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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 06:21
221 - Les anglais entrent en guerre

L’Amirauté à Berlin (cliché tiré de : https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Unbekannt/724014/Le-b%C3%A2timent-de-l&39;Amiraut%C3%A9-allemande,-Berlin,-1915.html).

Dans la suite chronologique implacable de l’été 1914 menant à la conflagration, un suspens s’installa brièvement pour savoir si le Royaume-Uni rentrerait dans la lutte ou resterait simple spectateur du conflit, comme il l’avait été en 1870 lors de la guerre franco-allemande… A Berlin, si les politiques penchaient pour la neutralité britannique, cette hypothèse fut rapidement battue en brèche par les militaires.

Franz von Rintelen 1, alors jeune officier affecté au bureau de renseignement de l’Etat-major de la Marine impériale nous fait vivre la journée au cours de laquelle l’ambassadeur du Royaume-Uni à Berlin notifia officiellement au Ministère allemand des Affaires Etrangères la déclaration de guerre de son pays à l’Empire allemand. Il revient ensuite sur les informations contradictoires en provenance de Londres qui précédèrent le dénouement de ce drame.

1 Franz Dagobert Johannes von Rintelen (1878-1949) spécialiste des affaires financières et de renseignement ; il jouera un grand rôle à partir de 1915 à l’ambassade d’Allemagne à Washington.

221 - Les anglais entrent en guerre

Franz von Rintelen (cliché tiré de l’édition française de ses mémoires).

C’est l’après-midi du 4 août 1914. Assis à nos tables nous, les jeunes officiers attachés à l’état-major de l’Amirauté, nous attendons, nous attendons… La guerre a été déclarée et de temps en temps les troupes expédiées vers l’ouest ou vers l’est défilent sous nos fenêtres. Les sons belliqueux des marches militaires éclatent jusque dans nos paisibles bureaux ; nous ouvrons un instant les fenêtres et saluons de la main les camarades que la guerre met en marche.

C’est l’après-midi du 4 août 1914. Nous sommes assis dans nos bureaux à l’Amirauté et nos nerfs supportent à peine la tension d’une plus longue attente. Parfois un bruit court le long des couloirs. Nos chefs ont informé, dit-on, le gouvernement que d’après les renseignements donnés par notre attaché naval à Londres et par nos agents secrets, la Grande-Bretagne ne restera certainement pas neutre. Nous, officiers de l’état-major naval, nous sommes convaincus que bientôt les navires de guerre anglais dirigeront leurs proues vers le sud. Dans la nuit, tandis qu’assis dans nos bureaux, nous parlons anxieusement à voix basse, nous attendons quelque chose, un événement, des nouvelles qui feront de nos pressentiment une réalité. La guerre contre la France et la Russie est une guerre qui sera faite par l’armée de terre, et le rôle de la marine ne sera vraisemblablement pas considérable. Mais si la Grande-Bretagne !... Nous attendons, nous attendons.

C’est l’après-midi du 4 août 1914. La porte de mon bureau s’ouvre ; je reçois de mon chef direct l’ordre d’aller immédiatement au ministère des Affaires étrangères pour y prendre des nouvelles d’importance. Je dois ensuite apporter ces nouvelles dans le plus bref délai à l’Amirauté, rue Königin Augusta.

Je me lève aussitôt mes instructions reçues. Quelques autres officiers se trouvent dans la salle ; et ils retiennent leur respiration pendant que je prends connaissance de mes ordres qui finissent sur ces mots :

« Toutes les minutes sont précieuses. »

Nous avons tous l’impression de l’imminence d’un événement qui nous touche de près. Nous dissimulons notre agitation devant les plantons de service, mais pendant que je m’apprête en hâte, un de mes camarades téléphone à la préfecture de police pour prévenir que dans quelques instants une voiture de l’Amirauté va passer à toute allure Bendlerstrasse 2 ; Tiergartenstrasse 3 et Vosstrasse 4 et qu’elle doit trouver la voie libre.

2 Artère rebaptisée Stauffenbergstrasse en 1955, en hommage au colonel Claus von Stauffenberg, principal acteur de l’attentat du 20 juillet 1944.

3 Artère au sud du parc de Tiergarten ; on y trouve aujourd’hui un bas relief représentant le chancelier Conrad Adenauer et le président de Gaulle.

4 Artère du centre de Berlin sur laquelle le caporal bohémien fit bâtir sa nouvelle chancellerie.

La voiture démarre. Et me voici peu après sur les marches du ministère des Affaires étrangères. Un huissier m’ouvre la porte et je traverse le hall pour me trouver tout à coup dans une vaste salle.

221 - Les anglais entrent en guerre

Sir Edward Goschen (photographie tirée de sa notice wikipédia en anglais).

Je vois deux gentlemen sur un divan de peluche, sir Edward Goschen, ambassadeur de Sa Majesté britannique 5 et Mr. James W. Gerard, ambassadeur des Etats-Unis 6. Le premier a l’air déprimé et parle à voix basse, à demi tourné vers Gerard.

5 Edward Goschen (1847-1924) après avoir été ambassadeur en Autriche-Hongrie de 1905 à 1908 avait été nommé à Berlin.

6 James Watson Gerard (1857-1951) avait été nommé ambassadeur en Allemagne en 1913 ; il jouera par la suite un grand rôle au sein du parti démocrate et contribuera à l’élection de Franklin Roosevelt comme président des Etats-Unis.

C’est l’après-midi du 4 août 1914 et debout dans cette salle, cette scène sous mes yeux, j’en saisis immédiatement la portée. Je connais maintenant la nature des nouvelles que je dois apporter aussi vite que possible à l’Amirauté. Je sais que sir Edward Goschen vient de remettre la déclaration de guerre de son pays et Mr. Gerard, l’ambassadeur américain, est venu au ministère avec lui pour annoncer qu’il est chargé de représenter les intérêts britanniques en Allemagne.

Un instant je sens mes genoux trembler pendant que toute la signification historique de cet incident s’impose à mon esprit. Puis je me rappelle que je suis officier de marine et un enthousiasme sans bornes s’empare de moi. Je vois la Flotte appareiller en quelques minutes et les lourds panaches de fumées crachées par nos flottilles de torpilleurs obscurcir dès ce soir le ciel de la mer du Nord.

221 - Les anglais entrent en guerre

James W. Gerard (photographie tirée de sa notice wikipédia en anglais).

Mais tout à coup je reprends mon sang-froid. Je remarque ce regard d’indifférence sur la face de Gerard assis sur le divan en complet de ville marron et non comme Goschen en redingote et chapeau haut de forme. Goschen est assis très correctement dans une attitude d’angoisse manifeste tandis que Gerard est à moitié vautré sur les coussins. Il a les jambes croisées et il reste là nonchalamment et tout à son aise en faisant tourner son chapeau de paille au bout de sa canne. Les yeux fixés au plafond il murmure avec un calme déconcertant : « Oui, le Mexique finira peut-être bien par demeurer le seul pays pacifique du monde. »

Le Mexique ! un pays déchiré alors par la guerre civile 7 !

7 Depuis 1911, le Mexique était entré en révolution, avec une succession rapide de présidents (Diaz, Madero, Huerta, Carranza), dont plusieurs finirent assassinés ; c’est aussi l’époque au cours de laquelle sévirent Pancho Villa et Emiliano Zapata.

Herr von Jagow, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères 8, pénètre dans la salle et me remet un pli scellé. Je sais ce qu’il contient. Je m’incline d’abord devant le secrétaire puis devant les deux ambassadeurs et me rends à peine compte comment je descends l’escalier. Ma voiture se lance le long des rues parcourues à l’aller jusqu’à l’Amirauté. Aux carrefours, devant les passages encombrés, les agents de police guettent l’auto pour arrêter aussitôt, de la main levée, la circulation et m’éviter tout retard.

8 Gottlieb von Jagow (1863-1935) fut ministre des Affaires étrangères de 1913 à 1916 ; il aurait été le principal inspirateur d’un projet consistant à faire entrer le Mexique en guerre contre les Etats-Unis.

221 - Les anglais entrent en guerre

Gottlieb von Jagow (photographie tirée de sa notice wikipédia).

Devant l’Amirauté le conducteur manœuvre ses freins et sa voiture stoppe brusquement. Deux officiers supérieurs debout à la porte du grand chef s’élancent vers moi. Le capitaine von Bülow, directeur du service central ouvre l’enveloppe.

Il s’absorbe un instant dans sa lecture, puis faisant demi-tour à gauche, il appelle le commandant de la station de T.S.F. de Nauen 9 debout derrière lui :

9 Ville du Brandebourg située à 27 kilomètres au nord-ouest de Potsdam. En 1914 sa station radio était réputée être la plus puissante au monde.

« Commandant. Faites donner Nauen. »

Le commandant se précipite dans son bureau et décroche le récepteur de l’appareil qui communique directement avec cette station.

Deux secondes après la Flotte de Haute Mer saura et encore deux secondes plus tard toutes les flottilles de torpilleurs sauront :

« Guerre avec l’Angleterre ! »

Les stations de la Baltique et de la mer du Nord, les croiseurs de l’Atlantique et nos escadres seront avertis dans peu de minutes.

221 - Les anglais entrent en guerre

Antenne de la station de T.S.F. de Nauen (cliché tiré de sa notice wikipédia en anglais).

Nous avions tous pensé que la Flotte de Haute Mer se mettrait en mouvement aussitôt après la déclaration de guerre britannique ; nous avions imaginé que l’Amirauté deviendrait un centre où se rassembleraient tous les fils de la grande mobilisation navale ; nous avions cru que la marine interviendrait elle aussi dans la lutte pour l’existence du pays. Mais ce que nous attendions avec tant de confiance n’arriva pas ; la flotte resta où elle était et, au lieu de prendre part aux hostilités, l’état-major de la marine s’engagea dans des conflits politiques des plus passionnés. Au moment précis où nous pensions que le commandement naval donnerait l’ordre d’attaquer, nous fûmes convoqués à une conférence d’officiers. Là nous apprîmes ce qui suit :

« Les vues du chancelier d’Empire 10 peuvent se résumer ainsi : nous ne devons pas provoquer la Grande-Bretagne. Les plus hautes autorités britanniques nous assurent que leur pays ne prend part à la guerre qu’en apparence et pour remplir des engagements d’ordre purement militaires qu’on avait laissé ignorer au « Foreign Office. » Toute action énergique de la Flotte allemande provoquerait nécessairement un changement de vues en Angleterre. »

10 Theobald Theodor Friedrich Alfred von Bethmann Hollweg (1856-1921) était chancelier d’empire depuis le 14 juillet 1909.

221 - Les anglais entrent en guerre

Telle était l’opinion du chancelier ; ce n’était pas celle de l’Amirauté ; et il était à prévoir que les hommes politiques ne s’entendraient pas avec les amiraux pour cette interprétation des intentions britanniques avant la guerre et au moment où elle éclaterait.

Peu avant la guerre déjà les deux partis étaient profondément divisés sur cette question : l’Angleterre prendra-t-elle part à la guerre ou non ? Cette divergence de vues s’était fort accentuée au début du mois d’août, alors que les hostilités étaient déjà engagées à fond sur le continent ; mais l’Angleterre conservait encore son attitude de réserve.

Chaque fois qu’arrivait de Lichnowsky, notre ambassadeur à la cour de Saint-James 11, un télégramme annonçant que l’Angleterre ne songeait ni à rompre avec son principe de non-intervention dans les querelles européennes, ni à prendre les armes contre l’Allemagne, le capitaine von Müller 12, notre attaché naval à Londres télégraphiait de son côté pour avertir que tout faisait croire que l’Angleterre était sur le point d’ouvrir les hostilités sur mer. Cet état de chose finissait même par devenir grotesque. Tous les jours arrivaient des télégrammes affirmant ces deux points de vue opposés jusqu’à ce que finalement la guerre éclatât, l’Angleterre s’étant proclamée notre ennemie.

11 Karl Max von Lichnowsky (1860-1928) était ambassadeur de l’Empire allemand à Londres depuis 1912.

12 Ce nom étant très commun en Allemagne, il ne m’a pas été possible d’identifier cet officier ; il ne faut toutefois pas le confondre avec le commandant Karl von Müller (1873-1923) qui commandait le croiseur Emden dans l’escadre du Pacifique.

221 - Les anglais entrent en guerre

L’ambassadeur von Lichnowsky (photographie tirée de sa notice wikipédia).

Le matin même du 4 août, jour de la déclaration de guerre britannique par le canal de sir Edward Goschen, le capitaine von Müller avait télégraphié en ces termes :

 « Je demeure convaincu que malgré l’opinion contraire de l’ambassadeur il se prépare ici du vilain pour nous. »

Dans la matinée du 5 août, douze heures après la déclaration formelle de la guerre, alors que personne n’attendait plus de télégrammes de notre ambassade à Londres, le prince Lichnowsky câblait encore :

« Le vieux gentleman (Asquith 13) vient de me déclarer, les larmes aux yeux, qu’une guerre est impossible entre nos deux peuples unis par les liens du sang. »

13 Herbert Henry Asquith (1852-1928), 1er comte d’Oxford et Asquith, était premier ministre du Royaume-Uni depuis le 8 avril 1908.

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Herbert Henry Asquith (portrait tiré de sa notice wikipédia).

Le Kaiser l’annota de sa grande écriture si caractéristique et il écrivit en marge du télégramme de l’ambassadeur :

« Quel réveil pour cet homme, quand il sortira de ses rêves diplomatiques ! »

Les opinions du chancelier d’Empire n’avaient donc rien pour nous surprendre. Le hasard voulut que je dusse rencontrer l’amiral von Tirpitz quelques heures après. Des amitiés de famille lui avaient à l’occasion permit de me prendre pour confident. Je le trouvai dans un état de véritable désespoir. Il était assis dans son fauteuil, vieilli de plusieurs années et me dit à différentes reprises qu’il n’avait pas le moindre désir d’aller à Coblence « avec ce maudit Quartier Général ». Il craignait de s’y trouver échec et mat ; et pendant qu’il parlait ainsi comme pour lui-même, je vis soudain un abîme se creuser devant nous. A cette heure terrible, alors que tout en Allemagne eût dû se subordonner à la seule volonté de sauver la patrie menacée de tous côtés par ses ennemis, c’étaient des intrigues, des malices et des mobiles d’ordre personnel et mesquin qui dominaient la situation. Alors que Tirpitz aurait dû prendre le commandement de la Flotte de Haute Mer et concentrer ses unités dans la mer du Nord, le chef du cabinet naval, l’amiral von Müller 14 et quelques personnes de son entourage faisaient les plus grands efforts pour le couler, le chancelier avait fait valoir auprès de l’empereur que Tirpitz était trop âgé pour remplir en temps de guerre des fonctions aussi importantes 15.

14 Georg Alexander von Müller (1854-1940) était chef du cabinet maritime du Kaiser depuis 1906.

15 L’amiral Tirpitz avait alors 65 ans, soit un an de moins qu’Helmuth von Moltke qui dirigeait le Grand Etat-Major général de l’armée allemande...

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L’amiral von Müller (portrait tiré de sa notice wikipédia).

Il va sans dit que le corps des jeunes officiers n’avait, dans ces circonstances aucune envie de faire passer la politique avant les considérations purement militaires. Cela était d’autant moins probable que nous savions depuis des années que rien ne pouvait compenser notre infériorité numérique sur mer, sinon le succès d’une offensive rapide prenant l’ennemi au dépourvu. La tactique qui prévalut alors de parer tout simplement les mouvements que ferait l’ennemi fut loin de rallier nos suffrages. Il fallut néanmoins donner un certain jeu à notre besoin d’agir et nous mîmes donc toute notre énergie à encourager l’activité de nos croiseurs dans le reste du monde. 16

16 Mes souvenirs de guerre secrète (Payot ; Paris, 1933) pp. 9-15.

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