Ruines de l’église du village d’Ornes dans la Meuse (photographie tirée de la notice wikipédia consacrée à ce village).
Vu de mon ordinateur, le rap se limite à des éructations vulgaires véhiculant de navrantes apologies de la violence et du sexisme. Voilà pourquoi j’ai été fort surpris lorsqu’un lecteur de mon blog m’a fait écouter un morceau de rap dédié à un village mort pour la France, comme une sorte de tombeau musical.
Rappelons que lors du premier conflit mondial l’ampleur des dévastations fut telle que des nombreuses agglomérations furent purement et simplement rayées de la carte ; toutefois, seules neuf d’entre elles, toutes situées autour de Verdun, sont aujourd’hui honorées de la mention « mortes pour la France » : Beaumont-en-Verdunois, Bezonvaux, Cumières-le-Mort-Homme, Douaumont, Fleury-devant-Douaumont, Haumont-près-Samogneux, Louvemont-Côte-du-Poivre, Ornes et Vaux-devant-Damloup.
Ce morceau, intitulé Les mirabelles, a été écrit par MC Solaar (Claude Honoré M’Barali pour l’état civil) sur une musique d’Alain Etchart et appartient à l’album Géopoétique, sorti le 3 novembre 2017.
J’suis un village, comme quelques autres en France
Ma naissance se situe vers la renaissance
Moins d’une centaine quel que soit le recensement
Bien avant les pansements, je n’avais que des paysans
J’en ai vu lutiner, flâner ou glaner
Des pelletés de mirabelles vers la fin de l’été
Je crois que l’unique chose qui a changé ma vie
Fut l’arrivée des taxis
Ils sont pleins selon mes recoupements
Il y a des gueules cassées, pour les blessés prothèses et pansements
Face à face ils se font front dans les tranchées
Avant tout ce manège, j’étais un village enchanté
On ne me croit pas ça semble irréel
Avant tout ce manège j’étais un village enchanté
Les seuls témoins sont les mirabelles
Avant tout ce manège
Ils se sont préparés pour la bataille
Dans l’artère principale c’est la pagaille
Ils portent des uniformes bleus rouges voyants
Avec montre à gousset, couvre-chef flamboyant
La grosse bertha fait face au Crapouillot
Le flot de feu est continu, soutenu par les artiflots
Comme à Valmy nous répétait l’académie
Une bataille, des acclamations et c’est l’accalmie
Les murs ont des oreilles, c’est la fête au village
Le théâtre aux armées nous fait découvrir le jazz
Il y a des fanions, des litrons, du tapage
Et cette odeur maudite, le vent nous ramène les gaz
Il y a de la joie, des pleurs, des fleurs, la peur
Tout à l’heure on a fusillé un déserteur
Il avait ce poème dans sa vareuse Adieu, Meuse endormeuse
On ne me croit pas ça semble irréel
Avant tout ce manège j’étais un village enchanté
Les seuls témoins sont les mirabelles
Avant tout ce manège
Maintenant que la guerre est passée
Il n’y a plus de soldats terrés dans les tranchées
Les taxis de la Marne s’en sont retournés
Qui aurait pu penser que je les regretterais
En l’an quatorze ils étaient des milliers
Démobilisés je ne les ai pas oubliés
Je repense au boulanger, je sens le pain au millet
Des blessés, des macchabées mais là au moins je vivais
Ça fait plus de cent ans que je n’ai plus d’habitant
Quelques mots sur une plaque et puis des ossements
Je le dis franchement c’est pas lattent, j’attends
Le retour de la vie dans la paix ou le sang
Trop court était l’enlisement
Je n’ai plus aucun habitant
Les mirabelles sont en déshérances
Je suis un village mort... Pour la France
Allons enfants. On ne me croit pas, ça semble irréel
Allons enfants. Les seuls témoins sont les mirabelles
Allons enfants. Les seuls témoins
Allons enfants. Sont les mirabelles
Allons enfants. Allons enfants. Allons enfants
L’auditeur attentif, ne maquera pas de remarquer deux citations discrètes d’écrivains mobilisés au cours du conflit et eux aussi morts pour la France.
Guillaume Apollinaire, tout d’abord, pour son poème Les saisons repris dans Calligramme :
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était militaire
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était artiflot 1
À la guerre.
1 Terme d’argot militaire du XIXe siècle désignant les artilleurs.
Charles Péguy, ensuite, pour son poème dédié à Jeanne d’Arc :
Adieu Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeure aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux, où tu ne coules pas.
Voici que je m’en vais vers des pays nouveaux ;
Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux,
Je m’en vais commencer là-bas des tâches neuves.
Et, pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse,
O Meuse inépuisable et que j’avais aimée !
Tu couleras toujours dans l’heureuse vallée.
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée
Qui s’amusait enfant, à creuser de sa main,
Des canaux dans la terre, à jamais écroulés.
La bergère s’en va, délaissant ses moutons ;
La fileuse s’en va, délaissant ses fuseaux.
Voici que je m’en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m’en vais loin de nos maisons.
Timbres de 1950 à l’effigie de Charles Péguy.
Enfin, je laisse la parole à l’auteur de ce texte qui, invité sur TV5 Monde, se confie sur son dernier album. La partie plus particulièrement consacrée aux Mirabelles se situe entre 9’25’’ et 11’10’’.
Un grand merci à YG qui m’a fait découvrir ce morceau.