ramiers, qui volaient par trois, et les geais qui volaient eux par couples, comme si l’Amour, dans cette heure matinale, confondait encore ses symboles. Celles des cigales qui seraient nées ce matin-là, les arbres de la plaine coupés, s’élevaient d’abord, ambitieuses, à la hauteur d’un pin, ne trouvaient pas… à la hauteur d’un olivier, — plus d’oliviers, — retombaient alors et mouraient. Mais déjà nous parvenaient les sonneries des chasseurs d’Afrique, en rade depuis quinze jours, dont les trompettes sonnaient sans relâche pour que les chevaux, sur le pont, prissent patience.

2 Localité dans laquelle le sergent Jean Giraudoux avait combattu en 1914.

3 Cuirassé garde-côte lancé en 1899 ; bien que largement dépassé à l’époque, il fut envoyé en Orient pour bombarder les forts turcs côtiers et soutenir les troupes débarquées avec ses deux canons de 274 mm et ses sept canons de 138 mm. Il sera ferraillé en 1921.

4 Croiseur protégé de 1ère classe lancé en 1898 qui sera torpillé par l’UC 35 le 14 décembre 1917.

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Le Henri IV, facilement identifiable grâce à sa plage arrière très basse sur l’eau (image tirée de la notice wikipédia consacrée au bâtiment).

Toute l’armée était là, entre ces pentes chauves maintenant de leurs jeunes seigles et de leurs jeunes orges, les cadets, dans ces dix hectares que franchissaient à toute heure, avec leur serviette, comme ils enjambent la France jusqu’à Nice, des Anglais qui allaient au bain. Ces chevaux mordorés, là-bas, étaient les chevaux trop blancs des spahis, maquillés sur ordre au permanganate, et, campés à l’embouchure, ils avaient donc, privilégiés, le droit de boire tout ce qui leur arrivait du ruisseau. Ce zouave avec des caisses sur la tête était l’ordonnance du colonel Niéger 5, qui portait au château les Tanagras trouvées par les sapeurs, et quand se rapprochait l’obus, qui demeurait debout, immobile, comme le torero déguisé en statue, en Espagne, quand le taureau le renifle. Ce Zélandais qui peignait son canon en tigre, pour qu’il eût l’air plus naturel, était celui qui m’expliquait hier ses manettes en répétant, au lieu du mot vélocité, le mot plus court, d’ailleurs, de volupté… De beaux aéroplanes apportaient au général Bailloud 6 les poulets de Ténédos.

5 Commandant d’un régiment d’infanterie coloniale.

6 Maurice Bailloud (1847-1921), rappelé de la section de réserve au début de la guerre, commandait alors la 156e division d’infanterie. Du 1er juillet au 4 octobre il sera à la tête de l’armée d’Orient repliée à Salonique.

Tout ce que la guerre d’Europe s’était refusé était là, tous ceux que les ingénieurs, le siècle prochain exileront et cloîtreront dans une île : les savants, les fous, les chasseurs. Il y avait le plus fameux entomologiste d’Irlande, que les Indiens, frères des fourmis, arrêtaient parfois comme espion, et la guerre dans le secteur anglais était dure aussi aux insectes. Il y avait les créoles de la Réunion, dont les adjudants, leur donnant à viser sans cesse Achi-Baba 7, voulaient en vain allonger, sur cette presqu’île, le pauvre regard circulaire. Il y avait le millionnaire accouru avec ses neuf chasseurs d’izards espagnols, armés de jumelles géantes, dont ils se servaient comme les Marocains du fusil, étendus sur le dos, et l’un prétendait toujours voir de la neige. Rien que des volontaires, ceux des Auvergnats et des Bourguignons qui ont toujours désiré voir Byzance, âmes simples, qu’on pouvait juger de vue comme avant le mensonge, les grands plus chevaleresques, les petits plus pratiques, les bruns plus passionnés. Il y avait Duparc et Garrigue, le trapu aux yeux vairons et le géant aux cheveux nattés qui, jadis, dans les sièges, s’offraient à pousser le bélier. Il y avait les deux gendarmes de Béziers qui, tout le jour, nous empêchaient de couper du bois, de dénicher les geais sous peine de procès-verbal et qui, le soir tombé, toujours pour le général Bailloud, pêchaient eux-mêmes à la grenade. Il y avait Moréas, Toulouse Lautrec, Albalat 8. En conseil dans une tranchée ronde, les Turcs et les Grecs de la brigade s’occupaient à rédiger le petit dictionnaire pratique de l’entrée à Constantinople et ne s’entendaient ni sur le mot « renard », ni sur le mot « immortel » 9… Ils se levaient parfois tous ensemble et réclamaient la croix de guerre.

7 Hauteur dominant la péninsule.

8 L’écrivain et critique littéraire Antoine Albalat (1856-1935) ?

9 Jean Giraudoux avait été chargé avec leur collaboration d’élaborer un manuel de conversation à l’usage des soldats de son régiment. Aux phrases stéréotypées que l’on trouve habituellement dans ce genre d’ouvrage, il n’avait pas manqué d’ajouter « Je suis entré le premier dans le harem »…

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Carte de la partie méridionale de la péninsule de Gallipoli où avaient débarqué les troupes alliées (tirée de la notice wikipédia consacrée à la bataille des Dardanelles).

Nous déjeunions. Nous avions un demi-quart de vin, un gigot frigorifié, un petit beurre. Ivres et repus, nous prêtions sans regret nos stylos aux camarades qui donnaient l’assaut demain et recopiaient, par impuissance à aimer mieux, leurs lettres de la dernière attaque. Hoffmann jouait de son piston de poche en pleurant, — il pleurait toujours en jouant, sinon nous aurions eu de la flûte qu’il avait dû abandonner, pour cette raison, dès le lycée. Juéry faisait des vers, la tête au fond de la tranchée, les pieds sur le rebord, de sorte que toutes les mêmes lettres roulaient en lui par masses, et il ne lui est venu aux Dardanelles que des allitérations. Pour notre barbet, Garrigue rassemblait les tortues, les couleuvres orangées, les scorpions, mais ne lui présentait les monstres que séparément, pour qu’il ne crût pas à une seule bête trop puissante. Le sacristain de Sainte-Eugénie de Biarritz, qui devait mourir le premier, s’égratignait déjà à son fusil, et l’on cassait pour lui mon premier tube d’iode. J’en profitais pour offrir une tournée de laudanum. Désormais, tout avait servi de mes cadeaux du départ ; rien que je n’eusse utilisé de la petite pharmacie, du bidon anglais, de la couverture mauve et rouge… tous mes amis m’avaient été utiles… je n’avais trompé la bonté d’aucun… je pouvais mourir.

Midi. Dans chaque vague, le soleil et une méduse entière. Dans chaque motte de terre, un mille-pattes étreignant le centre du jour. Le vent de Russie soufflait et nous couvrait de sable, à part les bras et les jambes que nous pouvions secouer. Au milieu de leur sieste, dans leur trou bordé de mosaïque, les Sénégalais faisaient ce que nous faisons à minuit, se retournaient en gémissant, appelaient leurs griots. La guerre assoupie, pour ménager son poing, ne frappait que sur ce qui est élastique, sur la mer, sur les vaisseaux, s’acharnait sur le bateau-citerne, le coulait. L’Annam 10, le courrier, brûlait en rade, et jusqu’à nous flottaient des papiers noirs. Torpillé, le Triumph 11 se retournait, on entendait l’équipage, au garde-à-vous sur le pont, scander son nom. Le Détroit se bombait entre ses deux rives, comme s’il pénétrait par son centre un énorme sous-marin. Tous les bateaux sifflaient l’alarme, toutes les sirènes résonnaient et, dans des tourbillons de lumière, les navires soudain aveugles manœuvraient avec plus de bruit et de précautions que dans le plus épais brouillard. Sur les mines dérivantes, les légionnaires faisaient des feux de salve. Au fond du golfe, à peine visible, le plus gros cuirassé du monde, agacé, s’enveloppait par intervalle d’une poudre dorée comme de leur pollen ces fleurs que le mauvais insecte approche. Comme des enfants réfugiés dans un orgue, nous dormions.

10 Cargo mixte des Messageries Maritimes lancé en 1899. il reçut 4 obus turc le 7 juin 1915 en participant au débarquement du cap Hellès. Il sera finalement coulé par l’UC 35 au large de Péloponnèse le 10 juin 1917.

11 Cuirassé britannique lancé en 1903 et coulé par l’U 20 le 25 mai 1915.

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Le HMS Triumph (photographie tirée de sa notice wikipédia).

Mais Affre le juge, ruisselant de sueur, revenait du cap chargé de citrons doux. Il nous les offrait avec de fines allusions, car il a toujours confondu, même de vue, les Dardanelles et les Hespérides, et il nous emmenait au bain. Enjambant les coloniaux et les légionnaires étendus l’un contre l’autre, sans pouvoir faire, jusqu’à la plage, un pas moins étroit ni plus large qu’un homme endormi, nous arrivions à Myrto 12. Nous nagions, heurtant des nègres qui, alors, bons hippopotames, s’enfonçaient. L’œil au niveau du fleuve, tout ce que nous avions de notre ombre se réfugiait sur nos têtes et il eût suffi de plonger pour s’en délivrer à jamais.

12 En fait la baie de Morto (Myrto constituant une réminiscence du nom grec de la partie sud-Ouest de la mer Egée).

157 – Giraudoux et les Dardanelles

Ainsi nous vivions sans trop vivre, sur des jours éblouissants et plats, et nous nous sentions si minces au-dessus de la joie entière, de la tristesse entière, et nous ne creusions pas non plus nos abris, car l’eau venait. Pas de courrier. La petite bosse du portefeuille aux lettres sous la capote, qui varie chez les soldats d’Europe comme le cœur chez les civils, était toujours chez nous constante et à peine visible. Aucun acte vil ou futile n’était imaginable, on était vu de toutes parts, et pas un geste permis qui ne put être accepté par les dix peuples différents. Un monde inoffensif, insouciant, comme les mondes d’un seul sexe, et les historiens pourront, sans que leur récit en paraisse faux, raconter nos exploits au féminin et laisser croire que les armées des Dardanelles étaient des armées de femmes. Soirs fabuleux. Les colonelles, alanguies par la fournaise, venaient se rafraîchir les mains au courant du Détroit comme on va, en Bretagne, se les réchauffer au Gulf-Stream. Un enfant de Miramas, seul rejeton de ces cent mille guerriers, passait de compagnie en compagnie, — enfant inventé, — pour qu’on l’admirât. Les Africaines déjà se glissaient hors de leurs trous vers les cimetières pour voler les galets des tombes et achever leur mosaïque. Les Françaises, auxquelles il paraissait tout à coup impossible qu’elles ne revissent pas une fois la gare du P.-L.-M. 13, qu’il n’y eût pas encore une fois dans leur existence du civet, du vouvray, rassurées sur leur sort, chantaient en chœur ; et chacun de leurs fromages aussi, le brie, le levroux, le cantal, était pour elles une promesse de vie, et, logiquement, si elles raisonnaient, d’éternité. Les Australiennes fumaient, les manches de leur chemise relevées, ne pensant pas à l’avenir, mortelles…

13 Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée.

Ô toi, je hais qui t’aime et je hais qui te déteste !… Les fumées des cuisines venaient jusqu’à nous, mais, tapis au fond de la mer dorée comme au fond d’un terrier, nous résistions à leur parfum… Ô guerre, pourquoi ne te passes-tu pas en nous-mêmes, ou pourquoi, tout au plus, n’es-tu pas à quelques amis isolés, à quelques personnes nues, comme tu le fus soudain cet après-midi où tous les obus, au sortir du bain, ne tombaient que sur Jacques et sur moi ? Nous ne pouvions avancer jusqu’à nos vêtements, nous étions allés à la terre comme les lutteurs qui se savent résistants, Jacques parallèle au tombeau de Patrocle, moi perpendiculaire à Jacques, et tu nous forças à former, pour t’échapper, toutes les figures de l’amitié. Puis, stupides, les trajectoires agacées se tendirent, et, nous délaissant, les obus tombaient sur le camp pour y blesser Colomb, notre lieutenant, et y tuer le pauvre Coulomb, son ordonnance, car les gens du peuple qui portent nos noms, ou à peu près, sont tués, ou à peu près, pour nous.

Minuit… Les grenouilles du ruisseau turc répondaient à nos grenouilles dans un langage convenu, et je n’en comprenais que ce qui se rapporte au temps 14. Un canon d’Asie, plus étroit que le Français d’un millimètre, l’attaquait avec furie, et, dilaté, s’apaisait. Chacun, sûr de sa mort, passait et confiait sa lettre d’adieu à son voisin de droite, immortel.

14 Après l’évocation du tombeau de Patrocle, Jean Giraudoux, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, ne pouvait manquer de penser aux Grenouilles d’Aristophane.

Journée de cire, journée lisse. Quel relief, quel soir de jeune femme en France appliquer contre toi, pour que renaisse un jour notre âme double, notre langage double… et, avec les taxis rapides 15, Paris !... 16

15 Souvenir des taxis de la Marne ?

16 Jean Giraudoux Adorable Clio (Emile-Paul frères ; Paris, 1920) pp. 207-222.

Pour clore ce billet, je vous propose quelques images d’actualité de la visite du Kaiser en Turquie d’octobre 1917, qui ne pouvait manquer de passer par une visite du champ de batailles de Gallipoli…

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28 avril 2019 7 28 /04 /avril /2019 09:44
142 - Fantaisie avec zeppelin

Le baron von Buttlar (photographie extraite de sa notice biographique sur Wikipédia Grande-Bretagne).

Nous avons déjà eu l’occasion d’accompagner le commandant baron von Buttlar 1 lors d’une de ses missions de combat (http://kaiser-wilhelm-ii.over-blog.com/2015/06/90-en-zeppelin-au-dessus-de-l-angleterre.html). Aujourd’hui, nous allons le suivre dans un vol bien moins dramatique qui va nous nous donner une version assez inattendue de la rigueur germanique, tout en nous démontrant les qualités de navigation des zeppelins.

1 Horst Julius Treutsch von Buttlar- Brandenfels (1888-1962) était entré dans la marine impériale en 1907.

J’ai toujours approuvé et appliqué le proverbe : « Garde-toi bien d’aller chez ton maître, s’il ne t’appelle pas. »

Mais cette fois le maître m’appelait, en l’espèce le Commandant Strasser 2 qui, par téléphone, me prévenait que je devais m’attendre, dans la huitaine, à rejoindre Nordholz 3.

2 Peter Strasser (1876-1918) commandait les zeppelins de la marine impériale.

3 Importante base de zeppelins située près du village de ce nom dans l’actuel land de Basse-Saxe.

Maintenant nous savions bien que c’en était fini de Hambourg ; aussi nous résolûmes de faire encore une fois une bonne fête, et pour cela d’aller chez Pfordte 4, que je connaissais personnellement. Au cours de la conversation, nous en arrivâmes à causer avec lui de dirigeables et il me posa, après tant d’autres, la question suivante :

4 Frantz Pfordte (1840-1917) était alors un chef cuisinier très renommé.

– Voyons, peut-on avec un dirigeable se poser sur l’eau ? Cela me paraît impossible.

Je répondis sur-le-champ :

– Mais évidemment on le peut, Monsieur Pfordte, et si c’est nécessaire, sur l’Alster 5 même !

5 Rivière du nord de l’Allemagne qui traverse Hambourg avant de se jeter dans l’Elbe.

Je ne pus retenir cette affirmation qui correspondait d’ailleurs à une facile association d’idées, puisque nous étions stationnés à proximité de cette « gloire » de Hambourg.

– Voyons, c’est impossible !

Après quelques « whisky-soda », je lui proposai le pari suivant :

– Je me pose avec le L-6 6 sur l’Alster, le jour choisi par moi, pour profiter d’un vent favorable, et je navigue sur l’Alster cent mètres au moins, puis je m’élève à nouveau et j’atterris à Fuhlsbüttel 7. Si je réussis, vous payez une bouteille de champagne. Si j’échoue, à moi le soin de payer l’enjeu.

6 Le L-6 (LZ 31 dans la numérotation du constructeur) est un zeppelin de la classe R d’un volume de 22 470 m3. dont le premier vol eut lieu le 3 novembre 1914 et qui fut détruit à Fuhlsbüttel dans l’incendie qui ravagea son hangar le 16 septembre 1916. Avec ses 36 missions de reconnaissance et ses 700 kilos de bombes lancés sur l’Angleterre il est considéré comme l’un des dirigeables les plus efficaces de la guerre.

7 Quartier du nord de Hambourg où était installé depuis 1911 un terrain pour les dirigeables, lequel est à l’origine ce l’aéroport de Hambourg.

Pfordte marcha immédiatement, mais ne tarda pas à faire des objections ; il était préférable de boire tout de suite la bouteille à son compte, car ce serait exposer mon dirigeable dans une entreprise impossible.

– N’en parlons plus, je m’engage à payer la bouteille.

Trois jours plus tard, un vent léger se mit à souffler du Nord-Ouest, ce qui représentait des conditions favorables pour se poser sur l’Alster. J’appelle donc au téléphone l’hôtel Atlantique 8, demande M. Pfordte à l’appareil et lui dis :

8 Prestigieux hôtel construit à Hambourg en 1909, racheté par la chaîne de luxe suisse Kempinski en 1957 et toujours en activité.

142 - Fantaisie avec zeppelin

– Monsieur Pfordte, mettez la bouteille dans la glace ! l’affaire est décidée, je pars pour gagner mon pari !

– Pour l’amour de Dieu, ne faites pas cette chose insensée ! Il y a longtemps que cette histoire m’est sortie de la tête, ce n’était qu’une plaisanterie.

– Non, non, mettez la bouteille dans la glace. Moi, je n’ai rien oublié. Entre nous, Monsieur Pfordte, je vais survoler l’hôtel Atlantique, qui se trouve dans la direction de ma manche. Il est probable que je me poserai à proximité de la Maison du Batelier de Uhlenhorst 9.

9 Célèbre restaurant de Hambourg au bord de l’Alster.

142 - Fantaisie avec zeppelin

J’abandonnai l’écouteur. Nous sortons l’oiseau. C’est, je pense, l’unique dirigeable, qui a provoqué un pari avec comme enjeu une bouteille de champagne. Après avoir pris l’air, je survolai Hambourg plusieurs fois, à une altitude variant de cent cinquante à deux cents mètres, puis je dirigeai le ballon du bon côté, l’alourdis légèrement, mis les moteurs au ralenti, et, à une faible vitesse, passant à dix mètres au-dessus du toit de l’hôtel Atlantique, je pris ma route pour me poser sur l’Alster.

A toutes les lucarnes, à toutes les fenêtres de ce grand hôtel, les clients, le personnel, se pressaient. J’ai encore présent à la mémoire le gros chef-cuisinier, avec son turban blanc. A lui seul, il remplissait une lucarne.

Les serviettes, les nappes, les draps de lit, tout était bon pour nous faire signe.

L’hôtel fut vite dépassé, et, en manœuvrant doucement le gouvernail de profondeur je m’approchai insensiblement de la surface de l’eau jusqu’à m’en trouver à quelques mètres seulement.

Puis ordre aux moteurs : « Stop ! » et doucement, sans bruit, avec élégance, telle une mouette, nous posons notre « cygne » sur l’Alster. Il se mit à flotter sur les amortisseurs des nacelles !

Le problème, maintenant, consistait à maintenir le dirigeable dans le vent. Naturellement, avec la vitesse très réduite à laquelle nous marchions, il gouvernait très mal. Il fallait manœuvrer sans cesse le gouvernail de direction. Moi-même, je m’attachai à faciliter les évolutions, en manœuvrant convenablement les moteurs latéraux. Et de cette façon, à la manière d’un véritable navire, nous nous déplaçâmes lentement et sûrement sur l’Alster, à la grande surprise de la foule qui se pressait déjà sur les rives.

Tous ceux qui connaissent l’Alster et ont navigué à la voile sur ce cours d’eau, savent qu’on peut y dériver très fortement, parce qu’il y règne des vents variables venant des différentes rues, ou soufflant sur les différentes collines, surtout de la direction d’Harvestehuder 10. Aussi, malgré tous nos efforts, nous dérivâmes vers bâbord. Il ne me restait pas d’autre ressource que de prendre de la hauteur, sinon je courais le risque d’entrer dans le décor des allées d’Havestehuder. Nous étions parvenus tout près du quai des vapeurs, le long de l’ancienne Rabenstrasse ; j’élevai alors le dirigeable hors de l’eau, et je jetai du lest. Mais le dirigeable ne s’élevait que lentement.

10 Quartier à l’ouest de Hambourg.

Malédiction ! Le vent nous poussait à une vitesse inquiétante vers un angle de la Rabenstrasse. Je jetai alors, à l’arrière et à l’avant, des torrents d’eau. Ce brave dirigeable réagit immédiatement et, ses moteurs marchant rondement à pleine vitesse, s’éleva avec élégance et survola l’angle dangereux.

Je regrettai vivement d’avoir été ainsi dans l’obligation d’arroser abondamment les personnes qui se trouvaient massées sur le quai de débarquement. Je plaignis tout particulièrement une jeune dame, que je connaissais personnellement, et qui fut mouillée jusqu’aux os. Les taches faites ainsi sur les vêtements étaient presque indélébiles, car l’eau des ballast était mélangée avec un produit chimique particulièrement corrosif qui empêchait l’eau de se congeler.

(Je ne puis pas dire si ces dégâts vestimentaires ont été réparés ; en tout cas, je n’eus pas à payer la note).

142 - Fantaisie avec zeppelin

Vue aérienne de Hambourg avant guerre prise depuis un zeppelin.

Nous dépassâmes notre altitude de navigation pour soupaper du gaz et reprendre notre équilibre pour l’atterrissage 11. Une demi-heure après le départ, le L-6 reposait à nouveau dans son hangar à Fuhlsbüttel.

11 Opération consistant à lâcher l’hydrogène de certains ballonnets pour rétablir l’horizontalité du dirigeable et l’amener à se rapprocher du sol.

J’appelai alors M. Pfordte au téléphone et je lui demandai si la bouteille de champagne était bien au frais une pareille expédition vous donnait terriblement soif.

Il était enthousiasmé et me pria de venir tout de suite à l’hôtel es camarades seraient les bienvenus, et il se réjouirait particulièrement de faire leur connaissance nous arrivâmes donc à trois – pour une bouteille c’était bien suffisant – chez Pfordte il nous conduisit immédiatement dans un petit salon particulier qui avait été soigneusement décoré ; je vis alors qu’on nous avait préparé un déjeuner succulent je ne m’attendais pas à une pareille bombance. Je profitai de la première occasion pour dire, en particulier, à M. Pfordte que j’étais très ennuyé de lui voir nous faire servir un repas aussi fastueux, que tout cela sortait de nos conventions. Il avait perdu une bouteille de champagne, rien de plus ; je ne pouvais pas pour le moment acquitter la note, mais je lui enverrais le soir même la somme due.

Il commença à se tordre, et à m’affirmer que la question ne se posait pas ainsi, que nous avions offert à ses hôtes et à son personnel un spectacle de gala, qui n’avait pas de prix, etc. ; je finis par me laisser convaincre et les bouteilles se succédèrent. Nos réjouissances se prolongèrent fort avant dans la soirée et nous étions d’une humeur fort gaie, lorsque nous parvint la nouvelle, qui se répandait dans toute la ville, qu’un dirigeable du centre de Fuhlsbüttel s’était abattu sur l’Alster et avait subi de très sérieuses avaries.

Notre « cygne » n’en restait pas moins bien à l’abri dans son hangar, pendant que profitant de notre pari, nous buvions un bon coup à sa santé. 12

12 Les zeppelins au combat (Payot ; Paris, 1929) pp. 93-98.

142 - Fantaisie avec zeppelin

Zeppelin au-dessus de Hambourg.

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16 décembre 2018 7 16 /12 /décembre /2018 22:39
138 - L'armistice du capitaine Truman

Le capitaine Truman en tenue de campagne (image tirée de la notice wikipedia de l’intéressé).

La commémoration du centenaire de l’arrivée du Kaiser aux Pays-Bas m’ayant empêché le mois dernier d’évoquer l’armistice, je m’empresse aujourd’hui de combler cette lacune grâce aux mémoires du futur président Harry S. Truman, alors au front en qualité de capitaine commandant la batterie D du 129e régiment d’artillerie.

138 - L'armistice du capitaine Truman

Emblème du 129e régiment d’artillerie (image tirée de la notice wikipedia américaine du régiment).

Le 11 novembre, à 5 heures du matin, le major Paterson, officier opération du régiment, m’appela et me dit que le cessez-le-feu interviendrait à 11 heures – c’était le 11 novembre 1918. Je fis tirer la batterie conformément aux ordres jusqu’à 10 heures 45 lorsque je tirais notre dernier coup sur un petit village – Hermeville 1 – au nord-est de Verdun. La portée de tir était de 11.000 mètres avec les nouvaux obus D. Huit mille huit cents mètres constituaient la portée maximale des canons de 75 mm avec des munitions classiques, mais avec les obus D aérodynamique ils pouvaient atteindre 11.500 mètres.

1 Herméville-en-Woëvre dans le département de la Meuse.

Nous avons cessé le feu tout  au long du front à 11 heures, le 11 novembre 1918. C’était si calme que cela faisait mal à la tête. Nous sommes restés sur notre position toute la journée et nous avons rampé jusqu’à nos tentes de campagnes au soir.

Il y avait une batterie française de vieux canons Napoléon français de six pouces avec des roues de six pieds de diamètre et sans système de recul 2 juste derrière notre batterie. Ils reculaient sur un truc en bois en forme de chevalet de menuisier avant de se remettre en batterie. Si un artilleur allait ou venait il risquait de perdre un bras, une jambe ou toute autre partie de son anatomie s’il se trouvait sur le trajet de ce vieux canon. C’était cependant un bon canon et il était capable d’atteindre sa cible lorsqu’il était armé par un expert.

2 Peut-être des canons de 155 mm L modèle 1877.

Tir d’une pièce de 120 mm L de 1877.

Dans la soirée tous les hommes de la batterie française s’étaient saoulés avec une cargaison de vins livrée au camp par la ligne de chemin de fer à voie étroite. Chacun d’entre eux est venu jusqu’à mon lit, a salué et a crié : « Vive président Wilson ! Vive le capitaine d’artillerie américaine ! » 3 Impossible de dormir de la nuit, les fantassins tiraient au pistolet Very 4 en utilisant toutes les fusées éclairantes qu’ils pouvaient tirer, tiraient avec des fusils, des pistolets et tout ce qui pouvaient faire du bruit tout au long de la nuit.

3 En français dans le texte.

4 Pistolet signaleur réglementaire des troupes américaines.

138 - L'armistice du capitaine Truman

Le lendemain nous avons reçu l’ordre de laisser nos canons en position et de rallier le camp de notre unité. Après cela nous avons passé nos soirées à jouer au poker et à souhaiter de rentrer à la maison. 5

5 The Autobiography of Harry S. Truman (University of Missouri Press ; Columbia, 2002) pp. 49-50.

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11 septembre 2017 1 11 /09 /septembre /2017 11:23
120 - La clémence de Guynemer

Monument à la mémoire de Georges Guynemer érigé à Poelcapelle.

Il y a cent ans Georges Guynemer disparaissait au-dessus de Poelcapelle en Belgique. Afin de lui rendre hommage, cédons la plume à l’un de ses adversaires : l’as allemand Ernst Udet.

 

Cette 15e escadrille de chasse, issue de l’ancien groupe de combat d’Habsheim, ne compte plus aujourd’hui que 4 appareils, 3 adjudants et moi-même, comme chef d’escadrille 1. Nous sortons presque toujours seuls. C’est le seul moyen pour nous de faire face aux besoins du service.

Le front est très actif. On dit que ceux d’en face préparent une offensive. Tous les jours, les ballons captifs se balancent en longues théories dans le ciel d’été, comme une guirlande de nuages ventrus. Si seulement l’un d’eux pouvait éclater. Cela servirait d’avertissement aux autres, et cela ferait toujours un de moins.

1 Son chef d’escadrille, Heinrich Gontermann (1896-1917), avait obtenu une permission de quatre semaines après avoir été décoré de l’Ordre Pour le Mérite le 14 mai 1917.

Je décolle un matin de bonne heure, pour avoir le soleil dans le dos et me laisser tomber sur le ballon en profitant de l’éblouissement des guetteurs. Je suis rarement monté aussi haut. L’altimètre indique cinq mille mètres. L’air est léger et glacial.

Au-dessous de moi, le monde ressemble à un énorme aquarium. Au-dessus de Liervald, où Reinhold a été tué, un avion d’observation ennemi décrit patiemment des cercles. On dirait une puce d’eau qui rame laborieusement sur une surface d’air.

Soudain, à l’ouest, un point noir se rapproche rapidement. D’abord minuscule, je le vois grossir très vite. C’est un Spad, un chasseur ennemi. Un solitaire des hauteurs, comme moi en quête d’une proie. Je me cale solidement sur mon siège, il y a du combat dans l’air.

Nous nous rencontrons à la même hauteur et nos appareils, lancés l’un contre l’autre, se frôlent au passage en vrombissant.

Virage à gauche de part et d’autre. L’avion de l’autre est brun clair et brille au soleil. Alors commence la chasse en cercle. Vu du sol, cela doit ressembler aux poursuites amoureuses d deux gros rapaces, mais ici on joue avec la mort. Le premier qui a l’adversaire dans le dos est perdu. Car le monoplace, avec ses mitrailleuses fixes, ne peut tirer que devant lui. Vers l’arrière, il est sans défense.

Plusieurs fois nous passons en trombe si près l’un de l’autre que je distingue clairement sous le casque de cuir un visage mince et pâle. Sur le fuselage, entre les ailes, il y a un mot en lettres noires. Lorsqu’il passe pour la cinquième fois – si près que je suis secoué par le souffle de son hélice – je déchiffre : « Vieux »… C’est Guynemer.

120 - La clémence de Guynemer

C’est vrai. Il n’y en a qu’un chez eux sur ce front pour voler de la sorte. Guynemer, qui a abattu trente Allemands, Guynemer qui chasse toujours seul, qui s’adosse au soleil pour plonger sur l’adversaire, le liquide en l’espace d’une seconde et disparaît.

Je sais que ce sera un combat à mort.

J’exécute un demi-looping pour pouvoir fondre sur lui. Il a tout de suite compris et amorce également un looping. J’essaie un tonneau, Guynemer en fait autant.

A un moment donné, de l’intérieur du virage, il me tient quelques secondes sous son feu. Une grêle de balles crépite et transperce le plan porteur droit, sous le choc, les mâts rendent un son clair.

J’essaie tous les moyens : virages très serrés, tonneaux, glissements latéraux. Mais rapide comme l’éclair, il devine chacun de mes mouvements et la riposte arrive, elle aussi, avec la rapidité de l’éclair. Peu à peu, je m’aperçois qu’il m’est supérieur. Ce n’est pas seulement la machine qui est meilleure. L’homme qui pilote est aussi plus fort que moi. Mais je poursuis le combat.

Encore un virage. Un instant, il fait une embardée dans mon champ de tir. Je presse le bouton, sur le manche à balai… la mitrailleuse est muette… enrayée.

De la main gauche, je continue à tenir le manche et, de la droite, j’essaie de désenrayer. Peine perdue. La mitrailleuse reste bloquée.

Je pense un moment m’échapper en piqué. Mais avec un adversaire de cette trempe, je n’aurais aucune chance d’en sortir, il me tomberait aussitôt sur le dos et me démolirait sans merci.

Nous continuons à décrire nos cercles. Une course merveilleuse, si l’enjeu n’était pas aussi gros. Jamais encore je n’ai rencontré un ennemi d’une telle habileté tactique. Pendant quelques secondes, j’oublie que l’autre, là-bas, c’est Guynemer. J’ai l’impression d’être à l’entraînement avec un vieux camarade au-dessus de notre terrain. Mais l’impression est de courte durée.

Pendant huit minutes, nous tournons en rond ; ce sont les plus longues minutes de ma vie.

Le voilà maintenant qui passe juste au-dessus de moi, la tête en bas. J’ai lâché un instant le manche à balai et je martèle ma mitrailleuse à deux poings. C’est un procédé rudimentaire, mais qui réussit parfois.

Guynemer a observé de mouvement de là-haut, il doit l’avoir remarqué et il sait à présent où j’en suis. Il sait que la proie est à sa merci.

De nouveau, il vient raser ma tête, l’appareil à peu près retourné. C’est alors que se produit une chose inouïe :

Il étend le bras et me fait signe, un tout petit signe de la main, puis il plonge et disparaît en direction de l’ouest, du côté du front français.

Je rentre à la base, je suis comme étourdi.

Il y a des gens qui disent que Guynemer avait lui-même sa mitrailleuse enrayée. D’autres prétendent qu’il a eu peur, que, de désespoir, je ne l’abord en plein vol. mais je n’en crois rien. Je crois qu’aujourd’hui encore, l’esprit de l’ancienne chevalerie n’est pas complètement mort. Et c’est pourquoi je dépose cette couronne tardive sur la tombe inconnue de Guynemer. 2

2 Ma vie et mes vols (Flammarion ; Paris, 1955) pp. 52-55.

120 - La clémence de Guynemer
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14 août 2017 1 14 /08 /août /2017 09:11
119 - Blessure d'un général

Berthold von Deimling (photographie de la couverture de ses Souvenirs).

Un des clichés les plus solidement ancrés dans les esprits à propos de la première guerre mondiale est celui de généraux bornés envoyant leurs hommes à la mort depuis les châteaux leur servant de PC. C’est toutefois oublié que nombre d’entre eux sont morts au combat ou des suites de leurs blessures : ainsi, entre 1914 et 1918 ce n’est pas moins de 78 généraux britanniques, 70 généraux allemands ou 42 généraux français qui trouvèrent la mort ; sans compter tous ceux qui furent plus ou moins grièvement blessés…

Ne faisant pas encore tourner les tables, c’est donc le récit de l’un de ces généraux blessés que je vais aujourd’hui vous proposer. Nous sommes le 31 octobre 1914 et le général Berthold von Deimling (1853-1944), chef du XVe Corps, se rend chez l’un de ses deux commandants de division.

 

L’état-major de l’armée ordonna qu’on poursuive les tentatives de percée. Le lendemain matin, de bonne heure, je vais à la 30e division, pour m’entretenir avec son chef, le très distingué général Wild von Hohenborn 1, des détails de l’attaque sur Gheluvelt, et fixer les modalités d’une action commune avec le corps d’armée qui nous touche au Nord.

1 Adolf Wild von Hohenborn (1860-1925) sera ministre de la guerre de Prusse du 21 janvier 1915 au 29 octobre 1916, poste dans lequel il s’opposera régulièrement à Hindenburg.

119 - Blessure d'un général

Un canon de campagne anglais Ordnance QF de 18 livres en batterie.

A proximité du poste de combat de Hohenborn, au carrefour des routes à l’Est de Gheluvelt – on lui donna par la suite de nom de « Deilmlingseck », le coin à Deimling – je fus obligé d’abandonner mon auto, que de nombreux projectiles avaient mis hors de service. Je gagne à pied l’abri du général, et commence tout juste à m’entretenir de la situation quand, par surprise, le feu de l’artillerie ennemie s’abat sur le croisement de routes. Un des premiers shrapnells m’envoie une balle dans la hanche gauche et m’étend de tout mon long. D’Ypres, les obus balayent toute la largeur de la chaussée, qui, en quelques secondes, est complètement vide. Je me traîne péniblement dans un petit fossé qui se peuple rapidement. En bons camarades, les uns près des autres ou les uns sur les autres, nous restons un bon quart d’heure à plat ventre dans ce trou humide. De ma main, je tâte ma tunique qui dégoutte de sang. Enfin l’artillerie ennemie cherche une autre cible. Un sergent m’offre son aide et me soutient pour me conduire tout près, au poste de secours, installé dans une maison déchiquetée par les obus. La pièce est comble de blessés : on crie, on soupire autour de moi. Des râles rauques de mourants. On amène sur des civières, par la porte basse, toujours de nouveaux monceaux d’hommes ensanglantés. Un médecin-major bavarois, avec un calme inébranlable, s’acquitte de ses fonctions. Toutes les deux minutes un obus s’abat dans la ferme et fait voler les plâtres des murs et des plafonds. Dans une terreur folle des blessés poussent des cris. Le médecin me reconnaît et m’interroge du regard. « J’attendrai mon tour », dis-je à voix basse. Des yeux il me fait un signe de remerciement et continuer à tailler, à faire des piqûres, à panser, à distribuer les injures ou des paroles d’encouragement. Il est tout pénétré de sa mission : sauver tout ce que la guerre lui laisse sauver. A mon tour, il me met un pansement provisoire.

En même temps que le commandant de la brigade d’artillerie, blessé lui aussi, une auto nous amène sous une grêle de shrapnells anglais, à Werwicq, où est installé mon quartier général. Le médecin général de mon corps d’armée s’empare aimablement de ma personne, en même temps que le célèbre chirurgien, le docteur Sauerbruch. Puis on me fourre au lit. Vers midi la nouvelle m’arrive que la 30e division a pris Gheluvelt et que l’attaque de la 39e progresse vers Zillebeke.

119 - Blessure d'un général

Le Kaiser en voiture.

Tout à coup dans la rue retentissent les quatre notes d’une trompe d’auto : « Ta-ti-ta-ta ! » Mon ordonnance, qui n’a rien des manières d’une sœur infirmière, entre à grand fracas dans ma chambre et m’annonce la visite de l’empereur. Celui-ci entre en compagnie de son vieil aide de camp général, von Plessen. Il s’assied près de mon lit, s’informe de ma blessure et de l’action menée par mon corps d’armée. Puis l’empereur me parla des autres théâtres d’opérations. Je fus alors surpris de la confiance qu’il montrait en parlant de notre situation générale.

Pendant que l’empereur était encore avec moi, des aviateurs ennemis tournèrent en rond au-dessus de Werwicq et lancèrent des bombes destinées à la réserve de corps d’armée, qui se tenait à proximité immédiate de la ville.

En partant, l’empereur m’accorda, comme je le lui demandais, de garder, malgré mes blessures, le commandement de mon corps d’armée. Dix jours après, j’étais assez bien remis pour marcher, en boitant et en m’aidant d’une canne, et pour pouvoir me rendre en voiture au poste de commandement de Tenbrielen. 2

2 Général Berthold von Deimling Souvenirs de ma vie (du temps jadis aux temps nouveau) (Editions Montaigne ; Paris, 1931) pp. 213-217.

119 - Blessure d'un général

Troupes allemandes au bivouac.

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