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22 juin 2015 1 22 /06 /juin /2015 19:18
90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Le lieutenant von Buttlar à la fin de la guerre, décoré de l’Ordre pour le Mérite (photographie extraite de sa notice biographique sur Wikipédia Allemagne).

Le 16 septembre 1917 le capitaine baron Horst Julius von Buttlar (1888-1962), fort de son expérience du service aérien, prenait le commandement de Zeppelin L54 1 alors basé à Tondern 2. Le 19 octobre suivant, il s’envolait pour une mission de bombardement au-dessus de l’Angleterre.

1 Avant de décrire plus avant les caractéristique de cet aéronef, il convient d’apporter quelques précisions quant à sa numérotation : chacun des appareils portait un numéro constructeur (LZ1 à LZ119 jusqu’à la fin de la guerre) ; les appareils de la Marine étaient alors numérotés de L6 à L72 de façons continue ; ceux de l’Armée de LZ35 à LZ120 de façon discontinue... Le L54 est en fait le zeppelin LZ99 (numéro constructeur), appareil de type U, long de 196,5 mètres de long et large de 23,9 mètres pour un volume de 56.000 mètres cube, équipé de 5 moteurs Maybach HS-Lu de 240 CV et armé par un équipage de 19 hommes ; il était rentré en service le 20 août 1917. son drapeau est aujourd’hui conservé au musée Zeppelin de Tondern.

2 Localité du Holstein, aujourd’hui située dans la région de Danemark du Sud où la Marine impériale avait installé l’une de ses bases de zeppelins.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Reproduction de l’insigne des équipages de zeppelins.

Ils se ressemblaient tous, ces combats contre l’Angleterre, comme se ressemblaient nos dirigeables, lorsqu’au coucher du soleil, leurs masses sombres se profilaient le long de la côte allemande.

Le scénario ne se modifiait guère. Toujours les mêmes images, au départ, au crépuscule, à la nuit noire, lorsque brillaient les premières lueurs de l’Angleterre et qu’apparaissait subitement, émergeant des ténèbres profondes, la gigantesque masse de l’île : savoir si notre avance a déjà été signalée.

Toujours les mêmes bras lumineux des projecteurs qui frôlaient le dirigeable, pour le plonger finalement dans un bain de lumière blanche comme du lait, toujours les mêmes nuages d’éclatement des shrapnells qui se dissipaient comme un brouillard vaporeux… toujours les mêmes lueurs rouges des départs  des batteries terrestres… toujours les mêmes incendies provoqués par nos bombes, les lueurs rouges des immenses brasiers.

Tantôt cinq, quelquefois neuf, une fois dix-sept dirigeables recevaient simultanément l’ordre de bombarder un secteur déterminé du sol anglais. C’étaient les circonstances atmosphériques prévues à l’ouest qui décidaient du théâtre du combat, le nord de l’Angleterre, le centre, ou encore le sud, avec Londres comme objectif principal.

A midi, départ du premier dirigeable. Dès qu’il a pris l’air, mes équipes de manœuvre se hâtent vers le second, et tous les appareils, successivement, quittent le hangar et mettent le cap vers l’Ouest.

Toujours la même série d’impressions. Quelques centaines de mètres et voilà le golfe ; on échange des signaux avec les unités placées en éclaireurs. On voit arriver du Nord les camarades de Tondern ; en passant près de Wittmundhaven 3 et de Hage 4, on observe les dirigeables de ces stations qui appareillent, et au Sud, voilà qu’arrivent sur nous les appareils de Ahlhorn 5, faisant route au Nord.

3 Base aérienne installée près de Wittmund en Frise Orientale. Elle est toujours utilisée par l’armée de l’air allemande.

4 Localité de l’actuel land de Base-Saxe.

5 Base aérienne située près de Grossenkneten dans l’actuel land de Basse-Saxe. Elle fut utilisée par la RAF de 1945 à 1958, puis par l’armée de l’air allemande jusqu’en 1961.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Chope de bière contemporaine rappelant la base aéronavale d’Ahlhorn ; on ne peut imaginer souvenir plus germanique...

Pas de formations réglementaires ici, escadre, ligne de file ou autre ; chacun navigue isolément, mais malgré tout, chacun cherche à serrer sur son voisin. Les nouveaux commandants, tout spécialement, ne quittent pas les anciens des yeux, car le plus difficile était de connaître exactement sa position et de découvrir un endroit où l’on puisse, sans être signalé, aborder la côte anglaise.

Au crépuscule, tous les dirigeables que l’on aperçoit encore très distinctement se projeter sur le soleil couchant se tiennent entre quatre mille et cinq mille mètres de hauteur. En voilà un qui fait brusquement demi-tour, probablement une avarie de machine. En effet, quelques minutes plus tard notre station de T.S.F. reçoit le message suivant :

« Voyage interrompu par suite d’une avarie du moteur tribord arrière ».

On évite le plus possible de transmettre par T.S.F. Tout message attire, en effet, l’attention de l’ennemi sur notre marche dont il peut connaître ainsi les étapes successives.

A cette époque, nous n’utilisions plus les observations astronomiques pour notre navigation ; la T.S.F. était, à ce point de vue, un moyen bien préférable

– Navigateur, où sommes-nous, à six heures du soir ?

– A quinze mille à l’ouest du bateau-feu du Doggerbank 6, si nous avons eu ces deux dernières heures, le même vent de Sud-ouest.

6 Navire signalant un banc de sable de plus 260 kilomètres de long s’étendant en Mer du Nord entre le Danemark et la Grande-Bretagne.

J’ai lieu de penser que le vent a tourné ; je demande donc, par T.S.F., un relèvement. Je me rends moi-même au poste, qui se trouve placé dans la nacelle de commandement, local petit mais coquet, et où, par suite des radiations calorifiques des assistants, règne une douce chaleur.

Nous appelons le dirigeable chef de division et demandons des relèvements. Une minute, deux minutes au plus s’écoulent et nous recevons le mesage suivant :

« List 7, deux cents quatre-vingts ; Nordholz 8, trois cent dix ; Borkum 9, trois cent cinquante-cinq ».

7 Commune de Frise du Nord située sur l’île de Sylt où la Marine impériale avait installé une base d’hydravions.

8 Commune de l’arrondissement de Cuxhaven ; sa base navale disposait d’un hangar pour zeppelin pouvant pivoter sur 360 degrés.

9 Commune et île de la Frise Orientale.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Vol groupé de zeppelins (photographie extraite du livre du baron von Butlar).

Nous accusons réception. Je trace les relèvements indiqués sur la carte. S’ils sont exacts, ils doivent se couper en un seul point qui représente la position de notre dirigeable. Dans le cas présent, ils se coupent précisément en ce point ; le dirigeable se trouve à cinq milles dans le nord-ouest du bateau-feu du Doggerbank. Mon hypothèse était donc bien exacte ; le vent de Sud-Ouest avait tourné et fraîchissait, et nous avions dérivé sensiblement vers le Nord, notre vitesse se trouvant par là-même diminuée.

Etant donné que cinq autres dirigeables sont en vue derrière nous, je leur signale par projecteur le point sous la forme : « Position du L-54 » à dix-huit heures…

Le L-43 nous passe un message, nous lui faisons le signal : compris.

Un message.

« Commandant à Commandant. Où avez-vous l’intention de traverser ? »

« Transmettez au L-43 : Ct à Ct, Flamborough Head 10 ! »

10 Promontoire de la côte du Yorkshire.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Flamborough Head.

A l’ouest, le globe sanglant du soleil vient de s’enfoncer sous l’horizon – « Nous avons de la chance, Commandant. A l’Ouest, un petit banc de nuages. Espérons qu’il nous attendra », me communique le navigateur.

Mais il nous fallut déchanter. Que de fois n’avions-nous pas vu les nuages à l’Ouest disparaître, à la tombée de la nuit, par suite du rafraîchissement de l’air, et dégager un ciel très pur, brillamment étoilé !

Nous n’avions pas augmenté notre vitesse. Nos moteurs chantaient toujours leur même refrain. Malgré tout, nous étions en tête, le plus à l’Ouest, et les autres s’échelonnaient à l’arrière plus ou moins régulièrement.

Comme nous étions encore assez éloignés de la côte, je restai à l’altitude de cinq mille mètres. Je n’avais l’intention de m’élever qu’une fois tout près de la côte. Au cours de ces attaques en masse, personne ne tenait beaucoup à marcher en tête et à être le premier à traverser les côtes anglaises ; les services de défense contre-aéronefs étaient, en effet, très exactement informés de nos opérations. Nous étions signalés par les unités de surveillance, les sous-marins, etc… De plus la série de nos messages par T.S.F. donnait tous les renseignements utiles au repérage de notre marche. Il en résultait que le premier était la victime toute désignée. La surprise, c’est déjà la moitié du succès !

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Poste de TSF d’un zeppelin (gravure tirée d’un journal anglais de l’époque).

Voilà le thermomètre qui descend à moins quinze degrés !

Après le coucher du soleil, la température du gaz baisse très vite. D’après les renseignements météorologiques, nous pouvions compter sur des températures plus basses aux altitudes élevées. Tant mieux. Le froid nous favorisait ; plus nous gelions, mieux le dirigeable se comportait, car une différence de température de trois degrés représentait approximativement un pour cent de la force ascensionnelle, ou bien, si l’on aime mieux, une centaine de mètres de différence d’altitude. Seules les machines détestaient le froid. Si pour une raison quelconque un moteur venait à s’arrêter, on pouvait craindre de voir se congeler l’eau des radiateurs, même si l’on avait eu la précaution d’y ajouter de l’alcool. Il importait donc que les moteurs ne s’arrêtassent point de tourner ; dans toutes mes expéditions, ils ont fait bravement leur tâche et ont toujours tourné comme de bons moulins à café.

La nuit était tombée. On n’apercevait plus les autres dirigeables, et d’après notre vitesse nous devions, dans une heure environ, avoir atteint la côte anglaise. Je descendis donc à trois mille mètres, et venant en grand sur la gauche, je mis le cap au Sud. Au bout d’une demi-heure, je repris la direction de l’Ouest et mon ancienne altitude de cinq mille mètres.

Entre-temps, les autres dirigeables avaient conservé le cap à l’Ouest. Je me trouvais donc maintenant très au Sud et en arrière d’eux. Quelques minutes plus tard, nous nous penchions tous hors de la nacelle de commandement, pour essayer d’apercevoir la côte anglaise.

Pendant ce temps, on avait amené les récipients d’air liquide, car à ces altitudes l’air était déjà très raréfié et la respiration devenait pénible ; il nous fallait donc disposer de notre équipement pour la respiration artificielle, si nous voulions, au moment de l’attaque, monter très haut.

Etant donné les conditions de température, j’avais calculé que ma charge de trois mille kilos de bombes me permettait d’atteindre une altitude de six mille cinq cents mètres. On avait préparé, dans le poste de T.S.F. et dans les nacelles des moteurs, les bouteilles d’air liquide. On ouvrait la soupape, on y fixait un tuyau, et chacun, muni de son embouchure, aspirait l’air de la bouteille, comme s’il s’était agi d’une pipe à eau turque.

L’odeur était bien préférable à celle de l’oxygène. Nous n’avons pas toujours su utiliser l’air liquide, et avant cette époque nous emportions de l’oxygène sous pression. Chacun avait sa petite bouteille près de lui et, suivant le besoin, tournait plus ou moins le robinet d’ouverture, de façon à aspirer l’oxygène. Cet oxygène sous pression, que l’on introduisait ainsi dans les poumons, avait une odeur désagréable. Le goût est indéfinissable ; cela rappelait l’huile, le pétrole, ou quelque chose d’approchant, et le lendemain du jour où l’on avait dû absorber une de ces bouteilles, on avait la tête plutôt lourde. Avec l’air liquide, tout cela changea ; plus de sensation de faim ou de soif, une bonne excitation au contraire. Au lieu de se sentir déprimé, on avait l’illusion de pouvoir déraciner un arbre.

Tout à coup, une sensation bizarre s’empare de moi… l’appareil tangue comme un navire dans la tempête, je ne vois plus rien, tout est noir autour de moi, j’ai de fortes nausées.

Je m’écroule sur le sol ; et j’ai en même temps, la sensation d’être transporté à travers l’espace.

Je tombe, je suis précipité hors du dirigeable, de six mille mètres de hauteur.

Puis, c’est fini, je reconnais mon appareil, je vois en face de moi l’homme de barre, je n’ai pas fait de chute.

La voilà qui revient, cette horrible sensation d’être précipité dans l’abîme.

Et me voici de nouveau sur le dirigeable, je marche vers le pilote c’est-à-dire que je me traîne en vacillant dans sa direction, et je lui porte un coup vigoureux, je vois ses yeux étonnés et puis son sourire embarrassé. Il semble comprendre enfin, et il libère mon tube, sur lequel par mégarde il avait mis le pied. Réellement il m’avait coupé les sources de la vie.

Nous sommes à cinq mille cinq cents.

Tout à coup, le timonier signale : « Projecteurs par tribord avant ! »

Nous nous précipitons, et le corps hors de la nacelle, nous fouillons l’horizon de nos jumelles.

Grandiose, ce tableau, ces bras lumineux qui se projettent sur le ciel, se croisent, forment des faisceaux de clartés, se coupent de trois, quatre, cinq directions et au point de rencontre, on voyait, resplendissante, la silhouette de cigare géant d’un zeppelin !

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin encadré par des faisceaux de projecteurs.

Et puis, des points rouges dans la nuit : les shrapnells.

Suivis bientôt de points, rouges également, à la surface du sol : les bombes.

Pas de doute nous devions être nous aussi juste au-dessus de la côte !

Tout à coup je chancelle, la nuit autour de moi, dans la chaleur du combat, j’ai perdu mon tube, il s’est détaché de mon embouchure.

Plus sombre, je sens que je vais vomir, avec des gestes fous je tâte le sol, je palpe des jambes, des câbles, des bandes de mitrailleuses enfin je sens déjà la syncope qui s’empare de moi, comme un lourd manteau de plomb sur tout mon être, enfin le tube !

Etrange : à peine respiré-je l’air liquide, me voilà prêt à déraciner des arbres, à soulever d’une seul doigt notre embarcation, à jongler sur la pointe de l’index avec les mitrailleuses, quelle simplicité, quelle force, dans ce brusque retour des forces vives de l’être !

– A six milles mètres !

Nous voilà à vingt-cinq, trente, trente-cinq degrés au-dessous de zéro ! Bizarre ! Aucune inversion ne se produit, la température baisse visiblement à mesure que nous montons.

Au bout d’un quart d’heure, nous avons franchi la côte. On voit nettement les lumières des localités, et les voies ferrées avec leurs signaux rouges et verts. Tout à coup, l’obscurité complète. Dans cette contrée, on connaissait bien les consignes en cas d’attaque des Zeppelins.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Exemple de consignes anglaises en cas de bombardement aérien :

possible raid aérien sur Maidstone.

ATTENTION

Au cas où d’un raid de zeppelin ou d’avion, Maidstone devra être immédiatement être placé dans l’obscurité totale.

Trois pétards seront tirés du poste de Police à des intervalles courts quand le danger deviendra imminent ; s’il fait nuit, le circuit de distribution de lumière électrique sera coupé.

S’il fait nuit, les habitants devront immédiatement prendre leurs dispositions pour couper le gaz et rendre leurs pièces totalement noires pour l’extérieur, et devront se rendre dans les caves et les celliers le plus vite possible jusqu’à la fin du raid.

Trois pétards seront très à nouveau quand tout danger sera passé.

Devant nous, à dix milles environ, un dirigeable attaque. Tout à coup, l’idée me passe par la tête de venir au Sud. On change de route, et lorsque je vois à tribord par le travers le dirigeable en action, je cherche à faire une conversion et à attaquer le même objectif cap au Nord-Est.

Il importe de savoir si nous pourrons survoler le but sans être vu. Nous avons cette chance ! Nous relevons le dirigeable brillamment éclairé à quatre quarts sur l’arrière du travers. Je donne l’ordre de venir en grand sur la droite et de mettre le cap au Nord-Est. – Nous sommes parés pour l’attaque !

On ouvre, au-dessous des bombes les trappes du couloir de quille. Nous voilà sur la lisière ouest de l’objectif : « Commencez le feu, à volonté ! »

Schiller 11 appuie sur le premier bouton… la première bombe de 5 kilos s’engouffre dans les profondeurs de l’atmosphère.

11 L’enseigne de vaisseau de 1ère classe von Schiller était commandant en second du L54.

Puis l’action se précipite, la deuxième bombe… la troisième, la quatrième.

Les points d’éclatement apparaissent nettement, un point lumineux à six mille mètres au-dessous de nous, cela dure un certain temps, puis nous entendons, à travers le chant des moteurs, la sourde détonation.

Nous sommes sur l’objectif, cela ne fait pas de doute, en avant les gros pères, les bombes de 50 et de 100 kilos !

A des intervalles réguliers, nous les semons ; elles bondissent, en gémissant.

Les éclatements, plus formidables, se succèdent au même rythme.

Les trois dernières bombes sont lancées simultanément, et s’écrasent en dessous dans un fracas de tonnerre.

Récit enregistré des souvenirs de bombardement d'une britannique.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin bombardant une ville.

L’équipage sait que les munitions sont épuisées !

Une lueur éclatante qui m’aveugle, dès le premier éclatement, les projecteurs nous ont saisis.

Un… deux, trois, quatre…

Nous avançons à travers un nuage de lumière éblouissante…

Sur la carte, je lis distinctement les plus petites lettres.

Grandiose, la carrure étincelante de notre géant à six mille mètres de hauteur, comme il navigue bien dans le ciel !

Les salves se rapprochent, les voilà à mille mètres au-dessous de nous : ah ! notre matelot d’avant se tenait à cinq mille !

Mais ils corrigent leur tir avec une sûreté diabolique…

Les voilà tout près, nous entendons le tonnerre des explosions, et il nous semble percevoir le sifflement des petits éclats lancés dans toutes les directions, les obus explosifs !

Monter plus haut ? Et alors perdre tout son gaz 12 ? Pour quelques centaines de mètres, risquer d’être obligé de descendre avec un projectile dans la carcasse ?

12 Plus l’altitude augmente, plus la pression baisse, ce qui oblige à purger les ballonets contenant l’hydrognène nécessaire à la sustentation de l’appareil pour les dégonfler. En contrepartie, le zeppelin devient plus lourd, ce qui diminue immédiatement ses possibilités ascentionnelles.

Tout à coup, à babord avant, une lumière ce n’est pas le bras, large et épais d’un projecteur, un banc de lumière : la lueur du projecteur se reflète sur un nuage !

« Les moteurs à toute vitesse !!! »

Le salut ! En plein dans les nuages ! Si nous n’y trouvons pas une cachette, la prochaine salve entre dans l’appareil.

J’étouffe à grand’peine un cri : les premiers nuages de fumée s’étirent déjà autour de nous, nous pénètrent, nous entourent de partout.

La nacelle est éclairée comme en plein jour, et cependant il nous semble, à l’abri de la couverture nuageuse, que les projecteurs nous ont perdus. Leurs bras lumineux paraissent incertains, hésitent… les nuages deviennent plus épais, au-dessous de nous apparaît une blanche masse laiteuse. Impossible ici de traverser les faisceaux des projecteurs.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Projecteur anti-aérien britannique (carte publicitaire des cigarettes Wills).

La question essentielle, c’est de connaître les dimensions en longueur et en profondeur du rideau nuageux. Peut-être l’aurons-nous traversé en quelques secondes. Malgré la présence au-dessous de nous des projecteurs et des batteries contre-aéronefs, je viens en grand sur la gauche et amorce un crochet. Comme j’ai cru observer précédemment que les rideaux nuageux se déplaçaient surtout vers le sud, je mets le cap au Sud-Ouest, le conserve quelques minutes seulement et puis reprends la direction de l’Est.

Nous avions semé les projecteurs au bout de dix minutes, voilà que le rideau nuageux disparaît. Au-dessus de nous, un ciel pur et étoilé, au-dessous de nous, les ténèbres. Je fais route sur la partie de la côte la plus rapprochée ; avec le cap au Nord-Est, le sol défile rapidement et en trois quarts d’heure, à peu près, nous traversons à nouveau la côte sur le chemin du retour.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin au-dessus de la côte.

Cet instant est aussi critique qu’à l’aller. Il faut affronter à nouveau la zone dangereuse. Mais là aussi, il faut chercher à mettre toutes les chances de son côté, et trouver une place où l’on soit hors de l’atteinte des forts.

A deux heures du matin nous avons passé la côte anglaise. Nous sommes à environ dix milles en mer, et nous voilà une fois de plus à l’abri du rideau des nuages. Naturellement, je m’y maintiens, car nous pourrions très ben avoir sur les bras un petit croiseur ennemi. Prudence est mère de sûreté.

Malgré tout, je descends lentement pour voir quelle est la profondeur des nuages et aussi pour rencontrer des régions plus chaudes. Bien que nous n’ayons guère eu le temps de méditer sur la température, nous remarquons peu à peu qu’il règne un froid diabolique. Et de même que les hommes ont besoin d’augmenter leurs provisions de chaleur ou plus exactement de diminuer l’intensité du froid qu’ils ressentent, de même est-il nécessaire de soigner les moteurs à ce point de vue, car nous sommes toujours très près de la côte anglaise, et une panne serait vraiment bien désagréable.

A trois mille mètres de hauteur, le rideau de nuages devenant brillant vers le bas, nous passons un instant au-dessous de lui, pour examiner ce qui se passe. Loin, vers le sud-ouest, le tonnerre continue à gronder ! On voit les grands bras lumineux des projecteurs balayer le ciel ; plus au nord, l’horizon semble enflammé – des incendies probablement. – Mais nous sommes sortis de la zone de protection contre-avions. Pour nous, le combat est heureusement terminé.

Pour donner du repos à l’équipage, je vais à nouveau dans les nuages. Je navigue à trois mille cinq cents mètres, avec le cap E.Q.S.E. Les moteurs sont réglés à la vitesse de croisière ; on peut allumer les feux à bord. La pipe d’eau turque n’est plus nécessaire, et les bouteilles thermos sont apportées. Schiller fait cuire les trois œufs qu’il avait emportés, dans la bouilloire électrique, au poste de T.S.F.

Pour me dégourdir les jambes, j’enlève mes chaussons fourrés et vais faire un tour dans l’aéronef ; par l’échelle, je grimpe dans le couloir de quille ; je parcours tout l’appareil, de l’avant à l’arrière, et avec ma lampe de poche je m’assure que tous les ballonnets sont à la même hauteur, la meilleure façon de constater qu’ils n’ont reçu aucun projectile.

C’est maintenant la partie la plus insipide de la navigation qui commence. Il nous faut encore tenir l’air six à sept heures environs avant d’être chez nous.

En retournant vers l’avant, et en pénétrant dans la nacelle, voilà que je tombe sur une fusée éclairante. Grand Dieu, nous avions complètement oublié de la jeter ! Je ne me fiais pas du tout à l’aspect débonnaire de cet engin. Nous avions maintenant une occasion remarquable de voir enfin comment il fonctionnait. C’est un objet qui paraît bien inoffensif ; il se compose d’un cylindre noir de quatre-vingt centimètres de hauteur environ et de quinze centimètres de diamètre ; vers le haut, une graduation, analogue à celle des fusées de shrapnells, servant à fixer l’altitude à laquelle la fusée doit éclairer.

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Nacelle de commandement d’un zeppelin (gravure d’un journal anglais de l’époque).

A la lueur de la lampe des cartes, je parcours rapidement la notice explicative, qui était d’ailleurs très longue. Je lus, en gros, qu’il fallait jeter l’engin par-dessus bord, et en même temps tirer sur une ficelle pour arracher la clavette d’amorçage de la fusée.

Compris ! Je prends donc la fusée ; le cabillot dans la main droite, avec la main gauche je jette l’engin par-dessus bord. Mais à ma grande surprise, je constate qu’après avoir parcouru un mètre cinquante, il reste suspendu. La ficelle était sans doute trop courte et l’accélération de la chute n’avait pas suffi à faire sortir la clavette de la fusée. Je hissais donc à nouveau la fusée et dis à mon officier de quart :

– Procurez-vous donc un bout de ficelle, pour allonger celle-ci de quelques mètres.

Schiller revient quelques minutes après de l’arrière avec une pelote.

Il se produisit alors quelque chose d’horrible : une formidable détonation… tout est rouge autour de nous – et dans mon esprit l’idée angoissante : la nacelle brûle…

Les cartes s’enflamment…

Je vois Schiller, qui jette un manteau sur cette sale invention… le timonier se précipite dans la nacelle des moteurs avant, et se saisit d’une couverture de moteur… moi-même j’en arrache une du poste de T.S.F.

Dieu soit loué : nous étouffons cette horrible flamme…

Quelle frayeur ! Il faut se rappeler que nous avions au-dessus de nos têtes un ballon rempli d’hydrogène 13. Si nous n’avions pas réussi à éteindre tout de suite le foyer, c’en était fait quelques secondes plus tard du dirigeable, qui torche immense, s’abattait dans la mer… après tant d’autres !

13 Par mesure de sécurité, l’hydrogène était contenu dans plusieurs ballonnets ou « cellules ». Le L54 en avait dix-huit.

Lorsque nous fûmes un peu remis de nos émotions, je revins rapidement dans nos nuages et nous pûmes continuer le repas interrompu. Le lendemain matin, après notre atterrissage, nous avions complètement oublié la fusée éclairante.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Un modèle de fusée éclairante allemand (photographie tirée de : http://lagrandeguerre.cultureforum.net/t379p60-le-granatenwerfer-1916)

Ces engins avaient un double but :

Si on s’arrangeait pour que la fusée s’allume avant d’atteindre le sol, à une certaine altitude, le parachute intérieur s’ouvrait, la fusée brûlait pendant plusieurs minutes, en projetant l’éclatante lumière du magnésium, et éclairait tout le terrain circonscrit par son cône. Mais si l’on réglait la fusée de façon à faire s’ouvrir le parachute après quelques mètres seulement de chute dans l’air, la fusée, en brûlant, aveuglait les servants des batteries contre-avions et ce barrage lumineux soustrayait le dirigeable aux vues de la terre. On utilise le même procédé dans la guerre sur mer, au moment des attaques de torpilleurs, par exemple, pour aveugler l’adversaire au moyen de ses propres projecteurs.

Comme cela se produisait fréquemment au retour des attaques faites par un beau temps, il régnait dans le golfe, sur la côte allemande, un brouillard qui se maintenait souvent pendant toute la matinée, brouillard qui la plupart du temps partait du sol pour s’élever jusqu’à trois cents mètres et même davantage. Il fallait alors utiliser les indications transmises par T.S.F. pour se diriger vers l’aérodrome.

Ce relèvement radio-goniométriques avaient fait beaucoup de progrès, au cours de la guerre. On n’avait plus besoin de les réclamer ; à Tondern et près de Clèves, en Prusse rhénane, deux postes transmettaient toutes les demi-heures leurs signaux morse. Ces postes pouvaient ainsi être relevés du dirigeable même ; on obtenait de cette façon sa position, sans risquer de se faire repérer en envoyant soi-même un message.

Pour faciliter nos recherches, on faisait monter, à l’aérodrome, un ballon captif à une centaine d mètres au-dessus de la couche de brouillard. Dans la plupart des cas, au-dessus de cette couche, il régnait un temps très clair, et le ballon captif, de teinte jaune, étincelait sous les rayons du soleil, ce qui le rendait visible de très loin. On pouvait donc, en s’approchant de l’aérodrome, situer s position exactement, en se basant sur celle du ballon captif. Dans la nacelle du ballon, un second-maître, au passage du dirigeable, signalait par pavillons le vent au sol, sa direction, sa vitesse, la pression barométrique, et la position, par rapport au captif de l’équipe de manœuvre. D’après ces indications, on pouvait se rendre compte de la direction dans laquelle on devait aborder la zone de brume pour atterrir. Dans cette zone, il faisait évidemment beaucoup plus froid que plus haut, sous les rayons solaires. Il fallait donc alourdir le dirigeable, de façon à pouvoir le poser au sol ; on mettait légèrement de la barre à descendre, et avec une vitesse très réduite on entrait dans l’épais brouillard blanc comme du lait. Dans notre argot d’aéronautes, nous appelions cela « entrer chez la blanchisseuse », parce que, comme dans une buanderie, l’épaisse buée nous envahissait au point qu’on ne voyait pas à deux pas devant soi.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Les hangars de Tondern dans le brouillard (photographie extraite du livre du baron von Butlar).

Pour pouvoir entendre plus facilement les moindres bruits du sol, on arrêtait le moteur avant dans la nacelle de commandement, et on ne percevait plus que les sifflements et les bruissements des haubans.

Le signaleur, dans le ballon captif, téléphonait au sol le numéro du dirigeable, et où il allait atterrir ; éventuellement, il pouvait faire connaître la présence, dans la zone de brouillard, d’un autre appareil, de façon à permettre d’éviter tout danger de collision.

Lorsque l’altimètre marquait dix mètres au-dessus du sol, on pouvait espérer commencer à voir la terre. Dans tous les cas, on se rendait bien compte, de la nacelle, qu’il commençait en dessous à faire plus sombre, ce qui indiquait que l’on se rapprochait du sol. Ce qu’il fallait, au cours de pareilles manœuvres, c’était bien se maintenir dans le lit du vent, de façon à ne pas venir tosser contre l’un des hangars.

On entendait bientôt les voix des « acrobates du parterre », qui, au commandement, toutes les minutes environ, suivant que se rapprochait ou s’éloignait le bruit des moteurs, hurlaient de toute la force de leurs poumons « hourra ». Nous naviguions ainsi dans le brouillard, guidés par des signaux acoustiques, si l’on peut s’exprimer ainsi. A cinq mètres environ au-dessus du sol, on stoppait les moteurs, on faisait marche arrière avec les moteurs arrières de façon à briser l’erre de l’aéronef ; et comme dans le brouillard la force du vent est toujours extrêmement faible, le dirigeable pouvait se poser sur le sol en toute sécurité. Les hommes de manœuvre accouraient, saisissaient les tiraudes 14 et les nacelles, immobilisant ainsi l’aéronef.

14 Rambardes métallique fixées sous les nacelles.

Encore une fois sains et saufs !

Une victoire de plus sur la mort, ainsi retardée d’un jour, de deux jours, peut-être d’une semaine entière ! 15

15 Baron von Buttlar Les zeppelins au combat (Payot ; Paris, 1929) pp. 130-146.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Vignette allemande de propagande : « Dieu punisse l’Angleterre ».

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  • : Ce blog est destiné à présenter des documents liés à l'empereur Guillaume II (et non Guillaume 2 comme le veulent certains idéologues qui prennent les gens pour des sots) et à son époque. "Je travaille pour des gens qui sont plus intelligents que sérieux" Paul Féval
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