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1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 16:49
116 - Jours de Chine

Vignette allemande de propagande : « Pensez à Tsingtau ! »

Nous l’oublions souvent, mais l’Asie connut aussi de rudes combats au cours de la Première Guerre Mondiale. En effet, l’Allemagne possédait depuis 1898 le territoire de Kiautchou dont la capitale était le port de Tsingtau 1, base de l’escadre allemande du Pacifique et ville en plein développement. Dès l’annonce du risque imminent de guerre, l’amiral von Spee avait pris la mer avant que ses bâtiments ne risquent d’être bloqués à quai par une escadre britannique. Mais les Anglais n’étaient pas les seuls à chercher à s’emparer de Tsingtau, les Japonais lorgnant eux aussi sur ce territoire allemand. Leurs ambitions se concrétisèrent d’ailleurs assez rapidement, le Japon envoyant à l’Allemagne dès le 15 août 1914 un ultimatum exigeant sous huit jours le départ de tous les navires de la marine impériale des eaux chinoises et japonaises ainsi que la remise du territoire de Kiautchou aux représentants du Mikado… Comme l’on pouvait s’y attendre, l’Allemagne refusa d’obtempérer et la maigre garnison de Tsingtau se prépara au combat, en improvisant au mieux pour résister le plus longtemps possible. Je laisse maintenant l’aviateur Gunther Plüschow témoigner de ces efforts aussi ingénieux que désespérés.

1 Aujourd’hui Qingdao ; à l’époque on trouvait aussi les graphies Tsing-Tau et Tsingtao.

116 - Jours de Chine

Monument érigé en 1898 à Tsingtao en l’honneur de l’amiral Otto von Diederichs (1843-1918).

A Tsingtau, j’avais encore un second service à assurer, j’étais commandant de la station de ballons, mes concurrents plus légers que l’air.

Avant mon départ de Berlin, j’avais suivi un cours d’aéronautique qui consistait en un voyage en ballon libre et quelques exercices en ballon captif.

La station de ballons captifs de Tsingtau, encore récente, se composait au total de deux gros ballons de mille mètres cubes, d’une nacelle et de tous les accessoires nécessaires pour le gonflement et le service de ces ballons.

Un sous officier de marine qui avait fait un court stage d’instruction dans l’aéronautique et moi étions les seuls ayant quelques notions sur les ballons. Après avoir installé et organisé cette nouvelle station, nous en arrivâmes à nous occuper très consciencieusement et avec beaucoup de précautions du gonflement des ballons. Nous fûmes vraiment très fiers lorsque la première grosse saucisse, épaisse et rebondie, gît à terre, solidement amarrée. Alors, avec mon sous-officier, je coupai toutes les cordes et bientôt le monstre jaune oscilla doucement dans le ciel. Nous le ramenâmes à terre et, pour la première ascension, je grimpai seul dans la nacelle. J’ai bien failli alors commencer mon fameux voyage jusqu’en Allemagne car, lorsque je commandai : « Lâchez tout ! », on libéra maladroitement beaucoup trop de câble ; le ballon s’éleva verticalement d’un seul bond à une cinquantaine de mètres et tendit alors brusquement ce câble. Je pensai alors : « ça y est, il s’en va ! » Un choc énorme se produisit en effet et il s’en est fallu de peu que je ne sois lancé hors de la nacelle. Comme le câble était tout neuf, il tint bon, grâce à Dieu, et cela me servit de leçon. Je commençai alors graduellement l’instruction et l’exercice de mes hommes et bientôt, tout fonctionna comme si nous n’avions fait que cela toute notre vie.

116 - Jours de Chine

Manœuvre au sol d’un ballon captif d’observation (vignette publicitaire de la marque Josetti Juno).

Le gouvernement avait fondé de grandes espérances sur les ballons captifs. On comptait surtout qu’ils rendraient de grands services pour observer l’avance de l’ennemi et repérer son artillerie. Malheureusement cet espoir ne se réalisa en aucune façon et les craintes que j’avais manifestées au sujet de l’utilité de cette station de ballons se réalisèrent en tous points.

Bien que je me sois élevé en ballon jusqu’à douze cents mètres, nous n’avions pu parvenir à voir au delà des hauteurs qui se trouvaient devant nos positions fortifiées et, par suite, à observer les mouvements de l’ennemi, ni surtout à repérer les positions de son artillerie lourde.

Cela aurait pourtant été d’une importance capitale pour la défense de Tsingtau.

Pour faire comprendre la situation délicate dans laquelle nous nous trouvions à Tsingtau, quelques explications sont nécessaires.

116 - Jours de Chine
116 - Jours de Chine

Maquette de Tsingtau au moment du siège donnant une bonne idée du relief de la péninsule (photographie tirée du site https://www.dawn.com/news/1142752).

Tout le territoire de Kiautchou consiste en une étroite langue de terrain, à l’extrémité de laquelle se trouve la ville de Tsingtau. Entourée de trois côtés par la mer, la ville est bordée au nord-est par une chaîne de collines en demi-cercle, les monts Moltke, Bismarck et Iltis, qui va, elle aussi, de la mer à la mer. Notre position principale de résistance était placée sur ces montagnes ; et, au pied de la chaîne, dans la partie nord-est, se trouvaient nos cinq ouvrages d’infanterie protégés par des fils de fer barbelés. Au-delà, s’étendait une large vallée traversée en partie par le fleuve Haïpo ; puis, se présentant également de demi-cercle de la mer à la mer, la série de collines dangereuses pour nous de Kuschan, de Waldersee et du Prince Henri, ces dernières d’une structure si sauvagement romantique qu’elles semblaient directement tombées de la lune. Derrière ces hauteurs aboutissait une large vallée au-delà de laquelle les masses rocheuses et escarpées du Lau-Hou Schan, du Tung-Liu-Schui et du Lauschan s’élevaient vers le ciel.

Comme il nous importait avant tout de savoir ce qui se passait au-delà de la zone neutre et qu’à partir du 27 septembre nous fûmes complètement enfermés derrière les barbelés, comme il fallait voir aussi où l’ennemi installait son artillerie de siège et que nous avions dû depuis longtemps renoncer pour cela aux espérances que nous avions mises dans notre ballon captif, il ne nous restait, pour atteindre notre but, que des renseignements occasionnels et brefs et… mon avion ! 2

2 L’aviateur de Tsingtau (Payot ; Paris, 1931) pp. 40-41.

116 - Jours de Chine

Carte postale allemande de propagande.

Le blocus du territoire par la 2e escadre japonaise commença le 27 août et d’importantes forces nippones, appuyées par un contingent britannique symbolique, entamèrent le siège de Tsingtau le 2 septembre. A partir de cette date, la ville, isolée du monde, était réduite à ses maigres moyens pour résister.

 

Le 5 septembre, dans la matinée, par un temps maussade, alors que le ciel était couvert de nuage très bas, nous entendîmes tout à coup le bourdonnement d’un moteur ; je sortis de la maison en courant pour voir ce que c’était : un biplan gigantesque se montrait au milieu des nuages, juste au-dessus de nos têtes. Je restai muet de stupeur, et comme fasciné, je contemplai le fantôme. Bientôt cependant les premières bombes explosèrent et je remarquai de gros disques rouges sous les ailes de l’avion. 3

3 Dès le début du siège, les Japonais disposaient du transport d’avions Wakamiya, transportant 4 hydravions Maurice Farman MF.11. De ce fait, le Japon est le premier pays au monde à avoir lancé une opération aéronavale dans un conflit.

C’était donc un Japonais !

Je dois avouer que cela me parut singulier de voir un collègue ennemi si près au-dessus de ma tête. Cela promettait des distractions pour l’avenir !

L’apparition de l’aviateur ennemi avait été pour Tsingtau une surprise particulièrement désagréable. Personne n’avait songé que les Japonais pourraient aussi avoir des avions.

Dans le cours du siège, les Japonais eurent en tout huit appareils dont quatre grands hydravions biplans que je leur ai sincèrement enviés.

En effet, pendant les semaines qui suivirent, quand ces merveilleux hydravions japonais tout neufs, gigantesques, décrivaient dans les airs des cercles autour de la ville, combien de fois ne les ai-je pas contemplés avec envie !

116 - Jours de Chine

Mise à l’eau par le Wakamiya d’un hydravion Farman (cliché tiré du site http://www.1250scale.com/1250Wakamiya.htm).

Il faut reconnaître que les Japonais volaient très bien et avec un « cran » extraordinaire.

C’est une chance qu’ils n’aient pas été aussi adroits pour lancer leurs bombes, car cela aurait été mauvais pour nous.

Les bombes d’avion japonaises, de construction récente, étaient assez grosses et avaient une force d’éclatement énorme.

Les hydravions avaient le gros avantage de pouvoir amerrir très loin sans risquer d’être dérangés par nous et sans tenir comte de la direction du vent. Ils avaient devant eux autant d’espace qu’ils pouvaient en désirer. Lorsqu’en toute sécurité ils avaient atteint leurs trois mille mètres, ils arrivaient au-dessus de nous et se moquaient de nos shrapnells et de nos mitrailleuses.

Le hangar de mon avion était un des principaux buts du bombardement ennemi.

Cela devint bientôt si dangereux pour mon avion qu’un certain soir, je le déménageai et je résolus de tromper mes collègues ennemis.

Mon véritable hangar se trouvait à l’extrémité nord du terrain ; on pouvait très facilement le voir d’en haut et, bien entendu, les Japonais l’avaient repéré. J’édifiai alors en cachette, à l’autre extrémité du terrain, un nouveau hangar que j’appuyai à un contrefort de la montagne ; je le camouflai avec de la terre et de l’herbe, de telle sorte que, d’en haut, il était impossible de rien distinguer. Puis, avec beaucoup de ruse, nous construisîmes un faux avion en employant des planches, de la toile à voile et du fer-blanc ; vu d’en haut, cela ressemblait à s’y méprendre à mon Taube. Ainsi, le tour était joué et les aviateurs ennemis pouvaient revenir.

Un jour, les portes de mon ancien hangar étaient ouvertes et mon faux avion visiblement installé devant, sur une belle herbe verte. Un autre jour, les portes étaient fermées et l’on ne voyait rien. Ou bien encore, cet avion se trouvait à un autre endroit de la prairie où il se détachait particulièrement bien et cela continua ainsi. Les aviateurs ennemis arrivaient ; ils lançaient bombes sur bombes et s’efforçaient d’atteindre cet oiseau innocent.

Nous, au contraire, pendant ce temps-là, nous étions installés avec notre véritable avion de l’autre côté du terrain, bien protégés par la toiture et nous nous tenions les côtes à force de rire en voyant les bombes poursuivre leur pauvre victime.

Un certain jour où, de nouveau, pas mal de bombes étaient tombées, je ramassai un bel éclat ; j’en confectionnai une carte de visite sur laquelle j’écrivis : « Toutes mes meilleures salutations aux collègues ennemis. Pourquoi lancez-vous des choses si dures ? Vous pourriez nous crever les yeux. Cela ne se fait vraiment pas ! »

J’emportai ce message à une sortie suivante et je le laissai tomber sur la base des hydravions japonais. 4

4 Le Wakamiya, après avoir heurté une mine le 30 septembre, fut contraint de se retirer pour être réparé pendant une semaine. Au cours de cette période, ses hydravions furent débarqués et une base aéronavale improvisée fut installée dans le petit port de Shazikou situé de l’autre côté de la baie de Tsingtau.

C’était l’annonce de ma prochaine visite.

116 - Jours de Chine

L’artillerie lourde japonaise devant Tsingtau (photographie extraite d’un journal de l’époque).

Sur ces entrefaites, un homme du dépôt d’artillerie avait confectionné des bombes à mon intention. Elles étaient superbes : des boîtes de fer-blanc de deux kilos sur lesquelles on pouvait lire : « Sietas, Planbeck and Co, excellent café de Java, » remplies de dynamite, de clous de sabots et de morceaux de fer. La partie inférieure était munie d’une pointe de plomb, la partir supérieure d’un détonateur constitué par une petite pièce de fer pointue qui, au moindre choc, frappait la capsule d’une cartouche et faisait ainsi exploser la bombe. Ces objets me paraissaient assez peu rassurants ; je les traitais comme des personnes très susceptibles et j’étais toujours enchanté une fois que je m’en étais débarrassé. Une fois, j’ai atteint un torpilleur, mais la bombe n’éclata pas ; plusieurs fois, j’ai été sur le point de toucher un transport ; une autre fois, d’après les nouvelles japonaises, j’aurais lancé une bombe au milieu d’une colonne et envoyé ainsi une trentaine de jaunes chez Hadès.

Dans une autre occasion, je fus particulièrement furieux : j’étais parti de grand matin reconnaître le camp de nos chers voisins et je me proposais d’ajouter mon excellent café de Java à leur petit déjeuner. La bombe tomba, d’après les rapports anglais, sur la tente qui leur servait de cuisine comme sur un tremplin, si bien qu’elle rebondit sans éclater.

Bientôt, j’abandonnai le plaisir des bombardements ; étant seul j’avais bien assez à faire. Les résultats ne compensaient pas le temps ainsi perdu à lancer des bombes. 5

5 L’aviateur de Tsingtau pp. 59-62.

116 - Jours de Chine

Barbelés et position défensive allemande à Tsingtau.

Par sa vaillance, la petite garnison de Tsingtau fit la fierté de l’Allemagne. Si bien qu’elle reçut par radio un message de félicitation du Kaiser destiné autant à la féliciter qu’à maintenir son moral alors qu’elle était engagée dans un combat sans issue.

Le 27 octobre fut pour nous un jour de joie. Nous reçûmes de Sa Majesté l’Empereur le télégramme suivant :

« Avec moi, tout le peuple allemand a les yeux fixés avec fierté sur les héros de Tsingtau qui, fidèles à la parole de leur Gouverneur, remplissent leur devoir. Soyez tous assurés de ma reconnaissance ! »

à Tsingtau, cela fit battre tous les cœurs. Notre grand chef n’oubliait pas son fidèle petit détachement d’Extrême-Orient.

Chacun se promit de nouveau en lui-même de combattre, de remplir son devoir jusqu’au bout pour que l’Empereur pût être content de lui. 6

6 L’aviateur de Tsingtau p. 72.

116 - Jours de Chine

Une pièce d’artillerie du fort Iltis mise hors de combat par les tirs japonais.

Mais l’héroïsme ne fait pas tout et le vieil adage militaire qui veut que Dieu soit pour les grands bataillons contre les petits s’est encore vérifié dans ce coin de Chine : la dernière ligne de défense ayant été percée, Alfred Meyer-Waldeck, gouverneur du territoire, capitula le 7 novembre 1914.

La courte présence allemande en Chine a cependant laissé quelques souvenirs. Ainsi, les spectateurs des épreuves nautiques des jeux olympiques d’été de 2008 ont pu se rendre compte qu’un certain nombre de bâtiments édifiés à l’époque de la concession, avec leur style si caractéristique, existent toujours. De plus un autre symbole germanique produit sur place continue d’avoir beaucoup de succès…

116 - Jours de Chine
116 - Jours de Chine

Photographie récente de l’un des canons allemands ayant défendu Tsingtau (extraite du site http://www.japantimes.co.jp/news/2014/11/09/asia-pacific/politics-diplomacy-asia-pacific/echoes-of-wwi-battle-in-china-resonate-over-japan-ties/#.WP4trcakLIU).

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22 juin 2015 1 22 /06 /juin /2015 19:18
90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Le lieutenant von Buttlar à la fin de la guerre, décoré de l’Ordre pour le Mérite (photographie extraite de sa notice biographique sur Wikipédia Allemagne).

Le 16 septembre 1917 le capitaine baron Horst Julius von Buttlar (1888-1962), fort de son expérience du service aérien, prenait le commandement de Zeppelin L54 1 alors basé à Tondern 2. Le 19 octobre suivant, il s’envolait pour une mission de bombardement au-dessus de l’Angleterre.

1 Avant de décrire plus avant les caractéristique de cet aéronef, il convient d’apporter quelques précisions quant à sa numérotation : chacun des appareils portait un numéro constructeur (LZ1 à LZ119 jusqu’à la fin de la guerre) ; les appareils de la Marine étaient alors numérotés de L6 à L72 de façons continue ; ceux de l’Armée de LZ35 à LZ120 de façon discontinue... Le L54 est en fait le zeppelin LZ99 (numéro constructeur), appareil de type U, long de 196,5 mètres de long et large de 23,9 mètres pour un volume de 56.000 mètres cube, équipé de 5 moteurs Maybach HS-Lu de 240 CV et armé par un équipage de 19 hommes ; il était rentré en service le 20 août 1917. son drapeau est aujourd’hui conservé au musée Zeppelin de Tondern.

2 Localité du Holstein, aujourd’hui située dans la région de Danemark du Sud où la Marine impériale avait installé l’une de ses bases de zeppelins.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Reproduction de l’insigne des équipages de zeppelins.

Ils se ressemblaient tous, ces combats contre l’Angleterre, comme se ressemblaient nos dirigeables, lorsqu’au coucher du soleil, leurs masses sombres se profilaient le long de la côte allemande.

Le scénario ne se modifiait guère. Toujours les mêmes images, au départ, au crépuscule, à la nuit noire, lorsque brillaient les premières lueurs de l’Angleterre et qu’apparaissait subitement, émergeant des ténèbres profondes, la gigantesque masse de l’île : savoir si notre avance a déjà été signalée.

Toujours les mêmes bras lumineux des projecteurs qui frôlaient le dirigeable, pour le plonger finalement dans un bain de lumière blanche comme du lait, toujours les mêmes nuages d’éclatement des shrapnells qui se dissipaient comme un brouillard vaporeux… toujours les mêmes lueurs rouges des départs  des batteries terrestres… toujours les mêmes incendies provoqués par nos bombes, les lueurs rouges des immenses brasiers.

Tantôt cinq, quelquefois neuf, une fois dix-sept dirigeables recevaient simultanément l’ordre de bombarder un secteur déterminé du sol anglais. C’étaient les circonstances atmosphériques prévues à l’ouest qui décidaient du théâtre du combat, le nord de l’Angleterre, le centre, ou encore le sud, avec Londres comme objectif principal.

A midi, départ du premier dirigeable. Dès qu’il a pris l’air, mes équipes de manœuvre se hâtent vers le second, et tous les appareils, successivement, quittent le hangar et mettent le cap vers l’Ouest.

Toujours la même série d’impressions. Quelques centaines de mètres et voilà le golfe ; on échange des signaux avec les unités placées en éclaireurs. On voit arriver du Nord les camarades de Tondern ; en passant près de Wittmundhaven 3 et de Hage 4, on observe les dirigeables de ces stations qui appareillent, et au Sud, voilà qu’arrivent sur nous les appareils de Ahlhorn 5, faisant route au Nord.

3 Base aérienne installée près de Wittmund en Frise Orientale. Elle est toujours utilisée par l’armée de l’air allemande.

4 Localité de l’actuel land de Base-Saxe.

5 Base aérienne située près de Grossenkneten dans l’actuel land de Basse-Saxe. Elle fut utilisée par la RAF de 1945 à 1958, puis par l’armée de l’air allemande jusqu’en 1961.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Chope de bière contemporaine rappelant la base aéronavale d’Ahlhorn ; on ne peut imaginer souvenir plus germanique...

Pas de formations réglementaires ici, escadre, ligne de file ou autre ; chacun navigue isolément, mais malgré tout, chacun cherche à serrer sur son voisin. Les nouveaux commandants, tout spécialement, ne quittent pas les anciens des yeux, car le plus difficile était de connaître exactement sa position et de découvrir un endroit où l’on puisse, sans être signalé, aborder la côte anglaise.

Au crépuscule, tous les dirigeables que l’on aperçoit encore très distinctement se projeter sur le soleil couchant se tiennent entre quatre mille et cinq mille mètres de hauteur. En voilà un qui fait brusquement demi-tour, probablement une avarie de machine. En effet, quelques minutes plus tard notre station de T.S.F. reçoit le message suivant :

« Voyage interrompu par suite d’une avarie du moteur tribord arrière ».

On évite le plus possible de transmettre par T.S.F. Tout message attire, en effet, l’attention de l’ennemi sur notre marche dont il peut connaître ainsi les étapes successives.

A cette époque, nous n’utilisions plus les observations astronomiques pour notre navigation ; la T.S.F. était, à ce point de vue, un moyen bien préférable

– Navigateur, où sommes-nous, à six heures du soir ?

– A quinze mille à l’ouest du bateau-feu du Doggerbank 6, si nous avons eu ces deux dernières heures, le même vent de Sud-ouest.

6 Navire signalant un banc de sable de plus 260 kilomètres de long s’étendant en Mer du Nord entre le Danemark et la Grande-Bretagne.

J’ai lieu de penser que le vent a tourné ; je demande donc, par T.S.F., un relèvement. Je me rends moi-même au poste, qui se trouve placé dans la nacelle de commandement, local petit mais coquet, et où, par suite des radiations calorifiques des assistants, règne une douce chaleur.

Nous appelons le dirigeable chef de division et demandons des relèvements. Une minute, deux minutes au plus s’écoulent et nous recevons le mesage suivant :

« List 7, deux cents quatre-vingts ; Nordholz 8, trois cent dix ; Borkum 9, trois cent cinquante-cinq ».

7 Commune de Frise du Nord située sur l’île de Sylt où la Marine impériale avait installé une base d’hydravions.

8 Commune de l’arrondissement de Cuxhaven ; sa base navale disposait d’un hangar pour zeppelin pouvant pivoter sur 360 degrés.

9 Commune et île de la Frise Orientale.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Vol groupé de zeppelins (photographie extraite du livre du baron von Butlar).

Nous accusons réception. Je trace les relèvements indiqués sur la carte. S’ils sont exacts, ils doivent se couper en un seul point qui représente la position de notre dirigeable. Dans le cas présent, ils se coupent précisément en ce point ; le dirigeable se trouve à cinq milles dans le nord-ouest du bateau-feu du Doggerbank. Mon hypothèse était donc bien exacte ; le vent de Sud-Ouest avait tourné et fraîchissait, et nous avions dérivé sensiblement vers le Nord, notre vitesse se trouvant par là-même diminuée.

Etant donné que cinq autres dirigeables sont en vue derrière nous, je leur signale par projecteur le point sous la forme : « Position du L-54 » à dix-huit heures…

Le L-43 nous passe un message, nous lui faisons le signal : compris.

Un message.

« Commandant à Commandant. Où avez-vous l’intention de traverser ? »

« Transmettez au L-43 : Ct à Ct, Flamborough Head 10 ! »

10 Promontoire de la côte du Yorkshire.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Flamborough Head.

A l’ouest, le globe sanglant du soleil vient de s’enfoncer sous l’horizon – « Nous avons de la chance, Commandant. A l’Ouest, un petit banc de nuages. Espérons qu’il nous attendra », me communique le navigateur.

Mais il nous fallut déchanter. Que de fois n’avions-nous pas vu les nuages à l’Ouest disparaître, à la tombée de la nuit, par suite du rafraîchissement de l’air, et dégager un ciel très pur, brillamment étoilé !

Nous n’avions pas augmenté notre vitesse. Nos moteurs chantaient toujours leur même refrain. Malgré tout, nous étions en tête, le plus à l’Ouest, et les autres s’échelonnaient à l’arrière plus ou moins régulièrement.

Comme nous étions encore assez éloignés de la côte, je restai à l’altitude de cinq mille mètres. Je n’avais l’intention de m’élever qu’une fois tout près de la côte. Au cours de ces attaques en masse, personne ne tenait beaucoup à marcher en tête et à être le premier à traverser les côtes anglaises ; les services de défense contre-aéronefs étaient, en effet, très exactement informés de nos opérations. Nous étions signalés par les unités de surveillance, les sous-marins, etc… De plus la série de nos messages par T.S.F. donnait tous les renseignements utiles au repérage de notre marche. Il en résultait que le premier était la victime toute désignée. La surprise, c’est déjà la moitié du succès !

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Poste de TSF d’un zeppelin (gravure tirée d’un journal anglais de l’époque).

Voilà le thermomètre qui descend à moins quinze degrés !

Après le coucher du soleil, la température du gaz baisse très vite. D’après les renseignements météorologiques, nous pouvions compter sur des températures plus basses aux altitudes élevées. Tant mieux. Le froid nous favorisait ; plus nous gelions, mieux le dirigeable se comportait, car une différence de température de trois degrés représentait approximativement un pour cent de la force ascensionnelle, ou bien, si l’on aime mieux, une centaine de mètres de différence d’altitude. Seules les machines détestaient le froid. Si pour une raison quelconque un moteur venait à s’arrêter, on pouvait craindre de voir se congeler l’eau des radiateurs, même si l’on avait eu la précaution d’y ajouter de l’alcool. Il importait donc que les moteurs ne s’arrêtassent point de tourner ; dans toutes mes expéditions, ils ont fait bravement leur tâche et ont toujours tourné comme de bons moulins à café.

La nuit était tombée. On n’apercevait plus les autres dirigeables, et d’après notre vitesse nous devions, dans une heure environ, avoir atteint la côte anglaise. Je descendis donc à trois mille mètres, et venant en grand sur la gauche, je mis le cap au Sud. Au bout d’une demi-heure, je repris la direction de l’Ouest et mon ancienne altitude de cinq mille mètres.

Entre-temps, les autres dirigeables avaient conservé le cap à l’Ouest. Je me trouvais donc maintenant très au Sud et en arrière d’eux. Quelques minutes plus tard, nous nous penchions tous hors de la nacelle de commandement, pour essayer d’apercevoir la côte anglaise.

Pendant ce temps, on avait amené les récipients d’air liquide, car à ces altitudes l’air était déjà très raréfié et la respiration devenait pénible ; il nous fallait donc disposer de notre équipement pour la respiration artificielle, si nous voulions, au moment de l’attaque, monter très haut.

Etant donné les conditions de température, j’avais calculé que ma charge de trois mille kilos de bombes me permettait d’atteindre une altitude de six mille cinq cents mètres. On avait préparé, dans le poste de T.S.F. et dans les nacelles des moteurs, les bouteilles d’air liquide. On ouvrait la soupape, on y fixait un tuyau, et chacun, muni de son embouchure, aspirait l’air de la bouteille, comme s’il s’était agi d’une pipe à eau turque.

L’odeur était bien préférable à celle de l’oxygène. Nous n’avons pas toujours su utiliser l’air liquide, et avant cette époque nous emportions de l’oxygène sous pression. Chacun avait sa petite bouteille près de lui et, suivant le besoin, tournait plus ou moins le robinet d’ouverture, de façon à aspirer l’oxygène. Cet oxygène sous pression, que l’on introduisait ainsi dans les poumons, avait une odeur désagréable. Le goût est indéfinissable ; cela rappelait l’huile, le pétrole, ou quelque chose d’approchant, et le lendemain du jour où l’on avait dû absorber une de ces bouteilles, on avait la tête plutôt lourde. Avec l’air liquide, tout cela changea ; plus de sensation de faim ou de soif, une bonne excitation au contraire. Au lieu de se sentir déprimé, on avait l’illusion de pouvoir déraciner un arbre.

Tout à coup, une sensation bizarre s’empare de moi… l’appareil tangue comme un navire dans la tempête, je ne vois plus rien, tout est noir autour de moi, j’ai de fortes nausées.

Je m’écroule sur le sol ; et j’ai en même temps, la sensation d’être transporté à travers l’espace.

Je tombe, je suis précipité hors du dirigeable, de six mille mètres de hauteur.

Puis, c’est fini, je reconnais mon appareil, je vois en face de moi l’homme de barre, je n’ai pas fait de chute.

La voilà qui revient, cette horrible sensation d’être précipité dans l’abîme.

Et me voici de nouveau sur le dirigeable, je marche vers le pilote c’est-à-dire que je me traîne en vacillant dans sa direction, et je lui porte un coup vigoureux, je vois ses yeux étonnés et puis son sourire embarrassé. Il semble comprendre enfin, et il libère mon tube, sur lequel par mégarde il avait mis le pied. Réellement il m’avait coupé les sources de la vie.

Nous sommes à cinq mille cinq cents.

Tout à coup, le timonier signale : « Projecteurs par tribord avant ! »

Nous nous précipitons, et le corps hors de la nacelle, nous fouillons l’horizon de nos jumelles.

Grandiose, ce tableau, ces bras lumineux qui se projettent sur le ciel, se croisent, forment des faisceaux de clartés, se coupent de trois, quatre, cinq directions et au point de rencontre, on voyait, resplendissante, la silhouette de cigare géant d’un zeppelin !

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin encadré par des faisceaux de projecteurs.

Et puis, des points rouges dans la nuit : les shrapnells.

Suivis bientôt de points, rouges également, à la surface du sol : les bombes.

Pas de doute nous devions être nous aussi juste au-dessus de la côte !

Tout à coup je chancelle, la nuit autour de moi, dans la chaleur du combat, j’ai perdu mon tube, il s’est détaché de mon embouchure.

Plus sombre, je sens que je vais vomir, avec des gestes fous je tâte le sol, je palpe des jambes, des câbles, des bandes de mitrailleuses enfin je sens déjà la syncope qui s’empare de moi, comme un lourd manteau de plomb sur tout mon être, enfin le tube !

Etrange : à peine respiré-je l’air liquide, me voilà prêt à déraciner des arbres, à soulever d’une seul doigt notre embarcation, à jongler sur la pointe de l’index avec les mitrailleuses, quelle simplicité, quelle force, dans ce brusque retour des forces vives de l’être !

– A six milles mètres !

Nous voilà à vingt-cinq, trente, trente-cinq degrés au-dessous de zéro ! Bizarre ! Aucune inversion ne se produit, la température baisse visiblement à mesure que nous montons.

Au bout d’un quart d’heure, nous avons franchi la côte. On voit nettement les lumières des localités, et les voies ferrées avec leurs signaux rouges et verts. Tout à coup, l’obscurité complète. Dans cette contrée, on connaissait bien les consignes en cas d’attaque des Zeppelins.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Exemple de consignes anglaises en cas de bombardement aérien :

possible raid aérien sur Maidstone.

ATTENTION

Au cas où d’un raid de zeppelin ou d’avion, Maidstone devra être immédiatement être placé dans l’obscurité totale.

Trois pétards seront tirés du poste de Police à des intervalles courts quand le danger deviendra imminent ; s’il fait nuit, le circuit de distribution de lumière électrique sera coupé.

S’il fait nuit, les habitants devront immédiatement prendre leurs dispositions pour couper le gaz et rendre leurs pièces totalement noires pour l’extérieur, et devront se rendre dans les caves et les celliers le plus vite possible jusqu’à la fin du raid.

Trois pétards seront très à nouveau quand tout danger sera passé.

Devant nous, à dix milles environ, un dirigeable attaque. Tout à coup, l’idée me passe par la tête de venir au Sud. On change de route, et lorsque je vois à tribord par le travers le dirigeable en action, je cherche à faire une conversion et à attaquer le même objectif cap au Nord-Est.

Il importe de savoir si nous pourrons survoler le but sans être vu. Nous avons cette chance ! Nous relevons le dirigeable brillamment éclairé à quatre quarts sur l’arrière du travers. Je donne l’ordre de venir en grand sur la droite et de mettre le cap au Nord-Est. – Nous sommes parés pour l’attaque !

On ouvre, au-dessous des bombes les trappes du couloir de quille. Nous voilà sur la lisière ouest de l’objectif : « Commencez le feu, à volonté ! »

Schiller 11 appuie sur le premier bouton… la première bombe de 5 kilos s’engouffre dans les profondeurs de l’atmosphère.

11 L’enseigne de vaisseau de 1ère classe von Schiller était commandant en second du L54.

Puis l’action se précipite, la deuxième bombe… la troisième, la quatrième.

Les points d’éclatement apparaissent nettement, un point lumineux à six mille mètres au-dessous de nous, cela dure un certain temps, puis nous entendons, à travers le chant des moteurs, la sourde détonation.

Nous sommes sur l’objectif, cela ne fait pas de doute, en avant les gros pères, les bombes de 50 et de 100 kilos !

A des intervalles réguliers, nous les semons ; elles bondissent, en gémissant.

Les éclatements, plus formidables, se succèdent au même rythme.

Les trois dernières bombes sont lancées simultanément, et s’écrasent en dessous dans un fracas de tonnerre.

Récit enregistré des souvenirs de bombardement d'une britannique.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin bombardant une ville.

L’équipage sait que les munitions sont épuisées !

Une lueur éclatante qui m’aveugle, dès le premier éclatement, les projecteurs nous ont saisis.

Un… deux, trois, quatre…

Nous avançons à travers un nuage de lumière éblouissante…

Sur la carte, je lis distinctement les plus petites lettres.

Grandiose, la carrure étincelante de notre géant à six mille mètres de hauteur, comme il navigue bien dans le ciel !

Les salves se rapprochent, les voilà à mille mètres au-dessous de nous : ah ! notre matelot d’avant se tenait à cinq mille !

Mais ils corrigent leur tir avec une sûreté diabolique…

Les voilà tout près, nous entendons le tonnerre des explosions, et il nous semble percevoir le sifflement des petits éclats lancés dans toutes les directions, les obus explosifs !

Monter plus haut ? Et alors perdre tout son gaz 12 ? Pour quelques centaines de mètres, risquer d’être obligé de descendre avec un projectile dans la carcasse ?

12 Plus l’altitude augmente, plus la pression baisse, ce qui oblige à purger les ballonets contenant l’hydrognène nécessaire à la sustentation de l’appareil pour les dégonfler. En contrepartie, le zeppelin devient plus lourd, ce qui diminue immédiatement ses possibilités ascentionnelles.

Tout à coup, à babord avant, une lumière ce n’est pas le bras, large et épais d’un projecteur, un banc de lumière : la lueur du projecteur se reflète sur un nuage !

« Les moteurs à toute vitesse !!! »

Le salut ! En plein dans les nuages ! Si nous n’y trouvons pas une cachette, la prochaine salve entre dans l’appareil.

J’étouffe à grand’peine un cri : les premiers nuages de fumée s’étirent déjà autour de nous, nous pénètrent, nous entourent de partout.

La nacelle est éclairée comme en plein jour, et cependant il nous semble, à l’abri de la couverture nuageuse, que les projecteurs nous ont perdus. Leurs bras lumineux paraissent incertains, hésitent… les nuages deviennent plus épais, au-dessous de nous apparaît une blanche masse laiteuse. Impossible ici de traverser les faisceaux des projecteurs.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Projecteur anti-aérien britannique (carte publicitaire des cigarettes Wills).

La question essentielle, c’est de connaître les dimensions en longueur et en profondeur du rideau nuageux. Peut-être l’aurons-nous traversé en quelques secondes. Malgré la présence au-dessous de nous des projecteurs et des batteries contre-aéronefs, je viens en grand sur la gauche et amorce un crochet. Comme j’ai cru observer précédemment que les rideaux nuageux se déplaçaient surtout vers le sud, je mets le cap au Sud-Ouest, le conserve quelques minutes seulement et puis reprends la direction de l’Est.

Nous avions semé les projecteurs au bout de dix minutes, voilà que le rideau nuageux disparaît. Au-dessus de nous, un ciel pur et étoilé, au-dessous de nous, les ténèbres. Je fais route sur la partie de la côte la plus rapprochée ; avec le cap au Nord-Est, le sol défile rapidement et en trois quarts d’heure, à peu près, nous traversons à nouveau la côte sur le chemin du retour.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Zeppelin au-dessus de la côte.

Cet instant est aussi critique qu’à l’aller. Il faut affronter à nouveau la zone dangereuse. Mais là aussi, il faut chercher à mettre toutes les chances de son côté, et trouver une place où l’on soit hors de l’atteinte des forts.

A deux heures du matin nous avons passé la côte anglaise. Nous sommes à environ dix milles en mer, et nous voilà une fois de plus à l’abri du rideau des nuages. Naturellement, je m’y maintiens, car nous pourrions très ben avoir sur les bras un petit croiseur ennemi. Prudence est mère de sûreté.

Malgré tout, je descends lentement pour voir quelle est la profondeur des nuages et aussi pour rencontrer des régions plus chaudes. Bien que nous n’ayons guère eu le temps de méditer sur la température, nous remarquons peu à peu qu’il règne un froid diabolique. Et de même que les hommes ont besoin d’augmenter leurs provisions de chaleur ou plus exactement de diminuer l’intensité du froid qu’ils ressentent, de même est-il nécessaire de soigner les moteurs à ce point de vue, car nous sommes toujours très près de la côte anglaise, et une panne serait vraiment bien désagréable.

A trois mille mètres de hauteur, le rideau de nuages devenant brillant vers le bas, nous passons un instant au-dessous de lui, pour examiner ce qui se passe. Loin, vers le sud-ouest, le tonnerre continue à gronder ! On voit les grands bras lumineux des projecteurs balayer le ciel ; plus au nord, l’horizon semble enflammé – des incendies probablement. – Mais nous sommes sortis de la zone de protection contre-avions. Pour nous, le combat est heureusement terminé.

Pour donner du repos à l’équipage, je vais à nouveau dans les nuages. Je navigue à trois mille cinq cents mètres, avec le cap E.Q.S.E. Les moteurs sont réglés à la vitesse de croisière ; on peut allumer les feux à bord. La pipe d’eau turque n’est plus nécessaire, et les bouteilles thermos sont apportées. Schiller fait cuire les trois œufs qu’il avait emportés, dans la bouilloire électrique, au poste de T.S.F.

Pour me dégourdir les jambes, j’enlève mes chaussons fourrés et vais faire un tour dans l’aéronef ; par l’échelle, je grimpe dans le couloir de quille ; je parcours tout l’appareil, de l’avant à l’arrière, et avec ma lampe de poche je m’assure que tous les ballonnets sont à la même hauteur, la meilleure façon de constater qu’ils n’ont reçu aucun projectile.

C’est maintenant la partie la plus insipide de la navigation qui commence. Il nous faut encore tenir l’air six à sept heures environs avant d’être chez nous.

En retournant vers l’avant, et en pénétrant dans la nacelle, voilà que je tombe sur une fusée éclairante. Grand Dieu, nous avions complètement oublié de la jeter ! Je ne me fiais pas du tout à l’aspect débonnaire de cet engin. Nous avions maintenant une occasion remarquable de voir enfin comment il fonctionnait. C’est un objet qui paraît bien inoffensif ; il se compose d’un cylindre noir de quatre-vingt centimètres de hauteur environ et de quinze centimètres de diamètre ; vers le haut, une graduation, analogue à celle des fusées de shrapnells, servant à fixer l’altitude à laquelle la fusée doit éclairer.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Nacelle de commandement d’un zeppelin (gravure d’un journal anglais de l’époque).

A la lueur de la lampe des cartes, je parcours rapidement la notice explicative, qui était d’ailleurs très longue. Je lus, en gros, qu’il fallait jeter l’engin par-dessus bord, et en même temps tirer sur une ficelle pour arracher la clavette d’amorçage de la fusée.

Compris ! Je prends donc la fusée ; le cabillot dans la main droite, avec la main gauche je jette l’engin par-dessus bord. Mais à ma grande surprise, je constate qu’après avoir parcouru un mètre cinquante, il reste suspendu. La ficelle était sans doute trop courte et l’accélération de la chute n’avait pas suffi à faire sortir la clavette de la fusée. Je hissais donc à nouveau la fusée et dis à mon officier de quart :

– Procurez-vous donc un bout de ficelle, pour allonger celle-ci de quelques mètres.

Schiller revient quelques minutes après de l’arrière avec une pelote.

Il se produisit alors quelque chose d’horrible : une formidable détonation… tout est rouge autour de nous – et dans mon esprit l’idée angoissante : la nacelle brûle…

Les cartes s’enflamment…

Je vois Schiller, qui jette un manteau sur cette sale invention… le timonier se précipite dans la nacelle des moteurs avant, et se saisit d’une couverture de moteur… moi-même j’en arrache une du poste de T.S.F.

Dieu soit loué : nous étouffons cette horrible flamme…

Quelle frayeur ! Il faut se rappeler que nous avions au-dessus de nos têtes un ballon rempli d’hydrogène 13. Si nous n’avions pas réussi à éteindre tout de suite le foyer, c’en était fait quelques secondes plus tard du dirigeable, qui torche immense, s’abattait dans la mer… après tant d’autres !

13 Par mesure de sécurité, l’hydrogène était contenu dans plusieurs ballonnets ou « cellules ». Le L54 en avait dix-huit.

Lorsque nous fûmes un peu remis de nos émotions, je revins rapidement dans nos nuages et nous pûmes continuer le repas interrompu. Le lendemain matin, après notre atterrissage, nous avions complètement oublié la fusée éclairante.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Un modèle de fusée éclairante allemand (photographie tirée de : http://lagrandeguerre.cultureforum.net/t379p60-le-granatenwerfer-1916)

Ces engins avaient un double but :

Si on s’arrangeait pour que la fusée s’allume avant d’atteindre le sol, à une certaine altitude, le parachute intérieur s’ouvrait, la fusée brûlait pendant plusieurs minutes, en projetant l’éclatante lumière du magnésium, et éclairait tout le terrain circonscrit par son cône. Mais si l’on réglait la fusée de façon à faire s’ouvrir le parachute après quelques mètres seulement de chute dans l’air, la fusée, en brûlant, aveuglait les servants des batteries contre-avions et ce barrage lumineux soustrayait le dirigeable aux vues de la terre. On utilise le même procédé dans la guerre sur mer, au moment des attaques de torpilleurs, par exemple, pour aveugler l’adversaire au moyen de ses propres projecteurs.

Comme cela se produisait fréquemment au retour des attaques faites par un beau temps, il régnait dans le golfe, sur la côte allemande, un brouillard qui se maintenait souvent pendant toute la matinée, brouillard qui la plupart du temps partait du sol pour s’élever jusqu’à trois cents mètres et même davantage. Il fallait alors utiliser les indications transmises par T.S.F. pour se diriger vers l’aérodrome.

Ce relèvement radio-goniométriques avaient fait beaucoup de progrès, au cours de la guerre. On n’avait plus besoin de les réclamer ; à Tondern et près de Clèves, en Prusse rhénane, deux postes transmettaient toutes les demi-heures leurs signaux morse. Ces postes pouvaient ainsi être relevés du dirigeable même ; on obtenait de cette façon sa position, sans risquer de se faire repérer en envoyant soi-même un message.

Pour faciliter nos recherches, on faisait monter, à l’aérodrome, un ballon captif à une centaine d mètres au-dessus de la couche de brouillard. Dans la plupart des cas, au-dessus de cette couche, il régnait un temps très clair, et le ballon captif, de teinte jaune, étincelait sous les rayons du soleil, ce qui le rendait visible de très loin. On pouvait donc, en s’approchant de l’aérodrome, situer s position exactement, en se basant sur celle du ballon captif. Dans la nacelle du ballon, un second-maître, au passage du dirigeable, signalait par pavillons le vent au sol, sa direction, sa vitesse, la pression barométrique, et la position, par rapport au captif de l’équipe de manœuvre. D’après ces indications, on pouvait se rendre compte de la direction dans laquelle on devait aborder la zone de brume pour atterrir. Dans cette zone, il faisait évidemment beaucoup plus froid que plus haut, sous les rayons solaires. Il fallait donc alourdir le dirigeable, de façon à pouvoir le poser au sol ; on mettait légèrement de la barre à descendre, et avec une vitesse très réduite on entrait dans l’épais brouillard blanc comme du lait. Dans notre argot d’aéronautes, nous appelions cela « entrer chez la blanchisseuse », parce que, comme dans une buanderie, l’épaisse buée nous envahissait au point qu’on ne voyait pas à deux pas devant soi.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Les hangars de Tondern dans le brouillard (photographie extraite du livre du baron von Butlar).

Pour pouvoir entendre plus facilement les moindres bruits du sol, on arrêtait le moteur avant dans la nacelle de commandement, et on ne percevait plus que les sifflements et les bruissements des haubans.

Le signaleur, dans le ballon captif, téléphonait au sol le numéro du dirigeable, et où il allait atterrir ; éventuellement, il pouvait faire connaître la présence, dans la zone de brouillard, d’un autre appareil, de façon à permettre d’éviter tout danger de collision.

Lorsque l’altimètre marquait dix mètres au-dessus du sol, on pouvait espérer commencer à voir la terre. Dans tous les cas, on se rendait bien compte, de la nacelle, qu’il commençait en dessous à faire plus sombre, ce qui indiquait que l’on se rapprochait du sol. Ce qu’il fallait, au cours de pareilles manœuvres, c’était bien se maintenir dans le lit du vent, de façon à ne pas venir tosser contre l’un des hangars.

On entendait bientôt les voix des « acrobates du parterre », qui, au commandement, toutes les minutes environ, suivant que se rapprochait ou s’éloignait le bruit des moteurs, hurlaient de toute la force de leurs poumons « hourra ». Nous naviguions ainsi dans le brouillard, guidés par des signaux acoustiques, si l’on peut s’exprimer ainsi. A cinq mètres environ au-dessus du sol, on stoppait les moteurs, on faisait marche arrière avec les moteurs arrières de façon à briser l’erre de l’aéronef ; et comme dans le brouillard la force du vent est toujours extrêmement faible, le dirigeable pouvait se poser sur le sol en toute sécurité. Les hommes de manœuvre accouraient, saisissaient les tiraudes 14 et les nacelles, immobilisant ainsi l’aéronef.

14 Rambardes métallique fixées sous les nacelles.

Encore une fois sains et saufs !

Une victoire de plus sur la mort, ainsi retardée d’un jour, de deux jours, peut-être d’une semaine entière ! 15

15 Baron von Buttlar Les zeppelins au combat (Payot ; Paris, 1929) pp. 130-146.

90 En zeppelin au-dessus de l'Angleterre

Vignette allemande de propagande : « Dieu punisse l’Angleterre ».

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23 mai 2015 6 23 /05 /mai /2015 08:15
87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Carte postale allemande montrant les trois souverains membres de la Triplice, dont le roi Victor-Emmanuel III cachant derrière son dos un texte déchiré, avec la légende suivante : « Vous les peuples prenez note pour maintenant et plus tard, ainsi jura à la Triple Alliance le traître ».

Il y a cent ans jour pour jour l’Italie entrait dans la première guerre mondiale aux côté de l’Entente. Et pourtant, elle appartenait à la Triple Alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie depuis des années ; mais, elle s’était empressée de se déclarer neutre en août 1914 puis, sans consultation du parlement, était entrée en discussion avec les Alliés. S’étant officiellement désengagée de la Triplice, elle entra officiellement en guerre le 23 mai 1915.

Parmi les mobilisés se trouvait un certain Benito Amilcare Andrea Mussolini, qui fut affecté au 11e régiment de bersagliers. Après une courte formation militaire, il rejoignit dès le 2 septembre avec son unité le Monte Nero 1 sur le front des Alpes. C’est là qu’il subit son baptême du feu.

1 Pic des Alpes juliennes culminant à 2245 mètres, près de la localité de Caporetto. Les chasseurs alpins italiens s’en étaient emparés le 16 juin 1915. Il appartient aujourd’hui à la Slovénie où il porte le nom de Krn.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Une vue bucolique du Monte Nero.

Samedi, 18 septembre.

Ce matin, on nous a répartis entre les trois compagnies du bataillon. L’opération a été longue. Quelques caporaux et sergents nous ont aidés à passer le temps en nous racontant des épisodes glorieux du 11e bersagliers, pendant les premiers mois de la guerre.

Je suis désigné pour la 8e compagnie. J’ai avec moi Buscema, Morani, Tafuri. Vers le soir, nous nous mettons en mouvement pour rejoindre notre position. Au lieu de passer par la route muletière, nous escaladons, presque à pic, le coteau. Nous devons arriver jusqu’à la cote 1870. Une assez jolie altitude, comme on le voit. L’ascension nous raccourcit la route d’au moins trois heures, mais elle est fatigante, d’autant que nous n’avons pas d’alpenstock et que nous portons le sac. Les hommes des « postes de liaison » nous ont guidés. Personne n’est resté en arrière, mais quand nous sommes arrivés la nuit était déjà avancée. Avant d’atteindre notre but, nous passons près de tombes de soldats italiens. Quatre ou cinq. Je me suis baissé vers une croix de bois à peine équarri et j’ai lu :

Oscar de Lucia, sergent,

Mort le 13 septembre 1915.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Timbre italien de propagande montrant un bersaglier en tenue de campagne.

Les autres croix ne portent pas de nom. Ce sont des fosses communes.

Pauvres morts, ensevelis dans ces montagnes impraticables et solitaires ! Je porte en mon cœur votre souvenir !

Nous nous sommes accroupis parmi les rochers sous les étoiles. Un officier est passé et nous a ordonné de charger nos fusils et de mettre baïonnette au canon. Personne ne doit abandonner son poste, pour quelque motif que ce soit.

A dix heures, l’action a commencé. Voilà le pan ! sec et bruyant des fusils italiens. Les fusils autrichiens jettent en hâte leur ta-poum ! Les « motocyclettes de la mort » se mettent à galoper. Leur ta-ta-ta-ta est d’une vélocité fantastique. Six cents coups à la minute. Les bombes à main déchirent l’air. Après minuit, le feu atteint une intensité infernale. Des éclairs lumineux sillonnent le ciel sans arrêt, tandis que sur toute la ligne on tire désespérément. Des averses de balles passent sur nos têtes.

‒ Couchez-vous ! couchez-vous ! nous crie-t-on.

Mais je dois me lever pour céder ma place à un blessé qui a les bras massacrés par l’explosion d’une bombe. Il me demande de l’eau, d’une voix lamentable ; mais l’ambulancier me prie de ne pas lui en donner. J’étends sur le blessé ma couverture de laine. Il fait froid. Après minuit, une formidable explosion nous met debout. Une mine autrichienne a jeté bas une partie du sommet qui est occupé par une section de la 8e compagnie. Un vaste éclair fend le ciel orageux et un fracas profond emplit la vallée. D’autres soldats légèrement blessés passent, se rendant sans aide au poste de pansement. Le feu de l’artillerie diminue. A l’approche de l’aube, il s’arrête. La première nuit de ma vie de tranchée a été pleine de mouvement et d’émotions. De bon matin, nos canons marmitent de projectiles les positions ennemies. Puis, eux aussi, les canons se taisent. Dans la vallée règne la brume. Sur la cime où nous nous trouvons, le soleil. Dans le camp, le silence lourd et plein de pensées des soldats au lendemain d’une bataille.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Le carabinier Mussolini (au centre) avec des camarades de combat.

[…]

19 septembre.

Après la distribution de café, rassemblement. Le major Cassola, commandant du bataillon, nous adresse un discours de bienvenue et d’encouragement. Des paroles affectueuses et touchantes. Non loin du poste de secours, d’où nous parle le major, se trouve un blessé, avec une jambe brisée par un éclat de bombe. Visage serein. Profil délicat. Il demande une gorgée de café. Une cigarette. Puis, on l’emporte. Echange de coups de feu isolés entre les sentinelles. Nouveau rassemblement. C’est le capitaine de la compagnie, Vestrini, qui vient nous saluer. Il a la tête entourée de bandages. Cette nuit, tandis que, debout, fièrement et courageusement, il dirigeait le combat, une balle ennemie l’a frappé au visage. Par bonheur, ce n’est rien de grave. Il nous dit :

‒ Le commandant du bataillon vous a destinés à ma compagnie. Depuis deux jours vous appartenez à un régiment héroïque qui, sur ces cimes rocheuses, a accompli des actions mémorables. Ces terres, qui furent et sont nôtres, nous les avons conquises. Non sans les arroser de sang. Cette nuit encore, une maudite mine autrichienne a enseveli un grand nombre de mes bersagliers, mais les ennemis l’ont chèrement payé. Nos mitrailleuses, ainsi que vous vous en êtes rendu compte, ne sont pas restées inactives. Vous êtes ici occupés à remplir le plus sacré et le plus rude des devoirs qu’un citoyen puisse avoir à remplir envers la patrie. Mais je compte sur vous. Vous êtes des hommes déjà trempés par les luttes de l’existence. Quand vous serez amalgamés aux anciens et entraînés avec eux, vous serez animés du même enthousiasme et de la même volonté de vaincre. Vous trouverez en moi non seulement un chef, mais un père, mais un frère. Chaque fois que je pourrai vous être agréable, je le serai. Ayez confiance en moi. Mes meilleurs vœux !

Le capitaine a fini. Ses paroles, franches et émues, sont descendues jusqu’au fond de nos cœurs. C’est un homme qui inspire une grande confiance et une grande sympathie. Un lieutenant fait un pas en avant et s’écrie :

‒ Bersagliers de la huitième compagnie, un hourra pour le capitaine Vestrini !

‒ Hourra ! Hourra ! Hourra ! répétons-nous à grands cris.

Les brancardiers sont maintenant occupés à ramasser les cadavres des soldats tombés la nuit dernière. Six, jusqu’à présent. On les dépose sur les bords de la route muletière, en attendant qu’ils soient identifiés et ensevelis. Il y a parmi eux un magnifique gars des Abbruzes dont j’avais fait la connaissance hier. Il a la tête enveloppée dans un morceau de tente. Les morts sont couverts. On ne voit que les mains rigides, noircies par la boue des tranchées. Les anciens passent sans regarder.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Sentinelle italienne sur le front des Alpes.

J’ai noté – avec plaisir, avec joie, – qu’entre officiers et soldats règne la plus cordiale camaraderie.

La vie de risques incessants lie les âmes. Plus que des chefs, les officiers m’apparaissent comme des frères. C’est beau. Tout le formalisme disciplinaire de la caserne est aboli. L’uniforme aussi est presque supprimé. Il est défendu, même dans les abris de porter le béret en forme de fez. Disparu, le panache traditionnel au chapeau. A la place, se sont des casques en laine, que les soldats parent artistiquement d’une petite étoile. On peut parler avec un officier, sans être obligé de se figer au garde à vous. C’est difficile, en montagne, de se tenir au garde à vous… 2

2 Benito Mussolini Mon journal de guerre (Editions du cavalier ; Paris) pp. 29-29.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Au cours de ce conflit, le futur dictateur qui n’était alors qu’un journaliste interventionniste ayant rompu en 1914 avec le socialisme pacifiste, fit son devoir très honorablement. Il saura plus tard mettre en scène habilement cette période de sa vie pour se faire connaître et monter les marches du pouvoir.

87 - Le baptême du feu d'un carabinier

Le carabinier Mussolini sur le front (photographie parue dans Il Secolo Illustrato du 26 décembre 1930).

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1 novembre 2014 6 01 /11 /novembre /2014 11:53
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Carte postale dédicacée de Manfred von Richthofen dans son uniforme de uhlan.

 
 

En 1911, après ses études dans les écoles de cadets de Walhstadt puis de Lichterfelde, Manfred von Richthofen fut affecté au premier régiment de uhlan « empereur Alexandre III de Russie » alors cantonné à Breslau, en Silésie. A la déclaration de guerre, cette unité participa à des missions de reconnaissance sur le territoire russe, mais il fut très rapidement transféré sur le front occidental. C’est là qu’au cours d’une nouvelle mission de reconnaissance le jeune officier subit son baptême du feu, dans des circonstances peu agréables…

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Un régiment de uhlans en route.

 
 

Comment j’entendis en service de patrouille siffler les premières balles

(21-22 août 1914)

L’ennemi occupant une grande forêt aux environs de Virton 1, je reçus la mission de la reconnaître et partis accompagné de quinze uhlans, certain que nous allions rencontrer l’adversaire pour la première fois. Ma mission était difficile ; on ne sait pas ce qu’il peut y avoir dans une forêt de cette importance.

1 Ville belge de la province du Luxembourg (à ne pas confondre avec le grand-duché du même nom...) où se déroulèrent des combats au tout début du conflit.

Arrivé sur une hauteur, je vis à mes pieds une immense étendue d’arbres d’une superficie de plusieurs milliers d’arpents. C’était un beau matin d’août. La forêt s’étendait paisible et silencieuse, et mes préoccupations guerrières s’étaient évanouies.

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Uhlans en reconnaissance.

 
 

Ma pointe d’avant-garde était arrivée à l’orée du bois. Mes jumelles ne m’ayant rien indiqué de suspect, nous n’avions plus qu’à entrer dans la forêt et attendre les coups de fusil. La pointe disparut dans un sentier. Je venais ensuite avec un de mes meilleurs uhlans. A l’entrée de la forêt, une maison forestière isolée. A peine avions-nous passé devant qu’un coup de feu partit d’une des fenêtres, suivi d’un autre. Au bruit je reconnus qu’il s’agissait d’un fusil de chasse et non d’une arme de guerre. Le désordre se mit dans ma patrouille, et je pensai aussitôt à une attaque des francs-tireurs. On mit pied à terre et la maison fut cernée en un instant. Dans une pièce sombre, je vis quatre à cinq garçons aux regards hostiles. Le fusil avait disparu. J’étais furieux, mais je n’avais encore tué personne et cet instant me parut très pénible.

Avec mes quatre mots de français, j’engueulai ces individus et menaçai de les fusiller si le coupable ne se faisait pas connaître. Ils virent que c’était sérieux et que je n’hésiterais pas à exécuter ma menace. Je ne sais comment la chose se fit, mais mes francs-tireurs, se glissant par la porte de derrière, soudain disparurent. Je fis feu dans leur direction, sans résultat. J’avais pourtant fait cerner la maison, ils ne pouvaient par conséquent s’échapper. Je fis aussitôt fouiller la baraque, ce fut en vain ; les sentinelles ont-elles eu un moment de distraction, je ne sais, toujours est-il que les oiseaux s’étaient envolés.

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Uhlan en tenue de campagne devant une ferme.

 
 

Après cet incident on alla plus loin.

Aux traces encore fraîches des chevaux, je reconnus qu’un fort parti de cavalerie ennemie était passé par là immédiatement avant nous. Je fis arrêter mes hommes, les enflammai par quelques paroles, et j’eus l’impression que je pouvais compter sur eux et qu’ils feraient leur devoir. Naturellement chacun ne songeait qu’à une attaque possible. Le caractère du Germain le pousse à bondir sur l’ennemi là où il se trouve. On s’élança donc à bonne allure sur les pistes encore fraîches et après une heure de rude course à travers un vallon magnifique, on déboucha dans une clairière à la sortie de la forêt. J’étais bien convaincu que nous allions nous heurter à l’ennemi. Malgré tout mon désir d’en venir aux mains, je me disais : pas d’imprudence ! A droite de l’étroit sentier que nous suivions s’élevait une paroi de rochers escarpés de plusieurs mètres de hauteur. A gauche coulait un petit torrent de montagne, puis venait une prairie large de cinquante mètres, tout entourée de fils de fer barbelés. La trace des chevaux se perdait brusquement de l’autre côté d’un pont dans les broussailles. Ma pointe d’avant-garde était arrêtée par une barricade à la sortie de la forêt.

Je compris que j’étais tombé dans une embuscade. On voyait des mouvements suspects à ma gauche dans les fourrés derrière la prairie. Des cavaliers ennemis au nombre d’une centaine environ avaient mis pied à terre. Il n’y avait rien à faire. La route en face était coupée par une barricade, nous avions à droite la muraille de rochers, et, à gauche, la prairie entourée de fil de fer m’ôtait toute possibilité d’attaque. Nous n’avions plus le temps de descendre de cheval pour combattre à la carabine, il n’y avait plus qu’à battre en retraite. J’aurais pu demander n’importe quoi à mes uhlans, sauf de fuir devant l’ennemi. Quelques-uns ont payé cher leur courage. Au premier coup de fusil répondit un terrible feu rapide de l’autre côté de la forêt, à cinquante ou cent mètres de là.

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Des zouaves français préparant une embuscade en Belgique au début du conflit ; on remarquera le téléphoniste accroupit au premier plan.

 
 

Mes gens devaient se rallier à moi au signal de ma main levée ; voyant que nous devions tourner bride, je le donnai. L’ont-ils mal interprété, toujours est-il que ma patrouille laissée en arrière, me croyant en danger, accourut au triple galop pour me dégager. Cela se passait dans un étroit sentier de forêt et on peut se figurer la confusion qui en résulta.

Les chevaux et les deux cavaliers qui formaient ma pointe d’avant-garde, effrayés par l’éclat de la fusillade se répercutant dans cette gorge étroite, prient le mors aux dents, et je les vis franchir d’un bond la barricade. Je pense que les hommes ont dû être faits prisonniers, car je n’en ai jamais plus rien su. Je fis volte-face et, pour la première fois de mon existence, donnai des éperons à la brave « Antithésis ». J’eus toutes les peines du monde à faire comprendre à mes uhlans, accourus à mon secours, de n’avoir pas à avancer davantage. Demi-tour et en retraite !

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Uhlans essuyant des coups de feu ; leur tenue bleue et la housse sur les chapskas montrent qu’il s’agit là de manœuvres, et non du premier conflit mondial (toile du peintre Döbrich-Steglitz).

 
 

A côté de moi galopait mon ordonnance. Son cheval, atteint d’une balle s’abattit tout à coup ; je sautai par-dessus, d’autres chevaux tombèrent autour de moi. C’était un pêle-mêle indescriptible. Je vis seulement que mon ordonnance, tombé sous son cheval apparemment indemne, n’arrivait pas à se dégager. L’ennemi nous avait brillamment surpris. Il nous avait sans doute remarqués dès le début, et, selon l’habitude courante des Français, nous avait tendu une embuscade pour nous attaquer ensuite.

C’est avec joie que deux jours après je retrouvai mon ordonnance, il avait laissé une de ses bottes sous son cheval et avait été obligé de revenir avec un pied nu. Il me raconta comment il s’était sauvé. Il y avait dans le bois au moins deux escadrons de cuirassiers français, ils étaient sortis pour dépouiller les nombreux cadavres de chevaux et les braves uhlans tués. Mon ordonnance avait pu se tirer sans blessure de cette affaire en grimpant le long de la paroi de rochers, à cinquante mètres de hauteur il était tombé complètement épuisé dans un buisson. Deux heures après, lorsque l’ennemi eut regagné son couvert, il avait continué à fuir et au bout de quelques jours il était arrivé à me rejoindre. Je n’ai jamais pu obtenir que peu de renseignements sur le sort de ses camarades. 2

2 Manfred con Richthofen Le corsaire rouge (Plon ; Paris, 1932) pp. 21-24.

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan

Cuirassier français avec le couvre-casque et le couvre-cuirasse de toile destinés à masquer les reflets de ces deux pièces métalliques de l’uniforme.

 
 

A la lecture de ce court récit se rapportant à un moment du conflit où la guerre de mouvement ne s’est pas encore enlisée dans la boue sanglante des tranchées, nous pouvons avoir l’impression de parcourir un passage de roman de cape et d’épée. Toutefois, au fil du texte, l’incident de la maison forestière nous ramène aux dures réalités de la guerre et notamment aux exactions commises par les troupes allemandes contre les populations des zones occupées. Ce thème des « atrocités allemandes », largement repris par la propagande alliée, est bien trop vaste pour que nous en parlions au détour de ce petit biller ; aussi conseillons-nous au lecteur intéressé par celui-ci de se reporter à l’excellent petit livre 2 dont il trouvera la couverture ci-dessous.

3 Même si, après l’avoir plusieurs fois consulté, je n’ai toujours pas trouvé le texte des notes qui émaillent cette riche étude…

 
 
78 - Baptême du feu d'un uhlan
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22 septembre 2014 1 22 /09 /septembre /2014 17:19
75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Carte postale colorisée de l’U 9.

Il y a quelques mois de cela, je vous proposais un petit article sur les difficiles débuts des sous-marins allemands. Toutefois, en dépit de leurs faiblesses techniques, ceux-ci réussirent rapidement à prouver leurs qualités militaires. Aussi allons-nous célébrer aujourd’hui le centenaire de leur plus grand succès du début du premier conflit mondial, contre des navires de la flotte britannique assurant le blocus des côtes allemandes 1.

1 Pour les lecteurs peu habitués au vocabulaire maritime, rappelons que la poupe est l’avant du navire, la proue son arrière, tribord veut dire droite, bâbord gauche et que donner une pointe négative à un sous-marin signifie le faire plonger.

Nous venions de gagner le large, dans la mer du Nord, le 20 septembre, lorsque nous remarquâmes une forte houle venant de l’ouest. Le vent, son compagnon habituel, ne se fit pas attendre. L’ordre qui nous avait été remis sous enveloppe cachetée était ainsi conçu : « Se poster près du bateau-feu de West-Hinder 2 et attaquer tout navire de guerre ou transport ennemi dans ces parages. » Ainsi, nous devions jeter le trouble dans le transport de l’armée anglaise vers la Belgique. Lourde mission pour un bâtiment à pétrole que de rester longtemps aussi près du Pas-de-Calais et devant le port d’Ostende où débarquaient, croyait-on, les anglais. Les nuits suffisaient à peine au chargement des accumulateurs et on pouvait s’attendre à une forte réaction de l’ennemi.

2 Secteur de la mer du Nord au large de Dunkerque et de Bruges.

Nous pensions à cela, après avoir pris connaissance de l’ordre et fait un exercice de plongée près de Hogstean 3, tandis que l’U 9 tanguait dans la houle croissante. Les vagues déferlaient sans cesse au dessus du kiosque et, au bout de quelques minutes, nous étions trempés jusqu’aux os, malgré nos cirés. Dans l’après-midi, nous nous aperçûmes que le compas avait le mal de mer ! Dès lors, impossible de nous fier à lui. Les sondages nous montrèrent que nous avions dérivé de 50 milles 4 vers le Nord. Nous décidâmes de continuer, même sans compas, en nous dirigeant vers la terre d’après les étoiles et la direction des vagues ; dès que nous serions en vue des côtes des Pays-Bas, nous pourrions reprendre notre course en avant. Le baromètre montait ; le temps allait sans doute s’améliorer et le compas retrouver son équilibre.

3 Bouée au large d’Héligoland.

4 Le mille marin vaut exactement 1852 mètres. Une méthode commode pour convertir les milles en kilomètres consiste à multiplier la distance en milles par deux puis à ôter 10 %.

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Un sous-marin en surface par gros temps (d’après un tableau de Willy Stöwer).

C’était la fin de l’après-midi ; le soleil était donc à peu près à l’Ouest. La Hollande se trouvait au Sud. Nous gouvernâmes de façon à avoir le soleil juste par le travers tribord ; les vagues nous venaient ainsi de 45 degrés par tribord arrière. Ainsi, nous pûmes faire route sans compas pendant le jour ; une fois la nuit venue, nous naviguâmes de façon à avoir toujours l’étoile polaire dans la direction de notre sillage. En vue de la côte, nous virâmes de bord et la longeâmes. Le lendemain, la houle nous venait de l’arrière, notre compas se rétablit.

Le 21 septembre, nous aperçûmes le feu de Ijmuiden 5 et la tâche lumineuse que Scheveningen 6 dessinait nettement dans l’obscurité du ciel. Nous voulions rester là pour la nuit et continuer notre croisière le lendemain au-delà du bateau-phare de la Meuse. La mer était toujours très agitée et il nous fut impossible de nous immobiliser sur le fond et d’y goûter un peu de calme pendant la nuit. Bien que nous eussions mesuré à la sonde une trentaine de mètres de profondeur, l’U 9 était tellement secoué sur le fond que, craignant des avaries et des voies d’eau causées par les chocs, nous revînmes le plus rapidement possible à la surface.

5 Port et capitale de la province de Hollande septentrionale aux Pays-Bas.

6 Station balnéaire à proximité de La Haye, dont elle forme aujourd’hui un quartier.

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La station balnéaire de Scheveningen survolée par un dirigeable avant guerre.

Mais, pour la deuxième fois pendant cette nuit là, nous fûmes réveillés en sursaut et dûmes plonger devant quelques bâtiments tous feux éteints, qui nous parurent être des destroyers anglais. Aussi Weddigen décida-t-il de naviguer en plongée le reste de la nuit. Nous pûmes ainsi dormir tranquilles pendant quelques heures. Le mauvais temps des derniers jours nous avait exténués : or, notre véritable croisière n’allait que commencer.

Dans la navigation en plongée, le sous-marin se maintient à une profondeur suffisante pour ne pas courir le risque de se faire éperonner par les navires de surface à fort tirant d’eau. Pour économiser le courant, on réduit la vitesse le plus possible, sans cependant que le bateau cesse de rester sensible à l’action des barres de plongée. Tout dort dans le sous-marin, excepté les hommes de veille, au poste central. On n’entend que le léger bourdonnement des moteurs électriques, et, par intervalles, le bruit produit par le changement de position d’une des barres ou par la mise en marche de ventilateurs. C’est, pour l’équipage, lorsque la tempête fait rage et l’a bien secoué, sans arrêt, à la surface, le plus agréable repos physique et moral.

Lorsque nous émergeâmes, le matin de cette journée mémorable du 22 septembre, nous eûmes une bonne surprise : le ciel s’était éclairci ; la visibilité était excellente et la mer beaucoup moins agitée, bien qu’encore assez houleuse. Nous nous trouvions à 22 milles O.N.O. de Scheveningen. A 5 h. 45, heure de l’Europe Centrale, peu avant le lever du soleil, nous vidâmes les ballasts, puis mîmes aussitôt les moteurs en marche pour recharger les accumulateurs qui avaient fourni le courant pendant la nuit. C’était mon tour de veille et j’observais l’horizon, tandis que Weddigen et notre maître-mécanicien Schön, se dégourdissaient les jambes sur le pont et se remplissaient les poumons d’air pur. Mais que cette fumée blanche des moteurs à pétrole était donc ennuyeuse ! Elle pouvait faire repérer l’U 9 de très loin, par la bonne visibilité de ce jour là, et elle me rendait mon service de veille très difficile. Aussi, je me mis à faire des zigzags, à très petite vitesse, pour pouvoir observer. A part quelques pêcheurs hollandais qui se livraient, très loin de nous, à leur occupation habituelle, il n’y avait rien en vue. Mais tout à coup, là-bas, dans la direction du bateau-feu de la Meuse, je vis apparaître dans mes jumelles, sur la ligne d’horizon, une flèche de mât longue et mince. Cela avait tout l’air d’un mât de navire de guerre. Allions-nous nous trouver en présence du premier des adversaires que nous réservait la guerre ? En apercevant tout à côté des nuages de fumée, je n’eus plus aucun doute. Je fis arrêter les moteurs à pétrole et prévenir Weddigen, qui venait de descendre pour le petit déjeuner. Il arriva immédiatement sur le kiosque et donna l’ordre de plonger. Bientôt, la mer se refermait sur nous.

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Le U 9 face à ses trois adversaires (carte postale allemande de propagande très irréaliste).

Malgré la forte houle, l’U 9 resta bien en main, à profondeur d’attaque. Nous mîmes le cap sur les nuages de fumée, en attendant de voir les bâtiments eux-mêmes apparaître au-dessus de l’horizon. Je me tenais dans le kiosque derrière le commandant et je faisais monter de temps en temps pour lui le périscope à la surface. Notre impatience se changea en joyeuse émotion, quand Weddigen s’écria : « Ce sont trois petits croiseurs à quatre cheminées ! » Mais ne nous trouvions-nous pas par hasard en présence de quelques-uns des nôtres ? Non, la chose était impossible. Je demandai au commandant la permission de courir au compartiment des lance-torpilles avant, pour faire préparer et armer les torpilles de réserve 7. Après quelques ultimes recommandations et conseils à mon équipe parfaitement entraînée des tubes avant, je revins aussi vite que possible dans le kiosque. Le commandant, tout ému et joyeux, me dit en me tapant sur l’épaule : « Ce sont trois croiseurs anglais du type Birmingham 8 ! » Nous nous regardâmes et je répondis : « Vengeons l’U 15 ! » Les Anglais avaient en effet annoncé depuis peu que le Birmingham avait abordé et coulé l’U 15 et cette perte, notre arme ne l’avait pas encore fait payer à la marine anglaise 9.

7 Rappelons que l’U9 ne partait au combat qu’avec une torpille engagée dans chacun de ces deux lance-torpille avant et ses deux lance-torpilles arrières, ainsi qu’une torpille de réserve pour chacun des lance-torpilles avant.

8 Croiseur léger lancé le 10 juin 1912. Bien qu’ayant le même nombre de cheminées que les navires repérés par l’U9, leurs silhouette aurait dû permettre de les distinguer du Birmingham, n’étaient les conditions de mer et l’excitation du combat.

9 le 9 août 1914, l’U15 avait fait surface dans le brouillard suite à une panne de moteur. Le HMS Birmingham, après avoir essayé en vain de le couler au canon, l’aborda et le coupa en deux avant qu’il n’ait le temps de plonger, faisant 23 victimes parmi les membres de l’équipage.

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La fin du U 15 illustrée dans The Illustrated War News du 19 août 1914 ; la représentation diffère grandement des circonstances réelles de la fin de ce sous-marin.

A partir de ce moment, chacun s’occupa, à bord, avec une activité fébrile. A une distance aussi rapprochée de l’ennemi, on ne sortait plus le périscope que pour quelques secondes, car son sillage d’écume aurait pu nous faire repérer. Mais tous, nous nous demandions si l’U 9 n’allait pas émerger au moment du départ de la torpille et quel effet aurait sur lui l’explosion de l’engin touchant le but. La première torpille chargée, lancée par un sous-marin en plongée, l’avait été peu de temps auparavant par l’U 21 contre le Pathfinder 10. Bien qu’à 1.200 mètres de distance, tout le sous-marin avait été, paraît-il, fortement ébranlé. L’opinion commune était qu’à une distance inférieure à 500 mètres on pouvait s’attendre à des avaries à l’avant du sous-marin et peut-être aux barres de plongée.

10 Croiseur de reconnaissance lancé le 16 juillet 1904. Ce fut le premier navire britannique coulé par un sous-marin allemand pendant le premier conflit mondial (5 septembre 1914).

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Photographie du Pathfinder tirée d’un journal anglais de l’époque.

Weddigen prit comme objectif le croiseur du milieu et donna l’ordre de tenir les tubes prêts à lancer.

Je lui rendis compte que tous les tubes étaient parés et lui demandai : « De quel tube comptez-vous vous servir ? » – « Tube 1, avant. »

Je dévissai aussitôt le chapeau de sûreté du bouton de mise à feu électrique du tube 1 et je tins le pouce à son contact, pour appuyer aussitôt l’ordre donné. De la main gauche, je faisais fonctionner la manette du moteur qui servait à hisser ou à rentrer continuellement le périscope.

Peu avant de commander « Feu ! », le commandant cria encore dans le poste central : « Aussitôt la torpille lancée, descendre à 15 mètres et s’y maintenir. Nous sommes sur l’ennemi ! »

A 7 h. 20 il commanda : « Hissez le périscope ! Tube 1, attention ! » Tout l’être tendu, chacun comptait les secondes.

– Tube 1, Feu ! Rentrez le périscope !

J’appuyai en même temps avec le pouce sur le bouton électrique en criant dans le porte-voix du compartiment avant : « Tube 1, feu ! », tandis que, de la main gauche, j’appuyais sur la manette du périscope pour le faire rentrer. Que se passa-t-il ? En pressant sur le bouton de mise de feu, je m’attendais à une fin immédiate, car, moi aussi, je m’exagérais les effets d’une torpille lancée à petite distance du but. Je regardais machinalement le manomètre de profondeur pour voir si nous n’allions pas faire surface, et je me cramponnais des deux mains au périscope. Comme on le voit, je n’étais encore qu’un débutant assez excité !

Nous entendîmes soudain un coup sourd et lointain, suivi d’un fracas sonore. Etait-ce le coup au but ? On cria : « Hurrah » à l’intérieur du sous- marin et, dans le kiosque, le même cri jaillit spontanément de nos gorges. Nous ne pouvions rien voir puisque nous étions à 15 mètres de profondeur, avec le périscope rentré.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, car nous n’étions qu’à 500 mètres du croiseur et la détonation retentit 31 secondes après le commandement de « Feu ! » C’était le temps qu’il avait fallu à la torpille pour atteindre le but et au bruit de l’explosion pour venir jusqu’à nous. Dès que nous nous fûmes rendu compte que notre bateau était intact et que les hommes de barre l’avaient bien en main, Weddigen donna l’ordre de remonter à profondeur d’attaque, pour voir ce qu’il advenait du croiseur torpillé. Je n’ai jeté qu’un très rapide coup d’œil dans le périscope sur ce premier adversaire ; l’arrière était déjà submergé, une épaisse fumée blanche s’échappait des quatre cheminées, l’éperon était un peu hors de l’eau, on mettait des embarcations à la mer. Le croiseur – c’était l’Aboukir 11 – le premier sur la liste de la flotte dressée par l’Amirauté anglaise – donna bientôt fortement de la bande et disparut dans les flots, entraînant avec lui la plus grande partie de son équipage, qui comptait 900 hommes environ. Cependant j’étais retourné dans le compartiment avant, où je m’occupais de faire recharger une torpille dans le tube 1. Cette opération se fit rapidement, comme à l’exercice.

11 Croiseur cuirassé de la classe Cressy, lancé le 16 mai 1900. Les navires de ce type, manœuvrés par un équipage de 760 hommes, était armé de deux canons de 233,7 mm, douze canons de 152 mm, 12 canons de 76 mm, 3 canons de 47 mm et trois tube lance-torpilles de 540 mm. Cette classe de navires était déjà obsolète au début du premier conflit mondial, mais n’en constituait pas moins une proie intéressante pour une arme sous-marine allemande qui devait encore faire ses preuves…

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La fin de l’Aboukir (en fait ce navire était le 2e de la ligne).

Nos cabines offraient un triste aspect. Tout ce qui se trouvait dans le poste des sous-officiers et dans la chambre du commandant avait été jeté en désordre vers l’arrière au moment de l’attaque, car il fallait faire de la place pour que l’on pût engager la torpille de réserve dans le tube. Au milieu de tout cela, une partie de l’équipage courait vers l’avant ou vers l’arrière au commandement des hommes de barre, pour maintenir, par leurs poids, le bateau horizontal. A la barre de plongée arrière, qu’on manoeuvrait à bras, travaillait le second-maître navigateur lui-même. Le maître-mécanicien, venu pour lui donner un coup de main, dut le remplacer pendant quelque temps, car il était à bout de forces. Tous les hommes qui n’étaient pas aux tubes ou à la machinerie étaient chassés sans arrêt d’un bout à l’autre du sous-marin par les commandements : « Tous à l’avant ! – Tous à l’arrière ! » Aussi, au bout d’une heure n’en pouvaient-ils plus, car ils savaient d’ailleurs que leur existence était en jeu. Lorsque la culasse du tube 1 avant fut refermée, je regagnai rapidement le haut et rendis compte : « Tube 1 rechargé et paré ! » Weddigen était déjà passé à l’attaque du deuxième adversaire. Je dus donner moi aussi un rapide coup de périscope et j’aperçus le croiseur, qui avait stoppé. Il était en train de mettre des embarcations à la mer ; on faisait, sur la passerelle, des signaux par pavillons. A la corne flottait dans le soleil du matin le pavillon de guerre anglais. Les canons étaient braqués en éventail, et l’on voyait à côté d’eux, les servants dans leurs treillis blancs. Si nous émergions à ce moment, notre compte était réglé.

Me détournant du périscope, je dis au commandant : « Ce ne sont pas des petits croiseurs mais bien des croiseurs-cuirassés. Le navire a des tourelles doubles, j’en suis absolument certain. » Weddigen ne le croyait pas, mais décida cependant de lancer cette fois-ci deux torpilles : si c’était un croiseur-cuirassé, nous serions plus sûrs de le couler. Il recommanda encore aux hommes de barre de s’appliquer à ne pas nous faire émerger et, au moment du lancement, à ne pas prendre de pointe négative. A 7 h. 55, trente cinq minutes après le torpillage du premier croiseur, j’envoyai coup sur coup, au commandement de Weddigen, les deux torpilles avant.

– Rentrez le périscope ! ». Nous descendons à 15 mètres et Weddigen fait faire aussitôt marche arrière d’une hélice. Etonné, je lui demandai la raison de cette manœuvre. « C’est que nous pourrions bien lui rentrer dedans ! » me répondit-il. Au même moment nous entendîmes deux détonations : les deux torpilles avaient atteint le but ! La distance était d’environ 300 mètres. Sous l’action d’une des hélices en marche arrière, nous décrivîmes un très grand cercle, qui nous éloigna du Hogue 12, non sans que notre périscope eût presque frôlé son flanc.

12 Croiseur cuirassé de la classe Cressy lancé le 13 août 1900.

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Le Hogue.

Au tour du troisième, maintenant. La dernière torpille fut engagée dans un tube avant et il nous restait toujours nos deux torpilles arrière à lancer. Une légère détente, bien naturelle, succéda, dans le poste central, à la tension nerveuse ; le second-maître navigateur demanda dans le porte-voix : « Commandant, combien de temps cela va-t-il encore durer ? » et le maître-mécanicien ajouta : « il faudra bientôt s’arrêter ; les accumulateurs sont presque à plat. » C’était exact ; nous avions navigué en plongée toute la nuit et à peine avions nous commencé à recharger les accumulateurs que nous avions été forcés de nous immerger à nouveau. Il ne fallait pas oublier que, pour lancer les moteurs à pétrole en vue du retour, 800 ampères nous étaient encore nécessaires.

Mais Weddigen tint bon et il manoeuvra pour attaquer le troisième croiseur. Toute la tragédie qui se jouait là-haut : ces hommes essayant de se sauver à la nage, ces canots retournés et ces épaves auxquelles des malheureux se cramponnaient nous émouvaient douloureusement. Aussi, dans le kiosque, nous efforcions-nous de nous raidir contre ces sentiments d’humanité en nous répandant en invectives contre les Anglais qui avaient excité l’Europe contre nous et qui venaient encore de nous jeter les Japonais sur le dos 13.

13 Le Japon avait déclaré la guerre à l’Allemagne le 23 août.

A 8 h. 20 – juste une heure après le lancement de notre première torpille, nos deux torpilles arrière quittèrent coup sur coup l’U 9. Il y eut un long moment pendant lequel nous n’entendîmes rien. Nous nous disions déjà, tout désappointés : « Raté ! », lorsque nous perçûmes une détonation sourde : la deuxième torpille avait dû manquer la cible, car, du navire, on avait aperçu les sillages et poussé aussitôt les machines « à toute vitesse ».

Enthousiasmés, nous criâmes tous : « Hurrah ! » Nous étions cette fois, incontestablement, les vainqueurs ! Nous ne plongeâmes pas à 15 mètres, pour pouvoir observer dans le périscope notre victime, qui ne sembla pas, tout d’abord, accuser le coup.

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Le croiseur Cressy.

Weddigen décida de lancer encore notre dernière torpille pour achever le croiseur. Elle quittait le tube à 8 h. 35 et faisait jaillir contre le flanc du Cressy 14 une haute colonne de fumée noire, suivie d’une immense et blanche gerbe d’eau. Elle avait bien frappé le but. Le géant aux quatre cheminées s’inclina lentement, mais irrésistiblement sur bâbord. Nous vîmes des grappes humaines grimper, telles de noires troupes de fourmis, sur le flanc, puis sur la quille immense et plate, avant de disparaître dans les flots. Triste spectacle pour un marin !

14 Croiseur cuirassé britannique lancé le 4 décembre 1899. La classe qui porte son nom comprenait aussi le Sutlej, l’Aboukir, le Hogue, le Bacchante et l’Euryalus. Le lecteur aura remarqué non sans malice que les trois navires que l’U 9 envoya par le fond portent le nom de défaites françaises…

Notre mission était remplie ; il nous fallait maintenant rentrer chez nous au plus vite, car nous n’avions plus de torpilles et le courant électrique ne pouvait plus suffire que pour une plongée de courte durée. Nous mîmes donc le cap au nord pour sortir de ce champ d’épaves et nous émergeâmes une vingtaine de minutes après. Pendant tout ce temps, Weddigen permit à une partie de l’équipage d’observer dans le périscope la fin du dernier croiseur.

Après avoir vidé les ballasts, à 8 h. 50, nous ne vîmes plus trace d’ennemis ; la mer s’était refermée sur les trois croiseurs. Nous aperçûmes encore au loin quelques pêcheurs hollandais qui à toutes voiles fuyaient ces sinistres parages. Le temps était radieux et la houle avait sensiblement molli nous mîmes les quatre moteurs en marche et je repris la veille, car le second-maître navigateur était à bout de forces. D’ailleurs, je me sentais encore si énervé, que je n’avais nulle envie de descendre à l’intérieur. Il était certain que, dès le torpillage du premier croiseur, les Anglais avaient appelé par T.S.F. des destroyers de la Tamise, qui pouvaient surgir d’un moment à l’autre.

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Les destroyers britanniques Peterel et Bullfinch, lancés en 1901 et utilisés au début de la première guerre mondiale.

Pour tromper l’ennemi, je fis route au Nord-Ouest tant que nous fûmes en vue, puis je mis le cap au Nord-Est sur les côtes de Hollande. C’est seulement dans l’après-midi que fut signalé le premier destroyer. Il ne nous aperçut pas, contre le rivage, et fonça à toute allure dans la direction de Terschelling 15. Après avoir navigué un moment en demi-plongée, nous remontâmes bientôt en surface. Chose curieuse : par cette excellente visibilité, on ne voyait que l’avant et la passerelle des destroyers qui disparurent à l’horizon vers le Nord. Ces faux-frères allaient à une telle vitesse que la poupe était comme aspirée par le tourbillon de l’hélice, et qu’on ne distinguait, à cette grande distance que le gaillard d’avant soulevé hors de l’eau. Nous fûmes enchantés de les voir si rapides, car nous les perdîmes très vite de vue.

15 Ile de la Frise néerlandaise.

Peu à peu, nos nerfs se calmèrent, et l’entrain revint. Cependant, nous ne nous rendions pas bien compte encore de l’importance de notre succès, quand, réunis pour le repas de midi dans le carré, nous trinquâmes avec les trois coupes d’argent que j’avais apportées à bord, lors de notre départ précipité de Kiel.

Je fus relevé de veille, à 18 h. 30, par le second-maître navigateur et je lui dis, en lui montrant l’horizon obscurci par un grain qui venait vers nous, que l’on pouvait s’attendre à voir déboucher de cette direction les destroyers retournant à leur base. Je descendis ensuite et m’allongeai sur ma couchette, mais je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Tout à coup, on cria à travers tout le bâtiment : « Aux postes de plongée ! » (J’ai déjà dit que nous n’avions pas de sonnerie d’alerte) et chacun bondit à son poste. Comme nous étions encore quelque peu énervés et que nous ne nous attendions pas à cette alarme, la manœuvre n’alla pas tout droit dans la précipitation générale, d’autant plus que le second-maître navigateur, rentré le dernier, avait dit en fermant le capot : « Le destroyer est sur nous ! » Et cela, avec la lenteur de l’immersion…

Weddigen fit ouvrir les ballasts centraux, ce qui alourdit d’un coup l’U 9, qui alla heurter violemment de l’arrière le fond de la mer. Nous ressentîmes un choc, mais nous étions hors de danger. Nous remîmes d’abord tout en ordre dans le sous-marin, puis nous remontâmes prudemment pour pouvoir donner un coup de périscope ; nous vîmes le destroyer croiser à petite allure dans nos parages. Nous regrettions bien de ne plus avoir de torpilles. Mais que faire ? nous ne pouvions pas naviguer longtemps en plongée, car nos accumulateurs n’étaient pas suffisamment rechargés ; et puis, nous étions tous exténués. Nous décidâmes alors de passer la nuit sur le fond et nous y posâmes l’U 9, délicatement cette fois. La situation pouvait, il est vrai, devenir critique le lendemain matin, si un destroyer continuait à nous empêcher de venir en surface. Pendant longtemps encore, nous entendîmes le vrombissement de l’ennemi aux aguets.

Le 23 septembre, à l’aube, le périscope de l’U 9 traça un mince sillage d’écume à la surface de la mer, unie comme un miroir, et fit un tour d’horizon. Rien en vue. Une journée resplendissante s’annonçait. A 5 h. 35, le kiosque et la superstructure émergèrent et les quatre moteurs furent mis en marche ; nous continuâmes à faire route vers notre base, à la vitesse de 12 nœuds. Nous dressâmes les mâts de T.S.F. et ressoudâmes les fils de l’antenne arrachés par le mauvais temps les derniers jours. Nous nous mîmes ensuite en communication avec le croiseur de surveillance de l’embouchure de l’Ems, l’Arkona 16. Notre poste de T.S.F. n’était pas assez puissant pour nous faire communiquer avec le Hamburg 17 mouillé sur la Jade. Nous envoyâmes le message : « L’9 a envoyé par le fond, avec six torpilles, le 22 septembre, entre 6 et 9 heures, dans le carré 117 a, nombre à ajouter : 6, trois bâtiments de guerre anglais, probablement des croiseurs-cuirassés de la 3me escadre. »

16 Croiseur léger de la classe Gazelle lancé le 22 avril 1902 ; depuis le début de la guerre il est affecté à la protection de l’embouchure de l’Ems.

17 Croiseur léger lancé le 25 juillet 1903.

Nous pensions que les navires coulés étaient du type Kent (9.900 tonnes) 18, car ils nous avaient paru assez petits dans notre périscope à un oculaire.

18 Croiseur cuirassé de la classe Monmouth lancée le 6 mars 1901.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le croiseur cuirassé Kent, qui avait en fait une cheminée de moins que les navires de la classe Cressy.

En approchant de l’Ems, vers 7 h. 30, nous aperçûmes un épais nuage de fumée. Etait-ce encore un destroyer ennemi ? Non, c’était un allemand qui passa tout près de nous et dont l’équipage poussa trois « hurrahs » enthousiastes pour l’U 9. On nous cria aussi les noms des navires coulés, qu’on avait appris par la Hollande. Nous sûmes ainsi que nous avions envoyé par le fond les trois croiseurs-cuirassés Aboukir, Hogue et Cressy, déplaçant ensemble 36.000 tonnes. C’étaient, à cette date, les victimes les plus importantes de la guerre sur mer.

Un rapport anglais a relaté ainsi les événements : « Rotterdam, 28 septembre. – Le Commandant Bretam Nicholson, du croiseur Cressy, qui a été torpillé, a fourni le rapport officiel ci-après sur la perte des trois croiseurs anglais :

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

La fin du Hogue telle que représentée dans un journal allemand de propagande.

Alors que l’Aboukir patrouillait le 22 septembre au matin, il reçut, à 6 h. 25, une torpille à tribord. Le Hogue et le Cressy mirent à la cape et se placèrent, le Hogue vers l’avant et le Cressy à 400 yards 19 environ à bâbord. Dès que l’on vit que l’Aboukir menaçait de couler bas, toutes les embarcations du Cressy furent amenées, ainsi que la chaloupe à vapeur, qui n’était pas sous pression. Au moment où plusieurs canots chargé de rescapés de l’Aboukir se dirigeaient vers le Cressy, le Hogue fut touché, probablement sous la soute aux obus de 234 mm., à l’arrière, car une explosion formidable retentit immédiatement après la première. Le Hogue venait à peine d’être torpillé, que l’on aperçut de notre bâtiment un périscope à 300 yards environ par bâbord. On ouvrit aussitôt le feu et on fit donner aux machines leur maximum, pour éperonner le sous-marin. Notre canonnier Mr Dogherty a déclaré qu’il était certain d’avoir touché le périscope et que le sous-marin avait accusé le coup en laissant émerger le kiosque, qui fut lui aussi atteint ; là-dessus, le sous-marin a dû couler. Mais, d’après un officier qui se tenait à côté du canonnier, l’obus n’aurait fait que toucher un des nombreux débris de bois qui flottaient à la surface. Cependant, les matelots qui se trouvaient sur le pont ont eu, eux aussi, l’impression que le sous-marin fut atteint, car ils poussèrent des cris de joie et battirent des mains. En tout cas, aucune torpille ne fut lancée par ce sous-marin contre le Cressy. Le commandant Johnson manoeuvra alors de façon à pouvoir secourir les équipages du Hogue et de l’Aboukir. Environ cinq minutes plus tard, on signala du Cressy un autre périscope à tribord et on ouvrit le feu. Le sillage de la torpille lancée par le sous-marin à une distance de 500 à 600 yards fut nettement visible. Elle nous frappa par le travers de la passerelle arrière, à tribord. Le navire s’inclina de ce côte de 10 degrés environ, mais il continua à flotter dans cette position. Il était 7h.15. Cloisons étanches, panneaux de descente, etc… tout était bien fermé au moment où la torpille nous toucha. Les tables, les chaises et tout les objets en bois que l’on avait sous la main avaient été jetés par-dessus bord pour que les naufragés pussent s’y cramponner. Une deuxième torpille lancée par un sous-marin manqua son but et passa à 20 pieds environ de notre poupe. Un quart d’heure après l’explosion de la première torpille, une troisième torpille d’un sous-marin nous atteignit à tribord dans la 5me chambre de chauffe. Il était 7h.30. Le navire donna rapidement de la bande et finit par chavirer, la quille en l’air. Il resta ainsi 20 minutes et à 7h.55, il disparut dans les flots. Une grande partie de l’équipage fut sauvée, grâce aux cibles mouvantes qui avaient été jetées à la mer. La deuxième torpille qui frappa le Cressy passa au-dessus de la coque de l’Aboukir qui sombrait et il s’en fallut de peu qu’elle ne la touchât. Il est possible que les trois torpilles lancées contre le Cressy ne l’aient été que d’un seul sous-marin. L’attitude des équipages fut splendide. » 20

19 Le yard vaut 0,9144 mètres.

20 En le comparant au récit de Johannes Spiess on voit que ce rapport en diffère dans les détails, ce qui s’explique assez facilement du fait de la confusion et de l’émotion du combat.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Carte postale allemande de propagande représentant l’exploit du U 9 de façon toujours aussi irréaliste...

Nous poursuivîmes notre route en direction d’Héligoland. Après avoir été encore salués par un torpilleur qui nous avait croisés, nous entrâmes dans le bassin des sous-marins, à 14 heures, par un temps magnifique. Tous nos camarades se trouvaient sur le môle avec une musique. Dans le port, les bâtiments avaient arboré leur pavillon au grand mât. Trois « hurrahs » retentirent de la corne sud-ouest de la falaise, où s’étaient rassemblés les garnisons des ouvrages fortifiés.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Vue d’artiste de Héligoland ; le bassin des sous-marins se trouvait sur le polder au bas de l’image.

Dans l’après-midi, nous reçûmes un télégramme du Chef Suprême des Armées 21, qui conférait à notre commandant la croix de fer de 1re classe et de 2e classe et à tout l’équipage la croix de fer de 2e classe.

21 Le Kaiser en personne.

Mais le lendemain surtout, on nous fit, sur la Jade, une réception grandiose. Ce fut un véritable triomphe. On avait annoncé par T.S.F. notre départ pour Wilhelmshaven ; d’ailleurs, nous étions facilement reconnaissables au grand 9 peint en blanc à l’avant de notre bâtiment. Tous les équipages des grands navires et des torpilleurs devant lesquels nous passâmes avaient été appelés sur le pont et ils poussaient trois « hurrahs » en notre honneur, parfois avec musique. Du vaisseau-amiral Friedrich der Grosse 22, on nous fit signe d’accoster et nous remîmes notre journal de bord. Le chef de la flotte, Son Excellence von Ingenohl 23, nous félicita du haut de la plage arrière et nous accorda le droit de faire peindre une croix de fer sur notre kiosque.

22 Cuirassé de la classe Thuringen lancé le 10 juin 1911.

23 Gustav Heinrich Ernst Friedrich von Ingenohl (1857-1933) était chef de la Flotte impériale de haute mer depuis le 30 janvier 1913. De 1904 à 1906 puis de 1907 à 1908 il avait commandé le yacht impérial Hohenzollern.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le retour triomphal de l’U9.

Lorsque, après avoir passé les écluses, nous nous amarrâmes dans le bassin des torpilleurs de Wilhelmshaven, nous étions tous sans voix à force d’avoir répondu au « hurrahs » ininterrompus. On nous apporta des monceaux de télégrammes de félicitations.

Notre succès avait un retentissement énorme dans le monde entier. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que des gens du métier comme l’aide de camp du conducteur des sous-marins n’avaient pas voulu croire tout d’abord à la nouvelle apportée par notre message radio. 24

24 Johannes Spiess Six ans de croisière en sous-marin (Payot ; Paris, 1929) pp. 45-61.

Un exploit comme celui de l’U9 ne pouvait manquer de venir alimenter la propagande de guerre allemande et de multiples cartes postales furent éditées pour la célébrer. A titre d’exemple, je ne retiendrai que celle qui suit, rappelant dans des vers de mirliton navalisés (composés par un certain Adolf Schmitt) cette journée exceptionnelle du 22 septembre 1914. Elle était vendue au profit de l’Association de Soutien aux Vétérans Allemands.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Un jour, pareil à l'acier !

pas au fer cliquetant !

Trois puissantes cuirasses !

un son gémissant !

Un bras d'acier !

claquement et déchirure !

Trois esquilles appartenant au trône

régnant sur les mers !

 

Trois esquilles ? Non ! trois vigoureux copeaux

Face d'os 25 ! un cri bouleversant !

Trois cuirassés ! trois bateaux de fer !

Trois torpilles luisantes et puis plus rien

25 Knochengesicht se traduit littéralement par « face d’os » ; peut-être s’agit-il d’une sorte de juron du cousin germain du capitaine Haddock...

 

Une ombre sombre ! un éclat mat !

Un équipage allemand sur la route de la mort !

Trois coups rapides !  une plongée brutale !

Salut Vicking, Salut Hanse 26, c'est à votre manière.

26 Rappels des figures anciennes de la mythologie navale allemande.

 

Aidez nous comme nous aidons les vétérans.

Association de soutien aux vétérans allemands.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

L’équipage du U9 posant pour la postérité.

Ainsi, en un peu plus d’une heure, un petit sous-marin armé par 29 hommes avait envoyé par le fond trois croiseurs britanniques et tué 1459 marins. Il est vrai que l’on en était encore au tout début de la guerre sous-marine et qu’il avait profité du fait qu’après chacun de ses coups au but, les navires de surface avaient arrêté leurs machines pour porter assistance aux survivants. L’amirauté anglaise prendra donc rapidement des mesures pour interdire aux grands navires de surface de stopper en pleine mer pour aider les naufragés, laissant ce soin aux petites unités.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

De nouveau, je dois remercier Franck Sudon pour ses talents de traducteur.

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6 juillet 2012 5 06 /07 /juillet /2012 21:10

 

 

 

3-copie-15

Carte postale dédicacée de Manfred von Richtofen en uniforme de uhlan – les aviateurs n’ayant alors pas d’uniforme spécifique portaient la tenue de leur arme d’origine. On distingue à son col la croix « Pour le Mérite » et sur sa poitrine le macaron de pilote sous la Croix de fer (dont il porte le ruban à la boutonnière).

 

Plus le premier conflit mondial trainait en longueur en sombrant dans la routine des massacres de masse, plus la propagande de tous les belligérants cherchait des héros dont les vertus chevaleresques pouvaient être mises en valeur dans le but de soutenir le moral des combattants et des populations. Les aviateurs, jeunes gens pilotant des mécaniques de pointe, répondaient pleinement à cet objectif en donnant de la guerre l’image d’un sport de gentlemen. Ainsi naquit le mythe des as. Lee Kennett remarque d’ailleurs dans La première guerre aérienne (Economica ; Paris, 2005), p. 164 :

Les allemands furent probablement les premiers à attirer l’attention du public sur l’aviateur, et le Kaiser lui-même joua un rôle important ; les décorations, les lettres personnelles, et les portraits dédicacés qu’il adressait aux jeunes officiers aviateurs ayant le rang de lieutenant ou de capitaine, furent largement commentés par les journaux.

 

3-copie-16

Le Kaiser en visite dans une unité d’aviation ; le premier personnage à gauche au premier plan est l’as Werner Voss (1897-1917) qui était crédité de 48 victoires au moment de sa mort.

 

Du côté des puissances centrales, le plus grand de tous ces as fut sans conteste Manfred von Richthofen, dont la renommée était telle que Guillaume II en personne exprima à la fin du mois d’avril 1917 le désir de le voir. Je laisse maintenant la plume au rittmeister qui a su rapporter avec beaucoup de verve dans son argot d’aviateur la rencontre qui s’ensuivit (Le corsaire rouge, Payot, 1932 ; pp. 112-116 1).

1 Ce passage est explicitement présenté comme issus de « papiers laissés par Richthofen », ce qui explique peut-être certaines erreurs dans le texte.

Le 1er mai 1917, je pris congé de mon escadrille et me rendis au Grand Quartier Général par la voie des airs. J’étais installé à l’arrière comme Franz 2. Cologne fut notre premier arrêt. C’était la première fois que j’allais chez moi en permission depuis que j’ai été décoré de l’ordre « Pour le Mérite » 3 et que je me suis fait un nom. Aussi étais-je très gêné d’être le point de mire de tout ce monde. En descendant à Cologne, je vis la foule qui regardait notre machine avec une stupéfaction mêlée de respect, mais je m’aperçus bientôt que ces regards admiratifs s’adressaient à moi, et m’y habituai.

2 Dans l’aviation allemande, le pilote était traditionnellement surnommé « Emil » et l’observateur « Franz ».

3 Manfred von Richthofen avait été promu le 12 janvier 1917 à la suite de sa 16e victoire.

Au bout d’une heure d’arrêt, nous repartîmes pour Kreuznach 4. Là, tous les aviateurs attachés au général commandant les forces aériennes, le Kogen 5 me firent une chaleureuse ovation. Je les connaissais presque tous du B.A.O. et du B.A.N. 6, et fus présenté à tout le monde. On m’offrit des fleurs et je fus accueilli par des hourras frénétiques. J’eus l’impression que là-haut, dans la grande fabrique de ferblanterie, on prenait part à l’existence et aux succès de chacun, et qu’on n’était pas considéré comme de simple numéro.

4 Bad Kreuznach, cité thermale et vinicole du Palatinat. A partir de janvier 1917, nombre de bâtiments y furent réquisitionnés pour servir de quartier général impérial ; le 19 décembre de la même année, le Kaiser y recevra le général ottoman Mustapha Kemal.

5 Abréviation familière pour Kommandirande General. Depuis octobre 1916 le général Ernst von Hoeppner (1860-1922) commandait le tout nouveau Luftstreikräfte.

6 Les Brieftauben Abteilung étaient des unités de bombardement regroupant 6 escadrilles et directement rattachés à l’OHL (Haut commandement de l’armée) ; il en existait 2 : Brieftauben Abteilung Ostende (BAO) et Brieftauben Abteilung Metz (BAM et non BAN). Manfred von Richthofen avait servi dans chacun d’eux.

 

18-copie-1

Bague de cigare à l’effigie du maréchal Hindenburg.

 

Le lendemain, je devais me présenter à Hindenburg et à Ludendorff.

Pendant ses heures de réception, Hindenburg était ordinairement assailli par une foule de civils et de gens en uniforme, de sorte que je ne pus lui parler que fort peu.

Ayant dû attendre une heure dans l’antichambre de Ludendorff, j’eus l’occasion d’observer combien cet homme était occupé. Il y avait dans cette pièce une quantité de personnages importants et haut placés. A côté de Ballin 7, un officier de l’état-major général avec un gros paquet de documents ; puis le ministre des Affaires étrangères Bethmann 8 s’était fait annoncer, et Helfferich 9 venait de partir. Une quantité de généraux attendaient une audience, et je venais après.

7 Albert Ballin (1857-1918), directeur de la compagnie transatlantique Hambourg-America (HAPAG).

8 Theobald von Bethmann-Holweig (1856-1921) était en fait chancelier d’Empire depuis la 14 juillet 1909 ; c’est Arthur Zimmermann (1864-1940) qui occupait alors le poste de secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères.

9 Karl Theodor Helfferich (1872-1924) était secrétaire d’Etat à l’Intérieur.

 

34

Timbre de propagande avec le portrait du Kaiser entouré par ceux de Bethmann-Hollweg et d’Helfferich.

 

Au bout d’une heure, l’adjudant de service me fit signe et m’introduisit. Ludendorff se leva et me donna la main, il ne me dit pas : « Comment allez-vous ? vous êtes gros et gras ! » mais me désigna un siège et me demanda : « Comment marche à présent l’aviation près d’Arras ? » Je commençai à lui parler et m’embarquai dans une conversation sans intérêt militaire bien important. Il me coupa simplement la parole et se mit à causer des questions dont je venais de lui faire mention. Je remarquai aussitôt qu’il se plaçait au point de vue général. Lorsqu’il eut appris ce qu’il voulait savoir du fonctionnement de l’aviation de notre principal front de combat d’Arras, il me congédia rapidement. J’en étais bien content, car je me sentais mal à l’aise devant cet homme si sérieux, si compétent et si positif.

 

7-copie-6

Bague de cigare à l’effigie du général Luddendorff.

 

Le soir du 2 mai, Hindenburg était invité pour une fête au Kogen. Ludendorff fit une apparition. J’étais à droite de Hindenburg ; à table il fit un discours en mon honneur, et ce qu’il disait me flattait. Dans le courant de la conversation, il me demanda, de son air bienveillant et paisible qui donne confiance : « Dites-moi, Richthofen, avez-vous aussi été cadet ? » Je lui racontai que j’avais commencé ma carrière militaire à la 2compagnie à Wahlstatt, à la chambrée 6, et le vieux général répondit : « Moi aussi j’ai commencé à jouer au soldat à la chambrée 6, et je lui ai envoyé mon portrait en souvenir. »

 

1-copie-31

 

Ecole des cadets de Wahlstatt

Bâtiments et cachet de papier de l’école des cadets de Wahlstatt.

 

A midi, le jour suivant, j’étais chez l’empereur. Tout s’est passé comme je me le figurais. Je ne pense pas que je saurais tenir le rôle d’aide de camp, et pourtant le comte Dohna s’en tire, bien que je l’imagine très semblable à moi.

L’empereur s’entretint, après déjeuner, environ une demi-heure avec moi. La conversation ne porta que sur un point, les canons contre-avions.

 

3-copie-17

Guillaume II en conversation avec Manfred von Richtofen, la tête bandée après sa blessure à la tête de juillet 1917.

 

Le soir j’étais de nouveau invité chez Hindenburg. Il y avait autour de la table huit chevaliers de l’ordre « Pour le Mérite ». Je n’en verrais sans doute plus jamais autant réunis, à moins que la guerre ne dure assez longtemps et que cet ordre soit abaissé au rang de la E.K. II 10.

10 Eiseners Kreuz (Croix de fer) de deuxième classe. Ayant été distribuée à plusieurs millions d’exemplaires depuis le début de la guerre, cette décoration avait perdu une partie de son prestige.

L’après-midi du lendemain je me trouvai chez l’impératrice. J’éprouvais la même impression qu’auprès de Hindenburg ; j’avais devant moi une aimable vieille dame, qui me faisait l’effet d’être une vieille tante, ou ma propre grand’mère, et auprès de laquelle on oublierait facilement qu’elle est impératrice.

Le 10 juin, je me rendis auprès du Kogen.

 

1-copie-32

Le roi Ferdinand Ier de Bulgarie (de face en uniforme allemand) et l’empereur Guillaume (en uniforme bulgare) au Grand Quartier Général.

 

Le même jour, le roi des Bulgares 11 était au Quartier Général, et j’eus l’occasion de lui être présenté pendant une visite à l’empereur. C’est un homme très grand, d’aspect imposant, avec un nez d’aigle fortement busqué, et un visage très intelligent. Tout ce qu’il dit est intéressant. Il s’entretint longuement avec moi, me questionnant sur les combats aériens, et je dois dire que j’ai été étonné de voir, jusqu’à quel point il était au courant des choses de mon métier. J’ai rarement trouvé auprès des officiers de l’active, lorsqu’ils n’étaient pas aviateurs, une connaissance aussi approfondie de tout ce qui touche à l’aviation. Je ne crois pas qu’il s’était préparé à cette conversation, ou qu’on l’ait documenté peu de temps auparavant, mais je suppose, au contraire, qu’en tout il a une vue claire des choses.

11 Ferdinand Ier (1861-1948) prince puis roi de Bulgarie. Le 3 octobre 1918, il dut abdiquer en faveur de son fils aîné Boris III.

 

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Ferdinand Ier et son fils aîné Boris (1894-1942) en visite sur le front.

 

Son second fils 12 me plut, il semblait presque un enfant, n’avait certes pas plus de dix-sept à dix-huit ans. Il s’intéressait aux machines et paraissait connaître l’Albatros D III 13. C’est le père qui m’a fait la meilleure impression de toute la famille.

12 Cyrille, prince de Preslav (1895-1945). A l'époque de cette rencontre, il avait 22 ans.

13 Chasseur monoplace entré en service en décembre 1916, son plan d’aile inférieur trop fragile avait tendance à se rompre en vol. Manfred von Richthofen avait connu cette mésaventure le 24 janvier 1917 : « Pendant ce dernier combat, à 300 mètres de hauteur, une de mes ailes s’est brisée ; par un miracle extraordinaire, j’atteignis la terre sans aucun mal » (lettre à sa mère, 27 janvier 1917).

 

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L’albatros D III de Manfred von Richthofen.

 

La table de l’empereur était servie comme d’habitude dans deux salons. Placé entre le grand maréchal de la Cour 14 à ma droite, et le prince de Pless, je remerciai le prince de son invitation pour la chasse à l’aurochs, et m’entretins presque continuellement avec lui. Il me dit qu’il destinait son fils aîné 15 à l’aviation, ce que je considérais comme une résolution particulièrement grave, étant donné les dangers du métier.

14 Georg comte von Kanitz (1842-1922).

15 Hans Heinrich XVII von Hochberg (1900-1984), fils d’Hans Heinrich XV et de sa première épouse Mary Theresa Olivia Cornwallis-West, plus connue sous le nom de Daisy de Pless.

 

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A défaut d’auroch, Manfred von Richthofen lors d’une chasse à l’élan en Prusse orientale.

 

Lyncker père 16, le chef du cabinet militaire, a été tout à fait aimable avec moi. Son fils 17 lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Chaque geste, chaque trait du visage est pareil à celui de son père. Je ne l’ai connu que peu de temps, il était pour moi le modèle du soldat, vrai fils de son père.

Après le repas, le Bulgare s’entretint avec celui-ci, avec celui-là, et aussi avec le fils Falkenhayn. Il ne faisait pas mystère de ses opinions politiques. Plus tard, j’eus l’occasion de parler avec Bethmann, qui était invité comme nous. Le lendemain on me remit, de la part de Sa Majesté le roi des Bulgares, la croix de la Bravoure de première classe.

16 Général Moritz von Lyncker (1853-1932), il était devenu chef du cabinet militaire à la suite du trépas soudain du général Hülsen-Haeseler, dont nous avons rapporté les circonstances tragiques dans un précédent article (16 – Soirée tragique à Donaueschingen).

17 Bodo von Lyncker, né en 1894, avait suivi sa formation de pilote en même temps que Manfred von Richtofen. Il avait été abattu au-dessus de Gjewgjelü en Macédoine le 18 février 1917.

 

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Croix bulgare de la  Bravoure.

 

Le vieux prince de Pless 18 est une belle apparition, d’une stature élégante, bref un beau vieillard. Ses yeux brillent comme ceux d’un vieux chasseur, et, à cheval, il a grande allure. Il a toujours un charmant sourire sur les lèvres, n’a rien de hautain, bref, il fait la conquête de tout le monde. L’empereur le tient en grande estime. Ce qui m’a produit une impression particulière, c’est que cet homme de soixante-seize ans soit monté en avion avec Fritz Falkenhayn 19 pour un vol d’une heure et demie à travers la contrée. Il en était si enthousiasmé qu’en descendant il mit vingt marks dans la main de chaque mécanicien, et serait reparti sur-le-champ. C’est d’autant plus extraordinaire qu’on rencontre une masse d’hommes plus jeunes, chevaliers sans peur et sans reproche, qui ne se décideront jamais à grimper dans un appareil.

18 Hans Heinrich XV von Hochberg (1861-1938), 3e prince de Pless, était alors aide-de-camp du Kaiser. Lors de cette rencontre, le « vieux » prince avait en fait cinquante-six ans, et non soixante-seize comme il est écrit ; exagération de l’auteur ou erreur d’Ed. Sifferlen, traducteur aux éditions Payot ?

19 Fritz von Falkenhayn (1890-1973), fils du général Eric von Falkenhayn chef d’état-major de l’armée allemande de septembre 1914 à août 1916.

 

20 marks ; 2r

Reproduction d’une pièce de 20 marks-or. L’original, d’un diamètre de 22,5 millimètres pesait 7,965 grammes au titre de 900/1000.

 

Je causai encore avec la plupart des aides de camp présents, sans excepter Dohna, qui jusqu’à son troisième voyage sur la Möwe, continua son service d’aide de camp de l’empereur 20.

20 Nikolaus zu Dohna-Schlodien (1879-1956). Officier de marine, il servit pendant la première guerre mondiale sur le SMS Seeadler sous le commandement du légendaire lieutenant-capitaine von Luckner puis commanda le fameux croiseur auxiliaire SMS Möwe (ci-devant cargo bananier Pungo de l’Afrikanissche Fruchtkompanie) ; à son retour de campagnes au début de l’année 1917, il fut nommé en récompense de ses exploits aide-de-camp du Kaiser.

Je lui demandais si son poste lui convenait. Il sourit finement, et ce petit homme effacé me fit, au milieu de tous les autres, la meilleure impression ; visiblement, il n’était pas un courtisan, mais un soldat.

 

1-copie-35

Le comte zu Dohna.


Le comte Frankenberg 21, lui aussi, me plaisait infiniment, lorsque son visage de courtisan redevenait humain. Il me dit quelques paroles remarquables : « Rappelez-vous qu’autour de vous il y a des hommes, et rien que des hommes, avec une mentalité tout simplement humaine, du premier au dernier ». Ce qu’il me dit là me parut vrai.

21 Hans-Heydan von Frankenberg und Ludwigsdorf (1869-1946).

Le reste de la soirée se passa debout, car l’empereur ne s’assied jamais, ce qui rend sa société pénible aux vieux messieurs comme Hindenburg et Ludendorff, lorsqu’ils sont invités chez lui.

 

26

Soirée « debout » au Grand Quartier Général. Au premier plan, le Kaiser s’entretient avec Luddendorf, au second plan, Hindenburg est en conversation avec le Kronprinz ; derrière eux, adossé au chambranle, se tient le général von Lyncker.

 

A peine un an plus tard, Manfred von Richthofen était abattu dans des conditions qui sont encore aujourd’hui discutées. Tout comme son exceptionnel tableau de chasse (80 victoires homologuées), cette disparition prématurée à l’âge de 25 ans fit beaucoup pour la légende de ce moderne Achille qui préféra lui aussi une gloire précoce à une longue vie.

 

Corgi

Manfred von Richthofen (figurine de la marque britannique Corgi).

 


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