51 - Un ballet pour le Kaiser

Cléopâtre Diane de Mérode (1875-1966), issue d’une famille de la noblesse autrichienne, devint à la fin du XIX^e siècle une étoile de la danse et fit une brillante carrière internationale avant le premier conflit mondial. Elle nous a laissé des mémoires enjouées dont nous allons aujourd’hui vous présenter un court extrait, portant sur une invitation à danser devant le Kaiser.

Je rentre chez moi pour Noël et, presque aussitôt, m’arrive cette lettre d’Aragon, un de mes impresarios :

« Mademoiselle, on me demande de Berlin si vous voulez accepter de donner une unique représentation devant la famille impériale et la suite de la cour. Date : le 4 janvier 1908. Prix : 1.000 marks pour la représentation. Je vous serais bien obligé si vous me rendiez une réponse le plus vite possible. »

La lettre d’Aragon et C^ie telle qu’elle apparaît dans les mémoires de Cléo de Mérode.

Eberluée, je montre la lettre à Luis ¹ : « Faut-il accepter ? Est-ce que ça ne va pas encore donner lieu à toutes sortes de potins ? » Luis trouva que l’invitation n’avait rien de surprenant. « Tu as eu des succès sans nombre au Wintergarten ², Guillaume a envie de te voir, lui aussi ; c’est plutôt flatteur. Et puis ça sera curieux pour toi. Je te conseille d’y aller. » Je venais d’ailleurs de signer pour Stockholm, et il m’était facile, en chemin, de m’arrêter à Berlin. J’avoue que j’eus un trac terrible en me trouvant dans une somptueuse salle de réception du palais impérial, sur une estrade drapée de velours rouge et entourée de plantes vertes, avec, devant moi, au premier rang, Guillaume II et sa moustache à angles droits, flanqué de l’impératrice, belle femme aux formes opulentes, du Kronprinz et de tous leurs autres enfants. Derrière eux, toute la cour : dames en grand arroi, foule d’officiers sanglés, décorés, galonnés. J’avais les mains comme des glaçons. Je croyais ne pas pouvoir remuer. Puis j’ai commencé et, ne pensant plus qu’à ma danse, je n’ai plus rien vu. J’étais accompagnée par un excellent pianiste, avec qui j’avais répété la veille. Le Kaiser donna le signal des applaudissements qui furent nourris. Après ma dernière danse, un chambellan doré sur tranche m’apporta plusieurs gerbes de fleurs ; chacune d’elles contenait une carte : carte du Kaiser et de l’impératrice, carte du Kronprinz, carte de la princesse Cécilia ³.

¹ Luis marquis de Périnat (1872-1923), grand d’Espagne, diplomate et sculpteur, était alors très intime avec Cléo de Mérode ; leur liaison dura de 1906 à 1919. Il réalisa la statue qui se trouve encore aujourd’hui sur la tombe de la danseuse au Père-Lachaise.

² Théâtre de variété berlinois en activité de 1887 à 1944. Depuis 1992, le nom a été repris par un théâtre de la Potsdamer Strasse.

³ Cécilie Augusta Marie de Mecklembourg-Schwerin (1886-1954), avait épousé le Kronprinz le 6 juin 1905.

La salle blanche du palais royal de Berlin où se déroula peut-être la représentation.

Aucun de ces hauts personnages ne vint me féliciter. Leur dignité ne le leur permettait pas, probablement. Les princes danois et le roi de Suède étaient moins collet monté. Mais, dans ma loge improvisée, on m’envoya un délicieux petit souper avec du champagne ⁴.

⁴ Cléo de Mérode Le ballet de ma vie (Editions Pierre Horay ; Paris, 1955) pp. 220-221.

Les mémoires de mademoiselle de Mérode, pas plus que l’Histoire, ne disent si cette représentation inspira les talents chorégraphiques du général Hülsen dont nous avons donné autrefois le récit de l’ultime représentation…

Caricature du dessinateur libertaire Jacques Camille Lardie, allias Jihel.