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23 février 2012 4 23 /02 /février /2012 14:04

Dans un précédent article, j’ai déjà mentionné le triste scandale du Daily Telegraph. Même si je reviendrai plus tard de façon détaillée sur cette affaire, il me faut aujourd’hui en résumer les grandes lignes. Le 28 octobre 1908, le Daily Telegraph avait publié un article contenant des propos sur la politique internationale tenus par le Kaiser lors d’un séjour en Angleterre quelques mois plus tôt. Ces remarques, parfois à la limite de l’indiscrétion, faillirent causer une crise diplomatique internationale. De plus, certaines réflexions de Sa Majesté allant à l’encontre des a priori des milieux dirigeants allemands il en résulta une crise politique dans l'Empire (avec hourvari au Reichstag pendant plusieurs semaines) et Guillaume II sombra alors dans une profonde dépression, comme en témoigne le comte Robert Zedlitz-Trützschler (Douze années à la cour impériale allemande, p. 204) à la date du 26 novembre 1908 : Déjà à Donaueschingen, au cours de la chasse, l’empereur eut une violente crise de larmes après une conversation avec le prince Fürstenberg. Cela fit sur nous tous une impression pénible de penser que, durant ces jours-là, l’empereur parla de ce qui lui tenait le plus à cœur avec le prince Fürstenberg, pourtant à moitié un étranger 1, alors qu’il avait autour de lui d’anciens conseillers fidèles et pleins de mérite.

1 Le prince Maximilien Egon II, né à Prague, était à la fois membre de la chambre haute du parlement autrichien et de la chambre des seigneurs de Prusse.

 

1-copie-17Château des princes de Fürstemberg à Donaueschingen.

 

C’est aussi lors de ce séjour à Donaueschingen que se déroula un incident tragique mentionné rapidement par Guillaume II dans ses mémoires (The Kaiser’s Memoirs , The Naval & Military Press Ltd, 2005, p. 119 2) :

2 Une nouvelle fois je dois confesser ma totale ignorance de la langue de Goethe et mon obligation de passer par des traductions en anglais pour accéder aux textes qui ne sont pas directement accessibles en français. Je suis donc bien conscient que selon la vielle formule « tradutore, traditore », je commets donc là une infidélité sur une trahison…

 

Tout au long de cette affaire [DU DAILY TELEGRAPH], je ressentis une grande angoisse mentale, qui fut aggravée par la mort soudaine sous mes yeux de l’ami intime de ma jeunesse, le comte Hülsen-Haeseler 3, chef du Cabinet militaire.

 3 Dietrich, comte Hülsen-Haeseler (1852-1908) ; aide-de-camp du Kaiser en 1889, attaché militaire à Venne en 1894, chef du Cabinet militaire depuis 1901. 


La princesse Victoria-Louise n’est pas beaucoup plus explicite (The Kaiser’s Daughter, p. 36) :

1908 fit souffler sur mon père et sur notre famille un vent fatal qui devait avoir des conséquences à long terme. Dans les notes rédigées par ma mère dans le journal de ma vie 4, elle écrivit : « En novembre de cette année survinrent pour son père de très nombreuses difficultés et de sérieuses répercussions politiques. Tout d’abord l’un de ses meilleurs amis, le Comte Hülsen, mourut tout à fait soudainement pendant une chasse à Donaueschingen. J’allai à Baden-Baden, trouvai mon mari très déprimé et nous rentrâmes tous les deux à Potsdam. Souffrant de surmenage et assaillit par de nombreux conflits intérieurs à cette époque, il tomba malade.

4 L’impératrice avait pris l’habitude de tenir un journal particulier de la vie quotidienne de chacun de ses sept enfants.

 

Une nouvelle fois, c’est le comte Robert Zedlitz-Trützschler qui nous donne un récit précis de ce curieux trépas, mentionné à la fois par l’Empereur, l’Impératrice et leur fille sans plus de détail (Douze années à la cour impériale allemande, p. 225-227) :

8 février 1909 […]
Comme cela peut m’intéresser plus tard, je vais brièvement noter comment se termina notre séjour à Donaueschingen en novembre de l’année dernière. Comme de coutume, nous avions chassé le renard ce jour-là. La chasse avait été organisée d’une façon admirable : veneurs, sonneurs de cors et rabatteurs étaient parfaitement à la hauteur.

 

13-copie-6Photomontage, avec le Kaiser en compagnie du prince Maximilien Egon II (1863-1941) et de la princesse, née comtesse Irma von Schöborn-Buchheim (1867-1948).

 

A huit heures du soir, nous eûmes le dîner habituel. Les dames en grande toilette : la princesse Fürstenberg, la princesse Hohenlohe et d’autres ornées de parures éclatantes, les messieurs en fracs verts et noirs, avec des escarpins noirs, et aussi certains en fracs rouges, car il y avait eu une chasse à courre dans le voisinage (Auguste Bismark). Ensuite, tous les invités se réunirent dans le grand hall du château, formant un groupe d’une élégance exceptionnelle. Sur le premier palier de l’escalier d’honneur, un orchestre jouait. Soudain apparut le comte Hülsen-Haeseler, vêtu en ballerine, et il se mit à danser. Cela lui arrivait de temps en temps et il le faisait avec infiniment de grâce. Pour les spectateurs, la beauté de l’exhibition se trouvait corsée par le fait de voir le chef du cabinet militaire exécuter une danse chorégraphique dans un costume féminin.
Peu après, le comte se retira dans une pièce donnant sur la galerie qui conduit au salon de la princesse pour reprendre haleine un instant. Me trouvant à quelques pas de là, j’entendis tout à coup le bruit d’une lourde chute. Je me hâtai dans la galerie et je vis le comte gisant à terre, étendu de tout son long et la tête dans l’embrasure de la fenêtre. D’autres personnes parurent tout de suite après moi, nous nous empressâmes autour du comte et, m’étant immédiatement rendu compte que le cas était très sérieux, je cherchai des yeux le médecin. Dans la salle, l’empereur était toujours appuyé à la cheminée et s’entretenait avec Valentini 5 sans se douter de rien. Je lui annonçai que le comte était tombé et se trouvait sans connaissance, que cela paraissait grave et que j’allais chercher le docteur Niedner, médecin de la cour. L’empereur se rendit aussitôt auprès du comte Hülsen. Je dégringolais l’escalier jusqu’à la chambre du médecin. Celui-ci avait déjà été appelé par l’aide de camp von Senden. Il fit l’impossible pour ranimer le comte, et cela durant une heure et quart. L’empereur se tenait debout à côté de lui et la princesse Fürstenberg sanglotait dans un fauteuil. Un autre médecin arriva de la ville voisine pour seconder le docteur Niedner. Détail lugubre, pendant qu’ils se dépensaient en vain, l’orchestre continuait à jouer.

  5 Rudolf von Valentini (1855-1925), chef du Cabinet civil.

 

A onze heures, les médecins annoncèrent qu’il n’y avait plus d’espoir. L’avis des deux praticiens fut que le comte avait le cœur en mauvais état depuis longtemps, il avait déjà eu une syncope alarmante alors qu’il était encore en service (à Metz) et l’effort de la danse avait provoqué une crise cardiaque fatale.

 

41Il n’existe bien évidemment aucune photographie du comte Hülsen-Haeseler dans la tenue avec laquelle il trouva la mort… Aussi devons-nous nous contenter de cette carte postale sur laquelle l’Empereur et le comte (juste derrière le Kaiser) sont sur le pont du torpilleur Sleipner.

 

Le corps fut alors transporté dans la grande salle des banquets du premier étage, où le service funèbre serait célébré le lendemain matin. Toutes les dispositions nécessaires à cet effet furent prises pendant la nuit. L’empereur se montra profondément ému et me dit vers minuit qu’il abandonnait le voyage à Kiel, prévu pour le lendemain, afin d’assister au service, mais qu’il irait, comme prévu, à Baden-Baden le surlendemain pour y rencontrer l’impératrice. Durant la nuit, on prévint encore la comtesse Hülsen (par téléphone et par télégraphe) et l’on prit toute une série d’arrangements qui nous absorbèrent encore pendant longtemps. L’empereur resta tout le temps avec nous, s’asseyant de temps à autre à une table pour rédiger des télégrammes ; ainsi, il me donna par exemple le télégramme pour l’impératrice, dans lequel il disait qu’il avait perdu son « meilleur ami ». Il eut ensuite un long entretien avec le pasteur, qui avait été appelé pour célébrer la cérémonie mortuaire du lendemain, et il lui exposa les détails sur lesquels devait porter l’oraison funèbre. Tout à coup, je vis que l’empereur se baissait, puis me faisait énergiquement signe d’approcher, tandis que je ne voyais subitement plus le pasteur, et, quand je m’approchai après un nouveau signe de l’empereur, je trouvai le pasteur étendu sans mouvement devant Sa Majesté. Cette longue station debout, après un réveil en sursaut, avait provoqué une syncope. Je vis tout de suite que ce n’était pas grave, fis apporter du cognac et le pasteur revint bientôt à lui. Il fut alors décidé de supprimer l’oraison funèbre et de s’en tenir à une brève cérémonie.

 

On imagine bien que la mort en tutu d’un officier général proche de l’Empereur peu après l’affaire Eulenburg ne pouvait que prêter le flanc à des insinuations aussi grivoises que malveillantes. D’autant qu’en sa qualité de chef du Cabinet militaire, le comte Hülsen-Haeseler s’était alors efforcé d’étouffer un scandale dans lequel étaient impliqués plusieurs officiers.
Toutefois, plutôt que de prêter au comte des pratiques alors réprouvées (et judiciairement condamnées), il est plus vraisemblable de voir dans cette étonnante exhibition le désir de changer les idées d’un souverain en pleine dépression en jouant sur son sens de l’humour potache. Si bien que Jules Arren, observateur attentif des paroles et des actes du Kaiser, commente ainsi l’événement en 1910 (Guillaume II ce qu’il dit ce qu’il pense, p. 307) :

L’empereur est à la chasse chez le prince de Furstenberg, à Donaueschingen. Il assiste à une représentation d’artistes dans le genre de ceux du Chat noir 6, et ce divertissement pendant les « jours sombres » de la monarchie est vivement commenté.

6 Célèbre cabaret de Montmartre à l’humour souvent… gaulois.

 

Cabinet militaire de l'empereur
Cachet en papier du Cabinet Militaire de Sa Majesté l’Empereur et Roi.

 

 


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commentaires

H
<br /> Edifiant. Difficile d'imaginer ce grand moustachu danser en tutu rose devant l'empereur. En tenue folklorique passe encore... De là à imaginer toute une cour remplie d'officiers en tutu, on<br /> comprend les errances du haut commandement à la fin de l'été 1914. Je veux dire que chacun de ces brillants militaires tirait la couverture à lui... En tout cas, les soirées de l'empereur<br /> devaient être très gaies.<br />
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P
<br /> <br /> Cher Hilarion,<br /> <br /> <br /> N'ayant pas assisté aux faits, je ne peux me montrer aussi affirmatif que vous quant à la couleur du tutu du feu général von Hülsen. Pour ce qui est de l'errance du haut commandement allemand,<br /> n'oublions pas qu'elle fut largement partagée par tous les états-majors de l'époque ; il est vrai que du côté allié, à défaut de tutu rose, on trouvait des régiments entiers en jupettes<br /> écossaises...<br /> <br /> <br /> Amicalement.<br /> <br /> <br /> <br />

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