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23 août 2014 6 23 /08 /août /2014 13:32
72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Très belle photographie du prince Guillaume et de sa mère en 1869.

Après la longue séquence liée au centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, revenons à un sujet plus léger. A la fin de l’année 1869, alors que le Kronprinz Frédéric était parti en Egypte à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, son épouse, ses enfants et leur précepteur passaient de longues vacances sur la Riviera.

Conformément à l’esprit de ce blog, nous allons y découvrir un prince Guillaume méconnu. Nous y verrons non seulement un esprit curieux de tout, visitant les monuments ou commençant une collection d’animaux marins (comme plus tard l’empereur Hiro-Hito…) mais aussi un enfant déjà fasciné par les navires et les uniformes, admirant tour à tour les armées françaises de terre et de mer. Mais n’en disons pas plus et laissons le Kaiser en exil évoquer le souvenir de cette escapade familiale, en notuant la nostalgie et l’humour qui percent dans son récit.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Port de Cannes.

Pendant l’hiver 1869-1870, se trouvaient réunis à la station balnéaire de Cannes, dans le midi de la France, un grand nombre de ressortissants et parents de la maison royale de Prusse. En dehors de nos parents et de nous qui étions avec Hinzpeter en séjour au Grand Hôtel de la Méditerranée, on pouvait citer : la famille grand-ducale de Hess-Darmstadt, le prince Albrecht (fils) de Prusse 1 avec son adjudant le comte Schulenberg 2, le prince Frédéric et la princesse Louise des Pays-Bas (beau-père et plus jeune sœur de mon grand-père) 3 avec leur fille Marie, future princesse de Wied 4, et la grande-duchesse douairière Alexandrine de Mecklembourg-Schwerin, deuxième sœur de l’empereur Guillaume Ier 5. Au commencement de notre séjour, mon père se trouvait en Orient avec son beau-frère, le grand’duc de Hesse 6, pour prendre part à l’inauguration du canal de Suez.

1 Albert de Prusse (1837-1906), neveu de Guillaume Ier et futur régent du duché de Brunswick.

2 Dans ce contexte et afin de ne pas créer d’ambigüité, le terme allemand « adjutant » aurait plutôt pu se traduire par « aide de camp » ou « officier d’ordonnance ». il s’agit peut-être ici du comte Julius Karl Alexander von der Schulenburg (1809-1893)

3 Frédéric d’Orange-Nassau (1797-1881), deuxième fils du roi Guillaume Ier des Pays Bas et son épouse Louise de Prusse (1808-1870), sœur du roi Guillaume Ier de Prusse.

4 Marie d’Orange-Nassau (1841-1910) qui épousera en 1871 le prince Guillaume-Adolphe de Wied (1845-1907).

5 Alexandrine de Prusse (1803-1892) qui avait épousé en 1822 le grand-duc Paul-Frédéric de Mecklembourg-Schwerin (1800-1842).

6 Louis IV de Hesse (1837-1894), qui avait épousé en 1862 la princesse Alice de Grande-Bretagne (1843-1878), sœur cadette de l’épouse du Kronprinz.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Le grand hôtel où résidait la famille du prince Guillaume.

Nous restâmes quatre mois à Cannes, où le pays, embelli par la merveilleuse flore de la Riviera, me parut un paradis. Pendant tout l’hiver on voyait des cactus en fleurs, des aloès, des roses, des tubéreuses, des anémones de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui croissaient en plein air, des chênes-liège, des arbousiers (je sus plus tard ce qu’Horace entendait par son arbutus !), des pins et des oliviers, des palmiers et des bananiers, que je n’avais pu voir chez nous que dans la serre du jardin botanique. C’étaient des merveilles dont je ne pouvais pas d’abord me rassasier. Et, par-dessus tout, la mer infinie, éclatante de bleu et de vert, sous le ciel ardent du Midi ; combien vivait alors je jeune garçon que j’étais ! combien s’élargissait sa poitrine !

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Vue d’artiste de la riviera et de sa végétation luxuriante.

Cannes était encore à l’époque un endroit à peine effleuré par la vie de la Riviera, avec quelques hôtels, et un certain nombre de villas privées, la plupart anglaises. La colonie anglaise avait été fondée par un vieux Mr Woolfield 7, qui lui avait fait cadeau d’une belle église. Ma mère fréquentait beaucoup son salon hospitalier, ce qui nous donnait l’occasion de rencontrer au thé et au jeu des enfants anglais et de nous exercer à la langue anglaise. Le dimanche, nous allions soit à l’église anglaise, soit à la salle de prière allemande, car il ne s’était pas encore trouvé un riche Allemand pour faire cadeau d’une église à ses compatriotes, suivant l’exemple anglais. Nous fréquentions surtout, avec notre famille, le futur Lord Brabourne 8, célèbre dans le monde enfantin anglo-saxon pour ses captivantes légendes, publiées sous le titre Stories for my children. Parmi nos autres camarades, je citerai encore le futur duc de Croy 9, beau-frère du grand-duc Frédéric, déjà nommé, ainsi que le fils du duc de Vallombrosa 10, propriétaire d’un ravissant petit palais dont le jardin renfermait de superbes palmiers. C’était une grande joie pour mes frères et sœurs et pour moi lorsque le propriétaire d’une magnifique plantation d’orangers, le « jardin des Hespérides », nous invitait à venir et à manger les oranges dorées, sur l’arbre même ! On n’avait cela ni à Berlin, ni à Potsdam, on était donc déjà entrés dans le Paradis !

7 Sir Thomas Robinson Woolfield (1800-1888), promoteur immobilier britannique qui construisit notamment à Cannes le palais du duc de Valombrosa et la villa Victoria.

8 Edward Knatchbull-Hugessen (1829-1893), politicien et ministre libéral, sera créé 1er baron Brabourne en 1880.

9 Sans doute Karl Alfred Ludwig Rudolf de Croy (1859-1906).

10 Richard Manca-Amat (1834-1903), duc de Vallombrosa et d’Asinara eut deux fils de son mariages avec Geneviève de Pérusse des Cars (1836-1886) ; le second d’entre-eux, Amédée Joseph Gabriel Marie, étant né en 1880, le camarade de jeu du prince Guillaume était donc Antoine Amédée Marie Vincent, marquis de Morès (1858-1896).

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Eglise anglicane de Cannes.

La ville méditerranéenne nous offrait encore beaucoup d’autres distractions. Sur le marché au poisson, près du port, nous voyions de superbes crustacés et autres animaux marins étranges ; sur la plage nous trouvions des poulpes ; des papillons rares voltigeaient dans les prairies luxuriantes et les jardins embaumés. C’est ainsi que s’éveilla en nous la passion des recherches, et nous prîmes la décision de nous installer un important musée zoologique. Sitôt dit, sitôt fait. Des animaux marins furent capturés ou achetés sur le marché où l’on pouvait avoir beaucoup de choses à bon compte, puis ensuite, soit rapidement plongés dans un aquarium improvisé, soit suspendus dans le jardin aux branches d’un eucalyptus, séchés, vernis à la gomme-laque, et fixés sur du carton. Nous avions continuellement à faire et étions réellement toujours occupés ; heureusement nous avions un serviteur habile, nommé Hoffmann, qui nous aidait dans nos recherches. Nous pûmes rapporter heureusement en Allemagne ce musée tout entier auquel nous avions encore joint une collection de papillons, et l’installâmes dans le nouveau palais où, pendant plusieurs années, il représenta un témoignage malodorant de nos prospections. Enfin mon grand-père nous offrit des vitrines où notre butin put être mis à l’abri, sans répandre de mauvaise odeur.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Chromolithographie de la fin du XIXe siècle.

Nous allions volontiers aussi à l’île Sainte-Marguerite, la petite île qui est devant Cannes ; l’aimable patron du bateau qui nous y conduisait toujours à la rame s’appelait Giraud. Dans cette île, possédant une vieille forteresse et des casemates, avait été emprisonné longtemps auparavant le mystérieux « Homme au masque de fer » ; puis, quelques années après notre séjour, y fut enfermé Bazaine qui devait y purger sa peine de vingt ans de détention, mais qui s’évada dès 1874 et se rendit à Madrid. A Sainte-Marguerite se trouvaient aussi des prisonniers marocains que l’on appelait des « Arabes » et qui, avec leur burnous blanc et leur peau de couleur foncée, nous produisaient une impression éminemment exotique 11. Nous nous liâmes d’amitié avec eux, ma mère les peignit et nous reçûmes d’eux de menus cadeaux, des dattes entre autres.

11 En février 1869, une révolte de plusieurs milliers d’indigènes s’était produite en Algérie (et non au Maroc). Elle fut assez rapidement matée par le colonel de Sonis à Aïn Madhi.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Le Fort Royal dans l’île Sainte-Marguerite.

Grande fut notre joie lorsque, peu après Noël, nous apprîmes que mon père revenait, et que nous devions aller l’attendre à Villefranche. Le trajet jusque-là, sur le rivage de la Méditerranée bleue, que j’ai si souvent traversée, et que j’aime infiniment, était d’une beauté indescriptible.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Vue de Villefranche au début du XXe siècle ; si les bâtiments de guerre mouillés en rade ont bien changé par rapport à ceux que vit le prince Guillaume, la ville est presque la même.

Dans le ravissant port de Villefranche, étaient à l’ancre la Hertha 12 et l’Elisabeth 13, ainsi que quelques frégates américaines, entre autres le vaisseau-amiral Franklin 14. Mon père vint nous chercher et nous conduisit sur la Hertha, tandis que le tonnerre des saluts se répercutait mille fois sur les pentes des montagnes qui entourent le beau golfe. Le garçon étonné que j’étais se trouvait là, sur le pont d’un vaisseau de guerre, qui, sous le pavillon de la Confédération allemande du Nord, avait transporté son père bien-aimé dans l’Orient lointain rempli de légendes, et son cœur plein de pressentiment battait plus fort. Après le retour à la maison, à Cannes, mon père ne pouvait jamais assez nous raconter ses impressions, de Jérusalem et des villes saintes, de l’Egypte, des Pyramides, du Sphinx, des tombeaux des rois, des momies et autres merveilles de l’Orient. Oui, vraiment, notre père avait chevauché un chameau vivant, en chair et en os, exactement semblable à ceux que nous avions vus au Jardin zoologique !

12 Corvette cuirassée de la classe Arcona de la marine royale prussienne lancée en 1864.

13 Autre corvette cuirassée de la classe Arcona, lancée en 1868.

14 Frégate cuirassée américaine lancée en 1864 ; lorsque le prince Guillaume la vit, elle portait la marque du vice-amiral William Radford (1809-1890).

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Frégates cuirassées américaines (l’USS Franklin se trouve à gauche).

Nous célébrâmes Noël encore ensemble à Cannes, puis mes parents s’en retournèrent en Allemagne, et nous restâmes seuls avec Hinzpeter. Nous émigrâmes de l’hôtel à la villa Gabrielle, dont la véranda devint le siège de notre « Institut de Recherches ». Nous fîmes de nombreuses excursions à cheval et à pied dans les superbes forêts des environs, lorsque Hinzpeter ne nous tourmentait pas avec des travaux scolaires. Nous allions aussi souvent au Grand Hôtel, visiter tante Alexandrine, et nos parents des Pays-Bas. Nos deux tantes tombèrent malades, mais tandis que la tante de Mecklembourg se rétablit, reprit sa bonne humeur et ne se lassa pas de nous raconter des histoires, tante Louise vit son état s’aggraver ; elle mourut à la fin de 1870.

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La « tante Louise » vers la fin de sa vie (image tirée du site espagnol de Wikipedia).

A ma grande satisfaction, je pus voir aussi parfois quelque chose de l’armée française, et quand les soldats défilaient avec la musique, ou « clairon en tête », je me mêlais aux écoliers de Cannes, et marchais au pas derrière la colonne. J’étais attiré surtout par les sonneries éclatantes des gais clairons que, plus tard, lorsque je fus chef de bataillon, j’introduisis dans ma musique et fis jouer lorsque je n’avais pas la musique du régiment sous la main.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Soldats français du second empire précédés de leur clairon et suivis par leur cantinière (imagerie Pellerin - Epinal).

La marine française me fit une impression profonde lorsque je visitai le superbe et pittoresque port de guerre de Toulon. Sous la conduite du consul allemand de l’époque, Schenking, un Westphalien, compatriote d’Hinzpeter, nous visitâmes l’arsenal et les bateaux en rade. Sur l’ordre de l’amiral commandant la station, les visiteurs furent accompagnés par un sympathique officier. Nous vîmes à cette occasion le yacht impérial Aigle, qui rentrait justement de l’inauguration du canal de Suez, et se distinguait par une riche et luxueuse installation. Nous visitâmes ensuite le cuirassé Provence 15 qui était alors le plus récent de l’escadre, et nous donna une impression de puissance formidable. Pendant la guerre de 1870-1871, ce bateau a contribué au blocus de la côte allemande près d’Helgoland.

15 Frégate cuirassée de la classe Flandre lancée en 1863.

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L’escadre en rade de Toulon avec ses anciens vaisseaux de hauts bords.

A la fin de la visite, j’éprouvai encore une impression infiniment triste et éprouvante. On nous montra le bagne annexé à l’arsenal, la prison des galériens 16. On pouvait y voir des visages de criminels horriblement repoussants, qui donnaient le frisson. Un certain nombre de prisonniers étaient reliés entre eux par des chaînes, d’autres portaient le boulet au pied ou les menottes aux mains, tous étaient coiffés de bonnets rouges ou verts. Ces gens avaient un bazar où ils pouvaient vendre des noix de coco, des fruits et quelques bibelots fabriqués par eux. Comme Hinzpeter demandait à l’un des vendeurs : « A quel terme êtes-vous condamné 17 ? », il reçut cette réponse bouleversante : « A perpétuité, Monsieur 18 ! » Ceux qui étaient condamnés à temps portaient un bonnet rouge, ceux à perpétuité un bonnet vert, – celui-là portait un bonnet vert !

16 Le bagne de Toulon avait été ouvert en 1748 parce que la peine des galères avait été remplacée par celle des fers dans des établissements spécialisés établis dans les grands ports du royaume ; les détenus n’en avait pas moins continué à être appelés « galériens ». Suite à la création des bagnes coloniaux par Napoléon III en 1854, les bagnes métropolitains fermèrent les uns après les autres ; celui de Toulon perdit ses derniers prisonniers en 1873.

17 En français dans le texte original.

18 En français dans le texte original.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

L’ancien bagne de Toulon, plusieurs années après sa fermeture.

Le chemin du retour de ces effroyables locaux nous conduisit au bassin latéral qui était rempli de vaisseaux de ligne en bois à deux ou trois ponts, dépourvus de leur gréement. Ces bateaux qui avaient fait en partie la campagne de Crimée et de Sébastopol, devaient être transformés en vue du transport des troupes. Parmi eux se trouvait un type superbe, le grand vaisseau à trois ponts Ville de Paris 19, armé de cent canons. Lorsque je m’arrêtai plein d’admiration sur le pont du bateau et contemplai la longue rangée de bouches à feu, le vieux consul Schenking me dit : « Oui, oui, très beau, mais autrefois ! Aujourd’hui tout cela n’est plus capable que de tuer des mouches. La Provence serait capable de détruire toute la flotte en bois en un moment. » Fragilité des choses de ce monde !

19 Vaisseau de ligne de 120 canons à coque en bois et propulsion à vapeur. Initialement mis sur cale en 1807 sous le nom de Marengo, il ne sera finalement lancé qu’en 1850 ; il sera transformé en ponton au cours de l’année 1870.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Arc de triomphe antique d’Orange.

Le printemps mit fin à l’époque du Paradis. Nous effectuâmes le retour par Marseille, Lyon, Arles, Nîmes, Orange, Avignon et la Suisse. Les superbes constructions romaines de ces villes agirent profondément sur mon âme de jeune garçon. A Avignon nous allâmes sur le pont célèbre et visitâmes le château des Papes, et comme ce dernier monument servait de caserne, je pus m’entretenir tranquillement et sans gêne avec les soldats français, – sans me douter que cet même année éclaterait, entre les deux nations, le grand conflit qui devait à nouveau unifier l’Allemagne et réédifier l’Empire allemand.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Avignon vu de la rive opposée du Rhône ; sur la droite on remarque le palais des papes.

Ce furent les premières impressions que rapporta le jeune garçon que j’étais du beau pays dont le peuple se dresse vis-à-vis du sien dans une éternelle inimitié, et qui le poursuivit lui-même, dans les années postérieures, des traits empoisonnés de sa presse pleine de haine. Mais, comme il est de notoriété que les souvenirs d’enfance sont ceux qui s’impriment le plus profondément et sont les plus vivaces, malgré tout ce qui est arrivé, le souvenir du paradis de Cannes sous le clair soleil se dresse toujours devant les yeux de mon esprit comme une belle légende. 20

20 Guillaume II Souvenirs de ma vie (Payot ; Paris, 1926) pp. 58-65.

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