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22 septembre 2014 1 22 /09 /septembre /2014 17:19
75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Carte postale colorisée de l’U 9.

Il y a quelques mois de cela, je vous proposais un petit article sur les difficiles débuts des sous-marins allemands. Toutefois, en dépit de leurs faiblesses techniques, ceux-ci réussirent rapidement à prouver leurs qualités militaires. Aussi allons-nous célébrer aujourd’hui le centenaire de leur plus grand succès du début du premier conflit mondial, contre des navires de la flotte britannique assurant le blocus des côtes allemandes 1.

1 Pour les lecteurs peu habitués au vocabulaire maritime, rappelons que la poupe est l’avant du navire, la proue son arrière, tribord veut dire droite, bâbord gauche et que donner une pointe négative à un sous-marin signifie le faire plonger.

Nous venions de gagner le large, dans la mer du Nord, le 20 septembre, lorsque nous remarquâmes une forte houle venant de l’ouest. Le vent, son compagnon habituel, ne se fit pas attendre. L’ordre qui nous avait été remis sous enveloppe cachetée était ainsi conçu : « Se poster près du bateau-feu de West-Hinder 2 et attaquer tout navire de guerre ou transport ennemi dans ces parages. » Ainsi, nous devions jeter le trouble dans le transport de l’armée anglaise vers la Belgique. Lourde mission pour un bâtiment à pétrole que de rester longtemps aussi près du Pas-de-Calais et devant le port d’Ostende où débarquaient, croyait-on, les anglais. Les nuits suffisaient à peine au chargement des accumulateurs et on pouvait s’attendre à une forte réaction de l’ennemi.

2 Secteur de la mer du Nord au large de Dunkerque et de Bruges.

Nous pensions à cela, après avoir pris connaissance de l’ordre et fait un exercice de plongée près de Hogstean 3, tandis que l’U 9 tanguait dans la houle croissante. Les vagues déferlaient sans cesse au dessus du kiosque et, au bout de quelques minutes, nous étions trempés jusqu’aux os, malgré nos cirés. Dans l’après-midi, nous nous aperçûmes que le compas avait le mal de mer ! Dès lors, impossible de nous fier à lui. Les sondages nous montrèrent que nous avions dérivé de 50 milles 4 vers le Nord. Nous décidâmes de continuer, même sans compas, en nous dirigeant vers la terre d’après les étoiles et la direction des vagues ; dès que nous serions en vue des côtes des Pays-Bas, nous pourrions reprendre notre course en avant. Le baromètre montait ; le temps allait sans doute s’améliorer et le compas retrouver son équilibre.

3 Bouée au large d’Héligoland.

4 Le mille marin vaut exactement 1852 mètres. Une méthode commode pour convertir les milles en kilomètres consiste à multiplier la distance en milles par deux puis à ôter 10 %.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Un sous-marin en surface par gros temps (d’après un tableau de Willy Stöwer).

C’était la fin de l’après-midi ; le soleil était donc à peu près à l’Ouest. La Hollande se trouvait au Sud. Nous gouvernâmes de façon à avoir le soleil juste par le travers tribord ; les vagues nous venaient ainsi de 45 degrés par tribord arrière. Ainsi, nous pûmes faire route sans compas pendant le jour ; une fois la nuit venue, nous naviguâmes de façon à avoir toujours l’étoile polaire dans la direction de notre sillage. En vue de la côte, nous virâmes de bord et la longeâmes. Le lendemain, la houle nous venait de l’arrière, notre compas se rétablit.

Le 21 septembre, nous aperçûmes le feu de Ijmuiden 5 et la tâche lumineuse que Scheveningen 6 dessinait nettement dans l’obscurité du ciel. Nous voulions rester là pour la nuit et continuer notre croisière le lendemain au-delà du bateau-phare de la Meuse. La mer était toujours très agitée et il nous fut impossible de nous immobiliser sur le fond et d’y goûter un peu de calme pendant la nuit. Bien que nous eussions mesuré à la sonde une trentaine de mètres de profondeur, l’U 9 était tellement secoué sur le fond que, craignant des avaries et des voies d’eau causées par les chocs, nous revînmes le plus rapidement possible à la surface.

5 Port et capitale de la province de Hollande septentrionale aux Pays-Bas.

6 Station balnéaire à proximité de La Haye, dont elle forme aujourd’hui un quartier.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

La station balnéaire de Scheveningen survolée par un dirigeable avant guerre.

Mais, pour la deuxième fois pendant cette nuit là, nous fûmes réveillés en sursaut et dûmes plonger devant quelques bâtiments tous feux éteints, qui nous parurent être des destroyers anglais. Aussi Weddigen décida-t-il de naviguer en plongée le reste de la nuit. Nous pûmes ainsi dormir tranquilles pendant quelques heures. Le mauvais temps des derniers jours nous avait exténués : or, notre véritable croisière n’allait que commencer.

Dans la navigation en plongée, le sous-marin se maintient à une profondeur suffisante pour ne pas courir le risque de se faire éperonner par les navires de surface à fort tirant d’eau. Pour économiser le courant, on réduit la vitesse le plus possible, sans cependant que le bateau cesse de rester sensible à l’action des barres de plongée. Tout dort dans le sous-marin, excepté les hommes de veille, au poste central. On n’entend que le léger bourdonnement des moteurs électriques, et, par intervalles, le bruit produit par le changement de position d’une des barres ou par la mise en marche de ventilateurs. C’est, pour l’équipage, lorsque la tempête fait rage et l’a bien secoué, sans arrêt, à la surface, le plus agréable repos physique et moral.

Lorsque nous émergeâmes, le matin de cette journée mémorable du 22 septembre, nous eûmes une bonne surprise : le ciel s’était éclairci ; la visibilité était excellente et la mer beaucoup moins agitée, bien qu’encore assez houleuse. Nous nous trouvions à 22 milles O.N.O. de Scheveningen. A 5 h. 45, heure de l’Europe Centrale, peu avant le lever du soleil, nous vidâmes les ballasts, puis mîmes aussitôt les moteurs en marche pour recharger les accumulateurs qui avaient fourni le courant pendant la nuit. C’était mon tour de veille et j’observais l’horizon, tandis que Weddigen et notre maître-mécanicien Schön, se dégourdissaient les jambes sur le pont et se remplissaient les poumons d’air pur. Mais que cette fumée blanche des moteurs à pétrole était donc ennuyeuse ! Elle pouvait faire repérer l’U 9 de très loin, par la bonne visibilité de ce jour là, et elle me rendait mon service de veille très difficile. Aussi, je me mis à faire des zigzags, à très petite vitesse, pour pouvoir observer. A part quelques pêcheurs hollandais qui se livraient, très loin de nous, à leur occupation habituelle, il n’y avait rien en vue. Mais tout à coup, là-bas, dans la direction du bateau-feu de la Meuse, je vis apparaître dans mes jumelles, sur la ligne d’horizon, une flèche de mât longue et mince. Cela avait tout l’air d’un mât de navire de guerre. Allions-nous nous trouver en présence du premier des adversaires que nous réservait la guerre ? En apercevant tout à côté des nuages de fumée, je n’eus plus aucun doute. Je fis arrêter les moteurs à pétrole et prévenir Weddigen, qui venait de descendre pour le petit déjeuner. Il arriva immédiatement sur le kiosque et donna l’ordre de plonger. Bientôt, la mer se refermait sur nous.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le U 9 face à ses trois adversaires (carte postale allemande de propagande très irréaliste).

Malgré la forte houle, l’U 9 resta bien en main, à profondeur d’attaque. Nous mîmes le cap sur les nuages de fumée, en attendant de voir les bâtiments eux-mêmes apparaître au-dessus de l’horizon. Je me tenais dans le kiosque derrière le commandant et je faisais monter de temps en temps pour lui le périscope à la surface. Notre impatience se changea en joyeuse émotion, quand Weddigen s’écria : « Ce sont trois petits croiseurs à quatre cheminées ! » Mais ne nous trouvions-nous pas par hasard en présence de quelques-uns des nôtres ? Non, la chose était impossible. Je demandai au commandant la permission de courir au compartiment des lance-torpilles avant, pour faire préparer et armer les torpilles de réserve 7. Après quelques ultimes recommandations et conseils à mon équipe parfaitement entraînée des tubes avant, je revins aussi vite que possible dans le kiosque. Le commandant, tout ému et joyeux, me dit en me tapant sur l’épaule : « Ce sont trois croiseurs anglais du type Birmingham 8 ! » Nous nous regardâmes et je répondis : « Vengeons l’U 15 ! » Les Anglais avaient en effet annoncé depuis peu que le Birmingham avait abordé et coulé l’U 15 et cette perte, notre arme ne l’avait pas encore fait payer à la marine anglaise 9.

7 Rappelons que l’U9 ne partait au combat qu’avec une torpille engagée dans chacun de ces deux lance-torpille avant et ses deux lance-torpilles arrières, ainsi qu’une torpille de réserve pour chacun des lance-torpilles avant.

8 Croiseur léger lancé le 10 juin 1912. Bien qu’ayant le même nombre de cheminées que les navires repérés par l’U9, leurs silhouette aurait dû permettre de les distinguer du Birmingham, n’étaient les conditions de mer et l’excitation du combat.

9 le 9 août 1914, l’U15 avait fait surface dans le brouillard suite à une panne de moteur. Le HMS Birmingham, après avoir essayé en vain de le couler au canon, l’aborda et le coupa en deux avant qu’il n’ait le temps de plonger, faisant 23 victimes parmi les membres de l’équipage.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

La fin du U 15 illustrée dans The Illustrated War News du 19 août 1914 ; la représentation diffère grandement des circonstances réelles de la fin de ce sous-marin.

A partir de ce moment, chacun s’occupa, à bord, avec une activité fébrile. A une distance aussi rapprochée de l’ennemi, on ne sortait plus le périscope que pour quelques secondes, car son sillage d’écume aurait pu nous faire repérer. Mais tous, nous nous demandions si l’U 9 n’allait pas émerger au moment du départ de la torpille et quel effet aurait sur lui l’explosion de l’engin touchant le but. La première torpille chargée, lancée par un sous-marin en plongée, l’avait été peu de temps auparavant par l’U 21 contre le Pathfinder 10. Bien qu’à 1.200 mètres de distance, tout le sous-marin avait été, paraît-il, fortement ébranlé. L’opinion commune était qu’à une distance inférieure à 500 mètres on pouvait s’attendre à des avaries à l’avant du sous-marin et peut-être aux barres de plongée.

10 Croiseur de reconnaissance lancé le 16 juillet 1904. Ce fut le premier navire britannique coulé par un sous-marin allemand pendant le premier conflit mondial (5 septembre 1914).

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Photographie du Pathfinder tirée d’un journal anglais de l’époque.

Weddigen prit comme objectif le croiseur du milieu et donna l’ordre de tenir les tubes prêts à lancer.

Je lui rendis compte que tous les tubes étaient parés et lui demandai : « De quel tube comptez-vous vous servir ? » – « Tube 1, avant. »

Je dévissai aussitôt le chapeau de sûreté du bouton de mise à feu électrique du tube 1 et je tins le pouce à son contact, pour appuyer aussitôt l’ordre donné. De la main gauche, je faisais fonctionner la manette du moteur qui servait à hisser ou à rentrer continuellement le périscope.

Peu avant de commander « Feu ! », le commandant cria encore dans le poste central : « Aussitôt la torpille lancée, descendre à 15 mètres et s’y maintenir. Nous sommes sur l’ennemi ! »

A 7 h. 20 il commanda : « Hissez le périscope ! Tube 1, attention ! » Tout l’être tendu, chacun comptait les secondes.

– Tube 1, Feu ! Rentrez le périscope !

J’appuyai en même temps avec le pouce sur le bouton électrique en criant dans le porte-voix du compartiment avant : « Tube 1, feu ! », tandis que, de la main gauche, j’appuyais sur la manette du périscope pour le faire rentrer. Que se passa-t-il ? En pressant sur le bouton de mise de feu, je m’attendais à une fin immédiate, car, moi aussi, je m’exagérais les effets d’une torpille lancée à petite distance du but. Je regardais machinalement le manomètre de profondeur pour voir si nous n’allions pas faire surface, et je me cramponnais des deux mains au périscope. Comme on le voit, je n’étais encore qu’un débutant assez excité !

Nous entendîmes soudain un coup sourd et lointain, suivi d’un fracas sonore. Etait-ce le coup au but ? On cria : « Hurrah » à l’intérieur du sous- marin et, dans le kiosque, le même cri jaillit spontanément de nos gorges. Nous ne pouvions rien voir puisque nous étions à 15 mètres de profondeur, avec le périscope rentré.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, car nous n’étions qu’à 500 mètres du croiseur et la détonation retentit 31 secondes après le commandement de « Feu ! » C’était le temps qu’il avait fallu à la torpille pour atteindre le but et au bruit de l’explosion pour venir jusqu’à nous. Dès que nous nous fûmes rendu compte que notre bateau était intact et que les hommes de barre l’avaient bien en main, Weddigen donna l’ordre de remonter à profondeur d’attaque, pour voir ce qu’il advenait du croiseur torpillé. Je n’ai jeté qu’un très rapide coup d’œil dans le périscope sur ce premier adversaire ; l’arrière était déjà submergé, une épaisse fumée blanche s’échappait des quatre cheminées, l’éperon était un peu hors de l’eau, on mettait des embarcations à la mer. Le croiseur – c’était l’Aboukir 11 – le premier sur la liste de la flotte dressée par l’Amirauté anglaise – donna bientôt fortement de la bande et disparut dans les flots, entraînant avec lui la plus grande partie de son équipage, qui comptait 900 hommes environ. Cependant j’étais retourné dans le compartiment avant, où je m’occupais de faire recharger une torpille dans le tube 1. Cette opération se fit rapidement, comme à l’exercice.

11 Croiseur cuirassé de la classe Cressy, lancé le 16 mai 1900. Les navires de ce type, manœuvrés par un équipage de 760 hommes, était armé de deux canons de 233,7 mm, douze canons de 152 mm, 12 canons de 76 mm, 3 canons de 47 mm et trois tube lance-torpilles de 540 mm. Cette classe de navires était déjà obsolète au début du premier conflit mondial, mais n’en constituait pas moins une proie intéressante pour une arme sous-marine allemande qui devait encore faire ses preuves…

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

La fin de l’Aboukir (en fait ce navire était le 2e de la ligne).

Nos cabines offraient un triste aspect. Tout ce qui se trouvait dans le poste des sous-officiers et dans la chambre du commandant avait été jeté en désordre vers l’arrière au moment de l’attaque, car il fallait faire de la place pour que l’on pût engager la torpille de réserve dans le tube. Au milieu de tout cela, une partie de l’équipage courait vers l’avant ou vers l’arrière au commandement des hommes de barre, pour maintenir, par leurs poids, le bateau horizontal. A la barre de plongée arrière, qu’on manoeuvrait à bras, travaillait le second-maître navigateur lui-même. Le maître-mécanicien, venu pour lui donner un coup de main, dut le remplacer pendant quelque temps, car il était à bout de forces. Tous les hommes qui n’étaient pas aux tubes ou à la machinerie étaient chassés sans arrêt d’un bout à l’autre du sous-marin par les commandements : « Tous à l’avant ! – Tous à l’arrière ! » Aussi, au bout d’une heure n’en pouvaient-ils plus, car ils savaient d’ailleurs que leur existence était en jeu. Lorsque la culasse du tube 1 avant fut refermée, je regagnai rapidement le haut et rendis compte : « Tube 1 rechargé et paré ! » Weddigen était déjà passé à l’attaque du deuxième adversaire. Je dus donner moi aussi un rapide coup de périscope et j’aperçus le croiseur, qui avait stoppé. Il était en train de mettre des embarcations à la mer ; on faisait, sur la passerelle, des signaux par pavillons. A la corne flottait dans le soleil du matin le pavillon de guerre anglais. Les canons étaient braqués en éventail, et l’on voyait à côté d’eux, les servants dans leurs treillis blancs. Si nous émergions à ce moment, notre compte était réglé.

Me détournant du périscope, je dis au commandant : « Ce ne sont pas des petits croiseurs mais bien des croiseurs-cuirassés. Le navire a des tourelles doubles, j’en suis absolument certain. » Weddigen ne le croyait pas, mais décida cependant de lancer cette fois-ci deux torpilles : si c’était un croiseur-cuirassé, nous serions plus sûrs de le couler. Il recommanda encore aux hommes de barre de s’appliquer à ne pas nous faire émerger et, au moment du lancement, à ne pas prendre de pointe négative. A 7 h. 55, trente cinq minutes après le torpillage du premier croiseur, j’envoyai coup sur coup, au commandement de Weddigen, les deux torpilles avant.

– Rentrez le périscope ! ». Nous descendons à 15 mètres et Weddigen fait faire aussitôt marche arrière d’une hélice. Etonné, je lui demandai la raison de cette manœuvre. « C’est que nous pourrions bien lui rentrer dedans ! » me répondit-il. Au même moment nous entendîmes deux détonations : les deux torpilles avaient atteint le but ! La distance était d’environ 300 mètres. Sous l’action d’une des hélices en marche arrière, nous décrivîmes un très grand cercle, qui nous éloigna du Hogue 12, non sans que notre périscope eût presque frôlé son flanc.

12 Croiseur cuirassé de la classe Cressy lancé le 13 août 1900.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le Hogue.

Au tour du troisième, maintenant. La dernière torpille fut engagée dans un tube avant et il nous restait toujours nos deux torpilles arrière à lancer. Une légère détente, bien naturelle, succéda, dans le poste central, à la tension nerveuse ; le second-maître navigateur demanda dans le porte-voix : « Commandant, combien de temps cela va-t-il encore durer ? » et le maître-mécanicien ajouta : « il faudra bientôt s’arrêter ; les accumulateurs sont presque à plat. » C’était exact ; nous avions navigué en plongée toute la nuit et à peine avions nous commencé à recharger les accumulateurs que nous avions été forcés de nous immerger à nouveau. Il ne fallait pas oublier que, pour lancer les moteurs à pétrole en vue du retour, 800 ampères nous étaient encore nécessaires.

Mais Weddigen tint bon et il manoeuvra pour attaquer le troisième croiseur. Toute la tragédie qui se jouait là-haut : ces hommes essayant de se sauver à la nage, ces canots retournés et ces épaves auxquelles des malheureux se cramponnaient nous émouvaient douloureusement. Aussi, dans le kiosque, nous efforcions-nous de nous raidir contre ces sentiments d’humanité en nous répandant en invectives contre les Anglais qui avaient excité l’Europe contre nous et qui venaient encore de nous jeter les Japonais sur le dos 13.

13 Le Japon avait déclaré la guerre à l’Allemagne le 23 août.

A 8 h. 20 – juste une heure après le lancement de notre première torpille, nos deux torpilles arrière quittèrent coup sur coup l’U 9. Il y eut un long moment pendant lequel nous n’entendîmes rien. Nous nous disions déjà, tout désappointés : « Raté ! », lorsque nous perçûmes une détonation sourde : la deuxième torpille avait dû manquer la cible, car, du navire, on avait aperçu les sillages et poussé aussitôt les machines « à toute vitesse ».

Enthousiasmés, nous criâmes tous : « Hurrah ! » Nous étions cette fois, incontestablement, les vainqueurs ! Nous ne plongeâmes pas à 15 mètres, pour pouvoir observer dans le périscope notre victime, qui ne sembla pas, tout d’abord, accuser le coup.

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Le croiseur Cressy.

Weddigen décida de lancer encore notre dernière torpille pour achever le croiseur. Elle quittait le tube à 8 h. 35 et faisait jaillir contre le flanc du Cressy 14 une haute colonne de fumée noire, suivie d’une immense et blanche gerbe d’eau. Elle avait bien frappé le but. Le géant aux quatre cheminées s’inclina lentement, mais irrésistiblement sur bâbord. Nous vîmes des grappes humaines grimper, telles de noires troupes de fourmis, sur le flanc, puis sur la quille immense et plate, avant de disparaître dans les flots. Triste spectacle pour un marin !

14 Croiseur cuirassé britannique lancé le 4 décembre 1899. La classe qui porte son nom comprenait aussi le Sutlej, l’Aboukir, le Hogue, le Bacchante et l’Euryalus. Le lecteur aura remarqué non sans malice que les trois navires que l’U 9 envoya par le fond portent le nom de défaites françaises…

Notre mission était remplie ; il nous fallait maintenant rentrer chez nous au plus vite, car nous n’avions plus de torpilles et le courant électrique ne pouvait plus suffire que pour une plongée de courte durée. Nous mîmes donc le cap au nord pour sortir de ce champ d’épaves et nous émergeâmes une vingtaine de minutes après. Pendant tout ce temps, Weddigen permit à une partie de l’équipage d’observer dans le périscope la fin du dernier croiseur.

Après avoir vidé les ballasts, à 8 h. 50, nous ne vîmes plus trace d’ennemis ; la mer s’était refermée sur les trois croiseurs. Nous aperçûmes encore au loin quelques pêcheurs hollandais qui à toutes voiles fuyaient ces sinistres parages. Le temps était radieux et la houle avait sensiblement molli nous mîmes les quatre moteurs en marche et je repris la veille, car le second-maître navigateur était à bout de forces. D’ailleurs, je me sentais encore si énervé, que je n’avais nulle envie de descendre à l’intérieur. Il était certain que, dès le torpillage du premier croiseur, les Anglais avaient appelé par T.S.F. des destroyers de la Tamise, qui pouvaient surgir d’un moment à l’autre.

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Les destroyers britanniques Peterel et Bullfinch, lancés en 1901 et utilisés au début de la première guerre mondiale.

Pour tromper l’ennemi, je fis route au Nord-Ouest tant que nous fûmes en vue, puis je mis le cap au Nord-Est sur les côtes de Hollande. C’est seulement dans l’après-midi que fut signalé le premier destroyer. Il ne nous aperçut pas, contre le rivage, et fonça à toute allure dans la direction de Terschelling 15. Après avoir navigué un moment en demi-plongée, nous remontâmes bientôt en surface. Chose curieuse : par cette excellente visibilité, on ne voyait que l’avant et la passerelle des destroyers qui disparurent à l’horizon vers le Nord. Ces faux-frères allaient à une telle vitesse que la poupe était comme aspirée par le tourbillon de l’hélice, et qu’on ne distinguait, à cette grande distance que le gaillard d’avant soulevé hors de l’eau. Nous fûmes enchantés de les voir si rapides, car nous les perdîmes très vite de vue.

15 Ile de la Frise néerlandaise.

Peu à peu, nos nerfs se calmèrent, et l’entrain revint. Cependant, nous ne nous rendions pas bien compte encore de l’importance de notre succès, quand, réunis pour le repas de midi dans le carré, nous trinquâmes avec les trois coupes d’argent que j’avais apportées à bord, lors de notre départ précipité de Kiel.

Je fus relevé de veille, à 18 h. 30, par le second-maître navigateur et je lui dis, en lui montrant l’horizon obscurci par un grain qui venait vers nous, que l’on pouvait s’attendre à voir déboucher de cette direction les destroyers retournant à leur base. Je descendis ensuite et m’allongeai sur ma couchette, mais je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Tout à coup, on cria à travers tout le bâtiment : « Aux postes de plongée ! » (J’ai déjà dit que nous n’avions pas de sonnerie d’alerte) et chacun bondit à son poste. Comme nous étions encore quelque peu énervés et que nous ne nous attendions pas à cette alarme, la manœuvre n’alla pas tout droit dans la précipitation générale, d’autant plus que le second-maître navigateur, rentré le dernier, avait dit en fermant le capot : « Le destroyer est sur nous ! » Et cela, avec la lenteur de l’immersion…

Weddigen fit ouvrir les ballasts centraux, ce qui alourdit d’un coup l’U 9, qui alla heurter violemment de l’arrière le fond de la mer. Nous ressentîmes un choc, mais nous étions hors de danger. Nous remîmes d’abord tout en ordre dans le sous-marin, puis nous remontâmes prudemment pour pouvoir donner un coup de périscope ; nous vîmes le destroyer croiser à petite allure dans nos parages. Nous regrettions bien de ne plus avoir de torpilles. Mais que faire ? nous ne pouvions pas naviguer longtemps en plongée, car nos accumulateurs n’étaient pas suffisamment rechargés ; et puis, nous étions tous exténués. Nous décidâmes alors de passer la nuit sur le fond et nous y posâmes l’U 9, délicatement cette fois. La situation pouvait, il est vrai, devenir critique le lendemain matin, si un destroyer continuait à nous empêcher de venir en surface. Pendant longtemps encore, nous entendîmes le vrombissement de l’ennemi aux aguets.

Le 23 septembre, à l’aube, le périscope de l’U 9 traça un mince sillage d’écume à la surface de la mer, unie comme un miroir, et fit un tour d’horizon. Rien en vue. Une journée resplendissante s’annonçait. A 5 h. 35, le kiosque et la superstructure émergèrent et les quatre moteurs furent mis en marche ; nous continuâmes à faire route vers notre base, à la vitesse de 12 nœuds. Nous dressâmes les mâts de T.S.F. et ressoudâmes les fils de l’antenne arrachés par le mauvais temps les derniers jours. Nous nous mîmes ensuite en communication avec le croiseur de surveillance de l’embouchure de l’Ems, l’Arkona 16. Notre poste de T.S.F. n’était pas assez puissant pour nous faire communiquer avec le Hamburg 17 mouillé sur la Jade. Nous envoyâmes le message : « L’9 a envoyé par le fond, avec six torpilles, le 22 septembre, entre 6 et 9 heures, dans le carré 117 a, nombre à ajouter : 6, trois bâtiments de guerre anglais, probablement des croiseurs-cuirassés de la 3me escadre. »

16 Croiseur léger de la classe Gazelle lancé le 22 avril 1902 ; depuis le début de la guerre il est affecté à la protection de l’embouchure de l’Ems.

17 Croiseur léger lancé le 25 juillet 1903.

Nous pensions que les navires coulés étaient du type Kent (9.900 tonnes) 18, car ils nous avaient paru assez petits dans notre périscope à un oculaire.

18 Croiseur cuirassé de la classe Monmouth lancée le 6 mars 1901.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le croiseur cuirassé Kent, qui avait en fait une cheminée de moins que les navires de la classe Cressy.

En approchant de l’Ems, vers 7 h. 30, nous aperçûmes un épais nuage de fumée. Etait-ce encore un destroyer ennemi ? Non, c’était un allemand qui passa tout près de nous et dont l’équipage poussa trois « hurrahs » enthousiastes pour l’U 9. On nous cria aussi les noms des navires coulés, qu’on avait appris par la Hollande. Nous sûmes ainsi que nous avions envoyé par le fond les trois croiseurs-cuirassés Aboukir, Hogue et Cressy, déplaçant ensemble 36.000 tonnes. C’étaient, à cette date, les victimes les plus importantes de la guerre sur mer.

Un rapport anglais a relaté ainsi les événements : « Rotterdam, 28 septembre. – Le Commandant Bretam Nicholson, du croiseur Cressy, qui a été torpillé, a fourni le rapport officiel ci-après sur la perte des trois croiseurs anglais :

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

La fin du Hogue telle que représentée dans un journal allemand de propagande.

Alors que l’Aboukir patrouillait le 22 septembre au matin, il reçut, à 6 h. 25, une torpille à tribord. Le Hogue et le Cressy mirent à la cape et se placèrent, le Hogue vers l’avant et le Cressy à 400 yards 19 environ à bâbord. Dès que l’on vit que l’Aboukir menaçait de couler bas, toutes les embarcations du Cressy furent amenées, ainsi que la chaloupe à vapeur, qui n’était pas sous pression. Au moment où plusieurs canots chargé de rescapés de l’Aboukir se dirigeaient vers le Cressy, le Hogue fut touché, probablement sous la soute aux obus de 234 mm., à l’arrière, car une explosion formidable retentit immédiatement après la première. Le Hogue venait à peine d’être torpillé, que l’on aperçut de notre bâtiment un périscope à 300 yards environ par bâbord. On ouvrit aussitôt le feu et on fit donner aux machines leur maximum, pour éperonner le sous-marin. Notre canonnier Mr Dogherty a déclaré qu’il était certain d’avoir touché le périscope et que le sous-marin avait accusé le coup en laissant émerger le kiosque, qui fut lui aussi atteint ; là-dessus, le sous-marin a dû couler. Mais, d’après un officier qui se tenait à côté du canonnier, l’obus n’aurait fait que toucher un des nombreux débris de bois qui flottaient à la surface. Cependant, les matelots qui se trouvaient sur le pont ont eu, eux aussi, l’impression que le sous-marin fut atteint, car ils poussèrent des cris de joie et battirent des mains. En tout cas, aucune torpille ne fut lancée par ce sous-marin contre le Cressy. Le commandant Johnson manoeuvra alors de façon à pouvoir secourir les équipages du Hogue et de l’Aboukir. Environ cinq minutes plus tard, on signala du Cressy un autre périscope à tribord et on ouvrit le feu. Le sillage de la torpille lancée par le sous-marin à une distance de 500 à 600 yards fut nettement visible. Elle nous frappa par le travers de la passerelle arrière, à tribord. Le navire s’inclina de ce côte de 10 degrés environ, mais il continua à flotter dans cette position. Il était 7h.15. Cloisons étanches, panneaux de descente, etc… tout était bien fermé au moment où la torpille nous toucha. Les tables, les chaises et tout les objets en bois que l’on avait sous la main avaient été jetés par-dessus bord pour que les naufragés pussent s’y cramponner. Une deuxième torpille lancée par un sous-marin manqua son but et passa à 20 pieds environ de notre poupe. Un quart d’heure après l’explosion de la première torpille, une troisième torpille d’un sous-marin nous atteignit à tribord dans la 5me chambre de chauffe. Il était 7h.30. Le navire donna rapidement de la bande et finit par chavirer, la quille en l’air. Il resta ainsi 20 minutes et à 7h.55, il disparut dans les flots. Une grande partie de l’équipage fut sauvée, grâce aux cibles mouvantes qui avaient été jetées à la mer. La deuxième torpille qui frappa le Cressy passa au-dessus de la coque de l’Aboukir qui sombrait et il s’en fallut de peu qu’elle ne la touchât. Il est possible que les trois torpilles lancées contre le Cressy ne l’aient été que d’un seul sous-marin. L’attitude des équipages fut splendide. » 20

19 Le yard vaut 0,9144 mètres.

20 En le comparant au récit de Johannes Spiess on voit que ce rapport en diffère dans les détails, ce qui s’explique assez facilement du fait de la confusion et de l’émotion du combat.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Carte postale allemande de propagande représentant l’exploit du U 9 de façon toujours aussi irréaliste...

Nous poursuivîmes notre route en direction d’Héligoland. Après avoir été encore salués par un torpilleur qui nous avait croisés, nous entrâmes dans le bassin des sous-marins, à 14 heures, par un temps magnifique. Tous nos camarades se trouvaient sur le môle avec une musique. Dans le port, les bâtiments avaient arboré leur pavillon au grand mât. Trois « hurrahs » retentirent de la corne sud-ouest de la falaise, où s’étaient rassemblés les garnisons des ouvrages fortifiés.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Vue d’artiste de Héligoland ; le bassin des sous-marins se trouvait sur le polder au bas de l’image.

Dans l’après-midi, nous reçûmes un télégramme du Chef Suprême des Armées 21, qui conférait à notre commandant la croix de fer de 1re classe et de 2e classe et à tout l’équipage la croix de fer de 2e classe.

21 Le Kaiser en personne.

Mais le lendemain surtout, on nous fit, sur la Jade, une réception grandiose. Ce fut un véritable triomphe. On avait annoncé par T.S.F. notre départ pour Wilhelmshaven ; d’ailleurs, nous étions facilement reconnaissables au grand 9 peint en blanc à l’avant de notre bâtiment. Tous les équipages des grands navires et des torpilleurs devant lesquels nous passâmes avaient été appelés sur le pont et ils poussaient trois « hurrahs » en notre honneur, parfois avec musique. Du vaisseau-amiral Friedrich der Grosse 22, on nous fit signe d’accoster et nous remîmes notre journal de bord. Le chef de la flotte, Son Excellence von Ingenohl 23, nous félicita du haut de la plage arrière et nous accorda le droit de faire peindre une croix de fer sur notre kiosque.

22 Cuirassé de la classe Thuringen lancé le 10 juin 1911.

23 Gustav Heinrich Ernst Friedrich von Ingenohl (1857-1933) était chef de la Flotte impériale de haute mer depuis le 30 janvier 1913. De 1904 à 1906 puis de 1907 à 1908 il avait commandé le yacht impérial Hohenzollern.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Le retour triomphal de l’U9.

Lorsque, après avoir passé les écluses, nous nous amarrâmes dans le bassin des torpilleurs de Wilhelmshaven, nous étions tous sans voix à force d’avoir répondu au « hurrahs » ininterrompus. On nous apporta des monceaux de télégrammes de félicitations.

Notre succès avait un retentissement énorme dans le monde entier. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que des gens du métier comme l’aide de camp du conducteur des sous-marins n’avaient pas voulu croire tout d’abord à la nouvelle apportée par notre message radio. 24

24 Johannes Spiess Six ans de croisière en sous-marin (Payot ; Paris, 1929) pp. 45-61.

Un exploit comme celui de l’U9 ne pouvait manquer de venir alimenter la propagande de guerre allemande et de multiples cartes postales furent éditées pour la célébrer. A titre d’exemple, je ne retiendrai que celle qui suit, rappelant dans des vers de mirliton navalisés (composés par un certain Adolf Schmitt) cette journée exceptionnelle du 22 septembre 1914. Elle était vendue au profit de l’Association de Soutien aux Vétérans Allemands.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

Un jour, pareil à l'acier !

pas au fer cliquetant !

Trois puissantes cuirasses !

un son gémissant !

Un bras d'acier !

claquement et déchirure !

Trois esquilles appartenant au trône

régnant sur les mers !

 

Trois esquilles ? Non ! trois vigoureux copeaux

Face d'os 25 ! un cri bouleversant !

Trois cuirassés ! trois bateaux de fer !

Trois torpilles luisantes et puis plus rien

25 Knochengesicht se traduit littéralement par « face d’os » ; peut-être s’agit-il d’une sorte de juron du cousin germain du capitaine Haddock...

 

Une ombre sombre ! un éclat mat !

Un équipage allemand sur la route de la mort !

Trois coups rapides !  une plongée brutale !

Salut Vicking, Salut Hanse 26, c'est à votre manière.

26 Rappels des figures anciennes de la mythologie navale allemande.

 

Aidez nous comme nous aidons les vétérans.

Association de soutien aux vétérans allemands.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

L’équipage du U9 posant pour la postérité.

Ainsi, en un peu plus d’une heure, un petit sous-marin armé par 29 hommes avait envoyé par le fond trois croiseurs britanniques et tué 1459 marins. Il est vrai que l’on en était encore au tout début de la guerre sous-marine et qu’il avait profité du fait qu’après chacun de ses coups au but, les navires de surface avaient arrêté leurs machines pour porter assistance aux survivants. L’amirauté anglaise prendra donc rapidement des mesures pour interdire aux grands navires de surface de stopper en pleine mer pour aider les naufragés, laissant ce soin aux petites unités.

75 - Et 1, et 2 et 3-0 !

De nouveau, je dois remercier Franck Sudon pour ses talents de traducteur.

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18 septembre 2014 4 18 /09 /septembre /2014 18:47
74 - Le kilt royal

En cette journée où un referendum effarant, accordé sans que grand monde ne l’ai demandé par un navrant premier ministre britannique qui n’a pas même pris la peine de soutenir sérieusement la notion de Royaume-Uni, va décider de l’avenir de l’Ecosse, il n’est pas inutile de relire le récit que fit le Kaiser en exil (grand amateur de tenues voyantes) du cadeau que lui fit la reine Victoria à Balmoral où ils séjournaient au cours de l’été 1878…

74 - Le kilt royal

A ce séjour à Balmoral se rattache pour moi un agréable souvenir, car ma grand-mère me donna une preuve peu ordinaire de son affection. La reine me fit la surprise de me conférer l’honneur de porter le costume highlandais du clan royal (klan steward). Comme ce costume est très populaire en Allemagne, mais qu’en réalité il y est à peu près inconnu, je veux m’étendre un peu longuement sur le costume du clan royal qui me fut conféré.

Dans la journée on porte le kilt vert (hunting stewart) ou gris (balmoral). Le soir, le costume comprend un kilt rouge, une jaquette de velours aux boutons d’argent, une poche (sporenn) avec garnitures d’argent, des souliers à boucles d’argent, un plaid pendant, retenu sur l’épaule gauche par une grande broche en argent ornée d’une topaze dorée. A cela vint s’ajouter encore un superbe attirail de défense, orné d’argent et fabriqué spécialement sur l’ordre de ma grand’mère. Cette parure consistait en un poignard de plus d’un pied de long, suspendu à une chaîne et orné d’une topaze dorée (cairn-gorum) grosse comme un œuf de poule, et en un baudrier à boucles, auquel était suspendue l’antique et célèbre épée munie d’une garde fermée (claymore). Cette dernière ne se porte pas dans la maison, ni à table. Puis, dans un étui d’étoffe, scintillait un petit couteau orné d’une topaze dorée. Ce costume n’est pas seulement très seyant, mais c’est aussi très pratique, il tient chaud, permet de marcher à grands pas, et ne laisse pas voir autant de jambe que les célèbres « peaux de chamois » des Tyroliens, Styriens et Hauts-Bavarois, car le genou doit toujours être couvert. Le kilt n’est en réalité pas autre chose qu’un plaid plissé enroulé autour du corps.

On peut se représenter ma joie juvénile lorsque j’entrai dans ma chambre et y trouvai cette magnificence, que ma grand’mère y avait fait déposer pour me faire une surprise. Son valet de chambre écossais, John Brown, qui, comme beaucoup d’autres, venait encore du temps du prince consort, devait donner le dernier coup d’œil à l’endossement du costume, et son jugement de spécialiste put affirmer que tout allait comme un moulage. 1

1 Guillaume II Souvenirs de ma vie (Payot ; Paris, 1926) pp. 201-202.

74 - Le kilt royal

(photographie tirée du site http://rosalielebel75.franceserv.com/empire-allemand.html)

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6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 15:55
73 - Année 1873

En 1873 le futur Guillaume II avait 14 ans.

73 - Année 1873

Politique

11 février : proclamation de la république à Madrid.

73 - Année 1873

Timbre espagnol de 1873.

24 mai : le maréchal Mac-Mahon devient président de la république française.

73 - Année 1873

Chromolithographie du maréchal.

Septembre : début de la grande dépression économique qui, partie de Vienne et de Berlin, va toucher le monde jusqu’en 1896, à la suite de spéculations immobilières et de la libéralisation bancaire des années 1870.

73 - Année 1873

Timbre allemand de 1985.

22 octobre : signature à Vienne de « l’entente des trois empereurs » (François-Joseph d’Autriche-Hongrie, Alexandre II de Russie et Guillaume Ier d’Allemagne) destinée à isoler diplomatiquement la France.

73 - Année 1873

Chromolithographie de l’empereur François-Joseph.

Sciences et techniques

Le norvégien Gerhard Armauer Hansen découvre le bacille de la lèpre.

73 - Année 1873

Timbre laotien de 1973.

Achèvement de la colonne de la Victoire (Siegessäule) à Berlin.

73 - Année 1873

Carte postale colorisée du début du siècle dernier.

Arts

Première version de la 2e symphonie (dite « Petite Russie ») de Tchaïkovski.

73 - Année 1873

Timbre monégasque de 1990.

Publication d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud.

73 - Année 1873

Timbre français de 1951.

Publication du Tour du monde en quatre-vingt jours de Jules Verne.

73 - Année 1873

Timbre français de 2005.

Naissances

7 janvier : Charles Péguy, écrivain français qui sera tué à la tête de sa compagnie dès le début de la première guerre mondiale.

73 - Année 1873

Timbres français de 1950.

20 juillet : Alberto Santos Dumont, pionnier de l’aviation.

73 - Année 1873

Timbre brésilien de 1981.

Décès

9 janvier : Napoléon III, ci-devant empereur des Français.

73 - Année 1873

Timbre français de 1854.

1er mai : David Livingstone, explorateur britannique.

73 - Année 1873

Timbres du Malawi de 1973.

6 juin : Henri Guillaume Adalbert de Prusse, cousin de l’empereur Guillaume Ier et réformateur de la marine allemande.

« Pipole »

Exposition universelle de Vienne, que le futur Guillaume II visita en compagnie de ses parents.

73 - Année 1873
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23 août 2014 6 23 /08 /août /2014 13:32
72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Très belle photographie du prince Guillaume et de sa mère en 1869.

Après la longue séquence liée au centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, revenons à un sujet plus léger. A la fin de l’année 1869, alors que le Kronprinz Frédéric était parti en Egypte à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, son épouse, ses enfants et leur précepteur passaient de longues vacances sur la Riviera.

Conformément à l’esprit de ce blog, nous allons y découvrir un prince Guillaume méconnu. Nous y verrons non seulement un esprit curieux de tout, visitant les monuments ou commençant une collection d’animaux marins (comme plus tard l’empereur Hiro-Hito…) mais aussi un enfant déjà fasciné par les navires et les uniformes, admirant tour à tour les armées françaises de terre et de mer. Mais n’en disons pas plus et laissons le Kaiser en exil évoquer le souvenir de cette escapade familiale, en notuant la nostalgie et l’humour qui percent dans son récit.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Port de Cannes.

Pendant l’hiver 1869-1870, se trouvaient réunis à la station balnéaire de Cannes, dans le midi de la France, un grand nombre de ressortissants et parents de la maison royale de Prusse. En dehors de nos parents et de nous qui étions avec Hinzpeter en séjour au Grand Hôtel de la Méditerranée, on pouvait citer : la famille grand-ducale de Hess-Darmstadt, le prince Albrecht (fils) de Prusse 1 avec son adjudant le comte Schulenberg 2, le prince Frédéric et la princesse Louise des Pays-Bas (beau-père et plus jeune sœur de mon grand-père) 3 avec leur fille Marie, future princesse de Wied 4, et la grande-duchesse douairière Alexandrine de Mecklembourg-Schwerin, deuxième sœur de l’empereur Guillaume Ier 5. Au commencement de notre séjour, mon père se trouvait en Orient avec son beau-frère, le grand’duc de Hesse 6, pour prendre part à l’inauguration du canal de Suez.

1 Albert de Prusse (1837-1906), neveu de Guillaume Ier et futur régent du duché de Brunswick.

2 Dans ce contexte et afin de ne pas créer d’ambigüité, le terme allemand « adjutant » aurait plutôt pu se traduire par « aide de camp » ou « officier d’ordonnance ». il s’agit peut-être ici du comte Julius Karl Alexander von der Schulenburg (1809-1893)

3 Frédéric d’Orange-Nassau (1797-1881), deuxième fils du roi Guillaume Ier des Pays Bas et son épouse Louise de Prusse (1808-1870), sœur du roi Guillaume Ier de Prusse.

4 Marie d’Orange-Nassau (1841-1910) qui épousera en 1871 le prince Guillaume-Adolphe de Wied (1845-1907).

5 Alexandrine de Prusse (1803-1892) qui avait épousé en 1822 le grand-duc Paul-Frédéric de Mecklembourg-Schwerin (1800-1842).

6 Louis IV de Hesse (1837-1894), qui avait épousé en 1862 la princesse Alice de Grande-Bretagne (1843-1878), sœur cadette de l’épouse du Kronprinz.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Le grand hôtel où résidait la famille du prince Guillaume.

Nous restâmes quatre mois à Cannes, où le pays, embelli par la merveilleuse flore de la Riviera, me parut un paradis. Pendant tout l’hiver on voyait des cactus en fleurs, des aloès, des roses, des tubéreuses, des anémones de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui croissaient en plein air, des chênes-liège, des arbousiers (je sus plus tard ce qu’Horace entendait par son arbutus !), des pins et des oliviers, des palmiers et des bananiers, que je n’avais pu voir chez nous que dans la serre du jardin botanique. C’étaient des merveilles dont je ne pouvais pas d’abord me rassasier. Et, par-dessus tout, la mer infinie, éclatante de bleu et de vert, sous le ciel ardent du Midi ; combien vivait alors je jeune garçon que j’étais ! combien s’élargissait sa poitrine !

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Vue d’artiste de la riviera et de sa végétation luxuriante.

Cannes était encore à l’époque un endroit à peine effleuré par la vie de la Riviera, avec quelques hôtels, et un certain nombre de villas privées, la plupart anglaises. La colonie anglaise avait été fondée par un vieux Mr Woolfield 7, qui lui avait fait cadeau d’une belle église. Ma mère fréquentait beaucoup son salon hospitalier, ce qui nous donnait l’occasion de rencontrer au thé et au jeu des enfants anglais et de nous exercer à la langue anglaise. Le dimanche, nous allions soit à l’église anglaise, soit à la salle de prière allemande, car il ne s’était pas encore trouvé un riche Allemand pour faire cadeau d’une église à ses compatriotes, suivant l’exemple anglais. Nous fréquentions surtout, avec notre famille, le futur Lord Brabourne 8, célèbre dans le monde enfantin anglo-saxon pour ses captivantes légendes, publiées sous le titre Stories for my children. Parmi nos autres camarades, je citerai encore le futur duc de Croy 9, beau-frère du grand-duc Frédéric, déjà nommé, ainsi que le fils du duc de Vallombrosa 10, propriétaire d’un ravissant petit palais dont le jardin renfermait de superbes palmiers. C’était une grande joie pour mes frères et sœurs et pour moi lorsque le propriétaire d’une magnifique plantation d’orangers, le « jardin des Hespérides », nous invitait à venir et à manger les oranges dorées, sur l’arbre même ! On n’avait cela ni à Berlin, ni à Potsdam, on était donc déjà entrés dans le Paradis !

7 Sir Thomas Robinson Woolfield (1800-1888), promoteur immobilier britannique qui construisit notamment à Cannes le palais du duc de Valombrosa et la villa Victoria.

8 Edward Knatchbull-Hugessen (1829-1893), politicien et ministre libéral, sera créé 1er baron Brabourne en 1880.

9 Sans doute Karl Alfred Ludwig Rudolf de Croy (1859-1906).

10 Richard Manca-Amat (1834-1903), duc de Vallombrosa et d’Asinara eut deux fils de son mariages avec Geneviève de Pérusse des Cars (1836-1886) ; le second d’entre-eux, Amédée Joseph Gabriel Marie, étant né en 1880, le camarade de jeu du prince Guillaume était donc Antoine Amédée Marie Vincent, marquis de Morès (1858-1896).

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Eglise anglicane de Cannes.

La ville méditerranéenne nous offrait encore beaucoup d’autres distractions. Sur le marché au poisson, près du port, nous voyions de superbes crustacés et autres animaux marins étranges ; sur la plage nous trouvions des poulpes ; des papillons rares voltigeaient dans les prairies luxuriantes et les jardins embaumés. C’est ainsi que s’éveilla en nous la passion des recherches, et nous prîmes la décision de nous installer un important musée zoologique. Sitôt dit, sitôt fait. Des animaux marins furent capturés ou achetés sur le marché où l’on pouvait avoir beaucoup de choses à bon compte, puis ensuite, soit rapidement plongés dans un aquarium improvisé, soit suspendus dans le jardin aux branches d’un eucalyptus, séchés, vernis à la gomme-laque, et fixés sur du carton. Nous avions continuellement à faire et étions réellement toujours occupés ; heureusement nous avions un serviteur habile, nommé Hoffmann, qui nous aidait dans nos recherches. Nous pûmes rapporter heureusement en Allemagne ce musée tout entier auquel nous avions encore joint une collection de papillons, et l’installâmes dans le nouveau palais où, pendant plusieurs années, il représenta un témoignage malodorant de nos prospections. Enfin mon grand-père nous offrit des vitrines où notre butin put être mis à l’abri, sans répandre de mauvaise odeur.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Chromolithographie de la fin du XIXe siècle.

Nous allions volontiers aussi à l’île Sainte-Marguerite, la petite île qui est devant Cannes ; l’aimable patron du bateau qui nous y conduisait toujours à la rame s’appelait Giraud. Dans cette île, possédant une vieille forteresse et des casemates, avait été emprisonné longtemps auparavant le mystérieux « Homme au masque de fer » ; puis, quelques années après notre séjour, y fut enfermé Bazaine qui devait y purger sa peine de vingt ans de détention, mais qui s’évada dès 1874 et se rendit à Madrid. A Sainte-Marguerite se trouvaient aussi des prisonniers marocains que l’on appelait des « Arabes » et qui, avec leur burnous blanc et leur peau de couleur foncée, nous produisaient une impression éminemment exotique 11. Nous nous liâmes d’amitié avec eux, ma mère les peignit et nous reçûmes d’eux de menus cadeaux, des dattes entre autres.

11 En février 1869, une révolte de plusieurs milliers d’indigènes s’était produite en Algérie (et non au Maroc). Elle fut assez rapidement matée par le colonel de Sonis à Aïn Madhi.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Le Fort Royal dans l’île Sainte-Marguerite.

Grande fut notre joie lorsque, peu après Noël, nous apprîmes que mon père revenait, et que nous devions aller l’attendre à Villefranche. Le trajet jusque-là, sur le rivage de la Méditerranée bleue, que j’ai si souvent traversée, et que j’aime infiniment, était d’une beauté indescriptible.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Vue de Villefranche au début du XXe siècle ; si les bâtiments de guerre mouillés en rade ont bien changé par rapport à ceux que vit le prince Guillaume, la ville est presque la même.

Dans le ravissant port de Villefranche, étaient à l’ancre la Hertha 12 et l’Elisabeth 13, ainsi que quelques frégates américaines, entre autres le vaisseau-amiral Franklin 14. Mon père vint nous chercher et nous conduisit sur la Hertha, tandis que le tonnerre des saluts se répercutait mille fois sur les pentes des montagnes qui entourent le beau golfe. Le garçon étonné que j’étais se trouvait là, sur le pont d’un vaisseau de guerre, qui, sous le pavillon de la Confédération allemande du Nord, avait transporté son père bien-aimé dans l’Orient lointain rempli de légendes, et son cœur plein de pressentiment battait plus fort. Après le retour à la maison, à Cannes, mon père ne pouvait jamais assez nous raconter ses impressions, de Jérusalem et des villes saintes, de l’Egypte, des Pyramides, du Sphinx, des tombeaux des rois, des momies et autres merveilles de l’Orient. Oui, vraiment, notre père avait chevauché un chameau vivant, en chair et en os, exactement semblable à ceux que nous avions vus au Jardin zoologique !

12 Corvette cuirassée de la classe Arcona de la marine royale prussienne lancée en 1864.

13 Autre corvette cuirassée de la classe Arcona, lancée en 1868.

14 Frégate cuirassée américaine lancée en 1864 ; lorsque le prince Guillaume la vit, elle portait la marque du vice-amiral William Radford (1809-1890).

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Frégates cuirassées américaines (l’USS Franklin se trouve à gauche).

Nous célébrâmes Noël encore ensemble à Cannes, puis mes parents s’en retournèrent en Allemagne, et nous restâmes seuls avec Hinzpeter. Nous émigrâmes de l’hôtel à la villa Gabrielle, dont la véranda devint le siège de notre « Institut de Recherches ». Nous fîmes de nombreuses excursions à cheval et à pied dans les superbes forêts des environs, lorsque Hinzpeter ne nous tourmentait pas avec des travaux scolaires. Nous allions aussi souvent au Grand Hôtel, visiter tante Alexandrine, et nos parents des Pays-Bas. Nos deux tantes tombèrent malades, mais tandis que la tante de Mecklembourg se rétablit, reprit sa bonne humeur et ne se lassa pas de nous raconter des histoires, tante Louise vit son état s’aggraver ; elle mourut à la fin de 1870.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

La « tante Louise » vers la fin de sa vie (image tirée du site espagnol de Wikipedia).

A ma grande satisfaction, je pus voir aussi parfois quelque chose de l’armée française, et quand les soldats défilaient avec la musique, ou « clairon en tête », je me mêlais aux écoliers de Cannes, et marchais au pas derrière la colonne. J’étais attiré surtout par les sonneries éclatantes des gais clairons que, plus tard, lorsque je fus chef de bataillon, j’introduisis dans ma musique et fis jouer lorsque je n’avais pas la musique du régiment sous la main.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Soldats français du second empire précédés de leur clairon et suivis par leur cantinière (imagerie Pellerin - Epinal).

La marine française me fit une impression profonde lorsque je visitai le superbe et pittoresque port de guerre de Toulon. Sous la conduite du consul allemand de l’époque, Schenking, un Westphalien, compatriote d’Hinzpeter, nous visitâmes l’arsenal et les bateaux en rade. Sur l’ordre de l’amiral commandant la station, les visiteurs furent accompagnés par un sympathique officier. Nous vîmes à cette occasion le yacht impérial Aigle, qui rentrait justement de l’inauguration du canal de Suez, et se distinguait par une riche et luxueuse installation. Nous visitâmes ensuite le cuirassé Provence 15 qui était alors le plus récent de l’escadre, et nous donna une impression de puissance formidable. Pendant la guerre de 1870-1871, ce bateau a contribué au blocus de la côte allemande près d’Helgoland.

15 Frégate cuirassée de la classe Flandre lancée en 1863.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

L’escadre en rade de Toulon avec ses anciens vaisseaux de hauts bords.

A la fin de la visite, j’éprouvai encore une impression infiniment triste et éprouvante. On nous montra le bagne annexé à l’arsenal, la prison des galériens 16. On pouvait y voir des visages de criminels horriblement repoussants, qui donnaient le frisson. Un certain nombre de prisonniers étaient reliés entre eux par des chaînes, d’autres portaient le boulet au pied ou les menottes aux mains, tous étaient coiffés de bonnets rouges ou verts. Ces gens avaient un bazar où ils pouvaient vendre des noix de coco, des fruits et quelques bibelots fabriqués par eux. Comme Hinzpeter demandait à l’un des vendeurs : « A quel terme êtes-vous condamné 17 ? », il reçut cette réponse bouleversante : « A perpétuité, Monsieur 18 ! » Ceux qui étaient condamnés à temps portaient un bonnet rouge, ceux à perpétuité un bonnet vert, – celui-là portait un bonnet vert !

16 Le bagne de Toulon avait été ouvert en 1748 parce que la peine des galères avait été remplacée par celle des fers dans des établissements spécialisés établis dans les grands ports du royaume ; les détenus n’en avait pas moins continué à être appelés « galériens ». Suite à la création des bagnes coloniaux par Napoléon III en 1854, les bagnes métropolitains fermèrent les uns après les autres ; celui de Toulon perdit ses derniers prisonniers en 1873.

17 En français dans le texte original.

18 En français dans le texte original.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

L’ancien bagne de Toulon, plusieurs années après sa fermeture.

Le chemin du retour de ces effroyables locaux nous conduisit au bassin latéral qui était rempli de vaisseaux de ligne en bois à deux ou trois ponts, dépourvus de leur gréement. Ces bateaux qui avaient fait en partie la campagne de Crimée et de Sébastopol, devaient être transformés en vue du transport des troupes. Parmi eux se trouvait un type superbe, le grand vaisseau à trois ponts Ville de Paris 19, armé de cent canons. Lorsque je m’arrêtai plein d’admiration sur le pont du bateau et contemplai la longue rangée de bouches à feu, le vieux consul Schenking me dit : « Oui, oui, très beau, mais autrefois ! Aujourd’hui tout cela n’est plus capable que de tuer des mouches. La Provence serait capable de détruire toute la flotte en bois en un moment. » Fragilité des choses de ce monde !

19 Vaisseau de ligne de 120 canons à coque en bois et propulsion à vapeur. Initialement mis sur cale en 1807 sous le nom de Marengo, il ne sera finalement lancé qu’en 1850 ; il sera transformé en ponton au cours de l’année 1870.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Arc de triomphe antique d’Orange.

Le printemps mit fin à l’époque du Paradis. Nous effectuâmes le retour par Marseille, Lyon, Arles, Nîmes, Orange, Avignon et la Suisse. Les superbes constructions romaines de ces villes agirent profondément sur mon âme de jeune garçon. A Avignon nous allâmes sur le pont célèbre et visitâmes le château des Papes, et comme ce dernier monument servait de caserne, je pus m’entretenir tranquillement et sans gêne avec les soldats français, – sans me douter que cet même année éclaterait, entre les deux nations, le grand conflit qui devait à nouveau unifier l’Allemagne et réédifier l’Empire allemand.

72 - Vacances françaises pour le prince Guillaume

Avignon vu de la rive opposée du Rhône ; sur la droite on remarque le palais des papes.

Ce furent les premières impressions que rapporta le jeune garçon que j’étais du beau pays dont le peuple se dresse vis-à-vis du sien dans une éternelle inimitié, et qui le poursuivit lui-même, dans les années postérieures, des traits empoisonnés de sa presse pleine de haine. Mais, comme il est de notoriété que les souvenirs d’enfance sont ceux qui s’impriment le plus profondément et sont les plus vivaces, malgré tout ce qui est arrivé, le souvenir du paradis de Cannes sous le clair soleil se dresse toujours devant les yeux de mon esprit comme une belle légende. 20

20 Guillaume II Souvenirs de ma vie (Payot ; Paris, 1926) pp. 58-65.

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6 août 2014 3 06 /08 /août /2014 18:29
71 - Le Kaiser vous parle

« Avec Dieu pour l’Empereur et la Patrie ! »

Si, de sa propre initiative ou sur les conseil jusqu’ici peu inspirés de ses « communicants », un chef d’état n’ayant somme toute pas grand-chose à dire se sent obligé de prendre la parole au moment de sa fête nationale, à plus forte raison un souverain qui va faire entrer son pays dans une guerre terrible se doit de prononcer des phrases inoubliables pour motiver ses soldats et ses sujets. En 1914 le Kaiser le comprit bien en prononçant une série de discours entre le 31 juillet et le 6 août, lesquels forment une sorte de « thème et variations » sur la situation politique du moment. Ce sont eux je vous présente aujourd’hui.

Alors, chapeaux bas, échine courbée et entendement respectueux : le Kaiser vous parle…

71 - Le Kaiser vous parle

Le Kaiser s’adressant à la foule du haut d’un balcon du palais de Berlin le 31 juillet 1914.

Donc, dès le 31 juillet 1914, en réponse à la mobilisation générale russe, Guillaume II proclama l’état de guerre imminente, prélude à la mobilisation générale. Puis il s’adressa à la foule massée devant le palais royal de Berlin.

Une heure terrible s’est abattue aujourd’hui sur l’Allemagne. De partout des envieux nous contraignent à une juste défense. On nous presse l’épée à la main. Dans cette dernière heure, si mes efforts pour ramener la paix n’aboutissent pas 1, j’espère qu’avec l’aide de Dieu nous manierons l’épée de façon à pouvoir la remettre avec honneur dans son fourreau. D’énormes sacrifices en biens et en sang seraient demandés par une guerre au peuple allemand. A nos adversaires nous démontrerions  ce que veut dire attaquer l’Allemagne. Et maintenant, allez à l’église agenouillez vous devant Dieu et priez [pour demander] son aide pour notre brave armée ! 2

1 Il ne s’agit pas seulement là d’une simple formule rhétorique : tout au long de la crise de juillet 1914, le Kaiser est resté en correspondance écrite ou télégraphique avec le Tsar pour tenter de réduire le conflit à venir à une simple guerre austro-serbe ; son dernier télégramme à Nicolas II est d’ailleurs daté du 1er août à 23 h 55.

2 Mon excellent traducteur m’a signalé que cette proclamation a été prononcée dans un style très alambiqué, qui ne sera pas celui des discours suivants.

71 - Le Kaiser vous parle
71 - Le Kaiser vous parle

Deux  cartes postales de propagande donnant le texte de l’allocution du 31 juillet 1914, avec le Kaiser dans deux uniformes différents.

Dès le lendemain, la mobilisation générale était proclamée et le territoire du Reich se couvrait d’affiches comme celle ci-dessous, spécifique au territoire du royaume de Bavière.

71 - Le Kaiser vous parle

Mobilisation générale

Berlin le 1er Août 1914, 6 Heures du soir.

Le Kaiser a déclaré la Mobilisation.

Le Texte de la Proclamation Impériale parue dans le Journal officiel de l’Empire dispose :

         « Par la présente, je décide ce qui suit : L’Armée Allemande et la Marine Impériale sont mises sur le Pied de guerre conformément aux mesures fixées par le Plan de mobilisation. Le 2 Août 1914 sera le premier jour de Mobilisation. »

Berlin, le 1er Août 1914.

Guillaume I.R.

v. Bethmann Hollweg

Munich, 1er Août 1914, 7 Heures 20 Minutes du soir. 3

Le Roi 4 a ordonné la Mobilisation de l’Armée bavaroise.

3 On remarquera qu’il n’aura fallu qu’une heure et vingt minutes pour que Munich imprime les ordres de Berlin.

4 Louis III (1845-1921), était roi de Bavière depuis le 5 novembre 1913.

71 - Le Kaiser vous parle

Discours du trône du 4 août 1914. Au premier plan, de dos, on reconnaît le général von Motlke, chef d’Etat-major général ; au dessus de lui, portant un casque emplumé, le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweig.

Le Kaiser dut ensuite s’adresser aux parlementaires allemands réunis en séance solennelle le 4 août au palais royal de Berlin. A cette occasion, il prononça le discours les plus longs et le plus travaillé de ceux que nous présentons aujourd’hui.

71 - Le Kaiser vous parle

Carte postale de propagande portant un extrait du discours du trône (on notera le liseré noir-blanc-rouge

autour de la carte).

Messieurs,

En cette heure grave pour notre destinée, j’ai rassemblé les représentants élus du peuple allemand autour de moi. Depuis presque un demi-siècle nous avons pu demeurer sur le chemin de la paix. Des épreuves, l’imputation à l’Allemagne de prédispositions guerrières, la limitation de sa place dans le monde ont souvent soumis à rude épreuve la patience de notre peuple. Avec une inébranlable bonne foi mon gouvernement a promu au milieu de circonstances remplies de défis le développement de nos forces morales, intellectuelles et économiques comme but suprême. Le monde a été témoin de la façon inlassable avec laquelle dans la presse et le chaos des dernières années nous nous tenions en première ligne pour épargner aux peuples de l’Europe une guerre entre les grandes puissances.

Les grands dangers, qui ont été causés par les événements dans les Balkans parurent dans un premier temps surmontés. Avec l’assassinat de mon ami l’archiduc François-Ferdinand s’ouvrit un abîme. Mon auguste allié, l’empereur et roi François-Joseph, fut contraint de prendre les armes pour défendre la sécurité de son empire contre les menées dangereuses d’un Etat voisin.

Dans la poursuite de ses légitimes intérêts, la monarchie alliée a eu le chemin barré par l’empire russe. Au côté de l’Autriche-Hongrie, ce n’est pas seulement notre devoir d’alliance qui nous appelle. Nous incombe aussi l’impérieuse mission de protéger avec l’ancienne communauté de civilisation des deux empires notre propre position contre l’assaut des forces ennemies.

Le cœur lourd, j’ai dû mobiliser mon armée contre un voisin avec lequel elle a combattu sur de très nombreux champs de bataille 5. Avec une douleur sincère, je vis se rompre l’amitié avec l’Allemagne longtemps fidèlement conservée. Le gouvernement impérial russe cédant à la pression d’un nationalisme insatiable s’est engagé au côté d’un Etat qui à la faveur d’attentats criminels a provoqué le malheur de cette guerre 6. La France aussi a pris position au côté de notre adversaire, ceci ne pouvait pas nous surprendre. Trop souvent nos efforts en direction de la République française pour parvenir à des relations amicales ont buté sur de vieux espoirs et une vieille rancune.

5 Il s’agit là d’un rappel de l’alliance de la Prusse et de la Russie lors de la « guerre de libération » contre la France de Buonaparte.

6 Allusion transparente à la Serbie.

Messieurs, ce que l’entendement et la force humaine permettent, pour armer un peuple en vue des décisions suprêmes s’est réalisé avec votre aide patriotique. L’hostilité qui à l’est et à l’ouest et depuis longtemps se propageait brûle maintenant de flammes claires. La situation actuelle ne provient pas de conflits d’intérêt passagers ou de conjonctures diplomatiques, elle est le résultat d’une malveillance agissante depuis de longues années contre la puissance et la prospérité de l’empire allemand. Ce qui nous meut n’est pas la délectation de la conquête, ce qui nous anime c’est la volonté inflexible de conserver la place où Dieu nous a mis, nous et toutes les générations futures.

A partir des pièces qui vous sont adressées, vous verrez comment mon gouvernement et surtout mon chancelier, jusqu’au dernier instant, se sont efforcés d’éviter [la solution] extrême. Dans un état de légitime défense irrépressible avec une conscience pure et une main pure nous saisissons l’épée.

Aux peuples et aux Etats 7 de l’empire allemand s’adresse mon appel, avec toute la force, et en faisant fraternellement cause commune avec nos alliés, pour défendre ce que nous avons créé au moyen d’un travail pacifique. A l’exemple de nos pères, fermes et fidèles, graves et chevaleresques, humbles devant Dieu et joyeux au combat face à l’ennemi, nous accordons notre confiance à l’éternel Tout Puissant, qu’il veuille bien fortifier notre défense et la conduire à bonne fin.

7 Guillaume II utilise ici un mot dont la traduction littérale est « tribu ». Ce mot n’ayant pas grand sens dans ce contexte, j’ai préféré le remplacer par « Etats », en référence aux différents Etats confédérés au sein de l’empire allemand ; toutefois, je n’ignore pas qu’il ne s’agit là que d’une conjecture personnelle...

Vers vous, Messieurs, se tourne aujourd’hui le regard de tout le peuple allemand rassemblé autour de ses princes et de ses dirigeants. Prenez vos décisions unanimement et rapidement. Cela est mon vœu le plus ardent.

Vous avez lu, Messieurs, ce que j’ai dit à mon peuple à partir du balcon de la résidence. Ici, je le répète : je ne connais plus de parti, je connais seulement des Allemands ! En signe de cela, alors que vous avez fermement décidé, sans différence de parti, sans différence d’origine, sans différence de confession, de tenir bon avec moi quoi qu’il arrive, dans le malheur comme dans la mort. J’invite les chefs des partis à s’avancer et d’en faire pour moi vœu sur l’honneur.

71 - Le Kaiser vous parle
71 - Le Kaiser vous parle
71 - Le Kaiser vous parle

Cartes postales de propagande rappelant l’une des phrases clefs du Kaiser : « Je ne connais plus de parti, je connais seulement des allemands ! »

Enfin, le Kaiser s’adressa directement au peuple allemand pour lui expliquer les raisons de l’entrée en guerre de l’Empire et le motiver pour la lutte à venir, même s’il ne prononce jamais le nom des pays ennemis.  7

7 Si le discours initial a bien été prononcé le 6 août 1914, le Kaiser ne s’est prêté à cet enregistrement que le 10 janvier 1918, au moment où il fallait « regonfler » le moral des troupes et du pays en prévision d’une grande offensive réputée décisive sur le front occidental.

Berlin, le 6 août 1914.

Au peuple allemand,

Depuis la fondation du Reich, il y a quarante-trois ans, nos prédécesseurs et moi-même nous sommes efforcés avec zèle de maintenir la paix mondiale et de promouvoir dans la paix notre vigoureux développement.

L’hostilité ouverte ou secrète de l’Est 8 et de l’Ouest 9, et celle de par delà la mer 10, nous l’avons jusqu’ici supporté, conscients de notre responsabilité et de notre force. On exige de nous de rester les bras croisés alors que nos ennemis s’équipent en vue d’une sauvage agression. On ne supporte pas que nous demeurions dans une fidélité résolue à notre allié, qui combat pour son statut de grande puissance et dont l’abaissement nous ferait perdre notre puissance et notre honneur 11.

8 La Russie.

9 La France.

10 Le Royaume-Uni, qui avait déclaré la guerre à l’Allemagne le 4 août.

11 Il s’agit là d’un des dogmes de la diplomatie wilhelmienne, que l’on avait déjà vu à l’œuvre en 1908, lorsque l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie avait déjà fait planer la menace d’un conflit avec la Russie.

L’épée doit donc décider. En pleine paix, l’ennemi nous attaque. C’est pourquoi, aux armes ! Toute indécision, toute hésitation trahiraient notre patrie.

Il s’agit pour le Reich d’être ou de ne pas être, ce Reich que nos pères se bâtirent de nouveau.

Il s’agit pour la puissance allemande, pour l’essence allemande, d’être ou de ne pas être.

Nous nous défendrons jusqu’au dernier souffle de l’homme et de sa monture. Nous soutiendrons ainsi le combat contre un monde d’ennemis. L’Allemagne n’a jamais été vaincue lorsqu’elle a été unie.

En avant avec Dieu, qui sera avec nous comme il l’a été avec nos pères !

71 - Le Kaiser vous parle

Carte postale de propagande rappelant l’alliance indéfectible de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie.

 

 

Une fois de plus, je ne peux que remercier grandement Franck Sudon pour ses traductions, même si par-ci par-là j’ai un peu modifié son travail.

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2 août 2014 6 02 /08 /août /2014 14:42
70 - Son dernier coup d'archet / His last bow

Sherlock Holmes à la retraite (illustration de Sidney Paget pour The Adventure of the Lion’s Mane).

Alors que la manie commémorative souffle avec force cette année, personne ne semble avoir noté que nous célébrons aujourd’hui le centenaire de la conclusion de la dernière enquête de Sherlock Holmes. Corrigeons donc cet oubli.

A la différence d’Arsène Lupin, Sherlock Holmes n’a jamais eu la chance de rencontrer personnellement le Kaiser 1. Mais, une fois le premier conflit mondial déclaré Conan Doyle, en bon patriote, ne pouvait manquer d’enrôler son héros au profit de l’effort de guerre britannique. Aussi publia-t-il en 1917, dans le mensuel Strand Magazine, une nouvelle intitulée His Last Bow 2. Bien évidemment, je ferai mon possible dans ce qui suit pour ne pas révéler les péripéties de ce court récit (environ une demi-heure de lecture au bureau…) afin que le lecteur qui voudrait s’y reporter puisse conserver tout le plaisir de la découverte.

1 Du moins dans le canon officiel des œuvres de Conan Doyle.

2 Ce titre est généralement traduit en français par Son dernier coup d’archet. Toutefois, en anglais (langue subtile, à la différence de l’américain), le mot bow peut aussi bien faire référence à un archet qu’à un adieu.

 

On se rappelle que depuis 1907 Sherlok Holmes a pris sa retraite comme détective et s’est installé dans le sud de l’Angleterre où il s’adonne à l’apiculture 3. Mais la situation politique mondiale s’aggravant, il est contacté en 1912 par le Ministère des Affaires étrangères pour démasquer un très efficace réseau d’espions travaillant pour le compte de l’Allemagne 4. Devant son refus, le premier ministre britannique lui-même se déplace pour le convaincre 5.

3 Voir la nouvelle La Crinière du lion dans le recueil Les Archives de Sherlock Holmes.

4 Edouard Grey (1862-1933), 1er vicomte de Fallodon, fut secrétaire d’Etat de 1905 à 1916. On ne trouve malheureusement pas trace de ce déplacement dans les mémoires de celui-ci.

5 Herbert Henry Asquith (1852-1928), 1er comte d’Oxford et Asquith, fut premier ministre de 1908 à 1916. On ne trouve pas plus de trace de ce déplacement dans les mémoires de celui-ci que dans les mémoires d’Edward Grey…

Commence alors une longue préparation pour créer une nouvelle identité à Holmes, ce qui va lui permettre d’être embauché par un agent de herr von Bock, chef du réseau d’espionnage allemand et « sans rival, pour ainsi dire, parmi tous les dévoués agents du Kaiser ».

70 - Son dernier coup d'archet / His last bow

Les falaises et le bord de mer de Davenport, dominant le port de Harwich.

La nouvelle à proprement parler se déroule dans la résidence de von Bock sur des falaises ayant vu sur le port de Harwich dans le comté d’Essex 6 le soir du 2 août 1914, jour fatidique où les troupes allemandes rentrèrent au Luxembourg. Von Bock, qui a renvoyé son épouse et ses domestiques à Flessingue en prévision de la guerre à venir, y reçoit un de ses amis de l’ambassade allemande à Londres, le baron von Herling, avec qui il s’entretient de ses activités ainsi que de son prochain départ d’Angleterre dans la suite de l’ambassadeur.

6 Port sur la mer du Nord et base navale importante, seul mouillage protégé entre la Tamise et la Humber.

Dans le courant de leur conversation, nous apprenons que von Bock s’est procuré en quatre ans des renseignements intéressants sur la Manche, le port de Rosyth, les défenses côtières anglaises, l’aviation britannique, les forts de Portsmouth ou encore l’Irlande, qu’il conserve dans un coffre-fort au mécanisme singulier. Mais il lui reste encore à recevoir le code des signaux de la Royal Navy que son meilleur agent doit venir lui remettre après le départ du baron von Herling. Peu après, Sherlock Holmes réussit à le capturer et lui révèle alors le rôle qu’il a joué depuis le début de cette affaire ; puis il « l’embarque » avec Watson sans autre forme de procès pour le ramener à Londres.

70 - Son dernier coup d'archet / His last bow

La capture de von Bock par Sherlock Holmes (illustration de Sidney Paget).

Autant qu’une nouvelle policière remettant en selle son héros le plus connu, Conan Doyle a donné là une œuvre de propagande, comme le souligne le fait qu’elle soit écrite à la troisième personne et non présentée comme un récit fait par le docteur Watson. Trois thèmes, habilement introduits dans cette nouvelle sont à souligner :

1) la crainte (sans doute exagérée) de l’espionnage allemand en Angleterre, marquant le caractère malfaisant et lâche du pays contre lequel l’empire britannique était en guerre ;

2) le thème de la préméditation de la déclaration de guerre par l’Allemagne évoquée presque en passant par le code permettant d’ouvrir le coffre-fort de von Bock ;

3) la menace intérieure possible du fait de la situation en Irlande (l’insurrection de Pâques 1916 à Dublin était encore dans l’esprit de tous les lecteurs), que Conan Doyle, bourgeois anglican et loyaliste, ne pouvait manquer de dénoncer, ainsi que le risque représenté par la haine des américano-irlandais pour l’Angleterre 7.

7 On ne peut manquer de penser au cas d’Eamon de Valera (1882-1975), citoyen américain impliqué dans l’insurrection de Pâques puis président de la république d’Irlande qui ira jusqu’à présenter officiellement ses condoléances à l’ambassadeur d’Allemagne à Dublin en mai 1945 à l’annonce de la mort de Hitler.

Cette nouvelle n’a donné lieu qu’à une seule adaptation cinématographique muette et en noir et blanc en 1923, par George Ridwell (1867-1935) avec Eille Norwood (1861-1948) dans le rôle du célèbre détective. Toutefois, avatar curieux, cette nouvelle fut transformée par Universal Pictures Company en 1942 sous le titre de Sherlock Holmes and the voice of terror (La Voix de la terreur) avec l’incontournable Basil Rathbone dans le rôle de Holmes ; pour mieux coller à l’actualité du moment, Sherlock Holmes n’y combattait plus un espion au service du Kaiser mais un agent hitlérien, dénommé Heinrich von Bork 8.

8 Dans sa nouvelle, Arthur Conan Doyle ne donne jamais le prénom de l’espion allemand.

70 - Son dernier coup d'archet / His last bow

Affichette dédicacée de La Voix de la Terreur.

Si, à la fin de cet article, j’ai réussi à vous donner envie de lire cette ultime aventure de Sherlock Holmes, courrez acheter le recueil de nouvelles qui porte ce titre, ou contentez-vous d’aller sur le site :

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14 juillet 2014 1 14 /07 /juillet /2014 18:34
69 - L'Autriche-Hongrie sur les Champs Elysées

Carreau de faïence contemporain aux armes de l’empire d’Autriche.

En cette année de centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, les autorités françaises avaient invité des délégations étiques (1 porte-drapeau et ses 2 gardes) de tous les pays actuellement existants dont les contingents participèrent au conflit, en ne se limitant pas aux états alliés mais en acceptant aussi les héritiers des monarchies des puissances centrales.

69 - L'Autriche-Hongrie sur les Champs Elysées

Les délégations étrangères derrière de modernes poilus (photographie d’Alain Jocard pour l’AFP).

A la différence de l’Allemagne ou de la Bulgarie qui arboraient leurs actuelles couleurs nationales, l’Autriche (qui ne l’oublions pas avait eu les deux premières victimes du conflit : l’archiduc François-Ferdinand et son épouse la duchesse de Hohenberg) avait choisi de présenter l’un des vieux drapeau de l’armée impériale et royale austro-hongroise, que les photographes présents n’ont pas cherché à immortaliser...

Il s’agissait en fait de l’emblème de la Trabanten Leibgarde, attribué au bataillon de la garde, créé en 1935 à la suite de l’assassinat du chancelier Dolfuss. A l’avers, il porte l’aigle impérial et au revers la Vierge en gloire.

Cet emblème avait déjà eu l’occasion de défiler sur les Champs Elysées le 14 juillet 2007, lorsque des représentants des armées des 27 pays de l’union européenne avaient été invités dans le cadre de la commémoration du cinquantenaire du traité de Rome.

69 - L'Autriche-Hongrie sur les Champs Elysées
69 - L'Autriche-Hongrie sur les Champs Elysées
69 - L'Autriche-Hongrie sur les Champs Elysées

Un détachement des Trabanten Leibgarde vers1900.

Gott erhalte, Gott beschütze

Unsern Kaiser, unser Land…

Un grand merci à Franck Sudon, dont les connaissances en vexillologie ont rapidement identifié ce vénérable drapeau.

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12 juillet 2014 6 12 /07 /juillet /2014 19:13
68 - Comment espionner la Royal Navy

Portrait de Gustav Steinhauer en uniforme de policier sur la couverture de l’édition anglaise de ses mémoires.

Les fidèles lecteurs de ce blog ont déjà eu l’occasion de rencontrer Gustav Steinhauer à Héligoland, où il traquait des espions étrangers. Mais, tout comme les bons braconniers font les meilleurs gardes-chasse, les bons « contre-espions » sont souvent aussi d’excellents espions…

Tout avait commencé lors d’une soirée « tabac » chez les Kaiser au court de laquelle certains des invités firent allusion, suite à la lecture d’un article paru dans le Daily Mail, à une querelle qui venait de se déclencher entre les amiraux britanniques Beresford 1 et Scott 2. Toujours très intéressé par tout ce qui touchait aux choses de la mer, et lui-même amiral honoraire de la marine britannique, l’empereur Guillaume voulut précisément savoir de quoi il retournait. En l’absence d’information précise, il chargea son ministère de la Marine de diligenter une « enquête ». Gustav Steinhauer fut donc envoyé en mission à Skagen, au Danemark, où l’escadre commandée par l’amiral Beresford devait faire escale.

1 Charles William de la Poer Beresford (1846-1919), considéré comme l’un des meilleurs stratèges de la Royal Navy, était alors  commandant de l’escadre de la Manche.

2 Percy Moreton Scott (1862-1929).

68 - Comment espionner la Royal Navy

L’amiral Beresford en compagnie de lors Kelvin.

Trois jours plus tard on me fit venir au Ministère de la Marine et mon ancien chef me reçut en me disant : « La flotte anglaise, sous les ordres de l’amiral Beresford, sera dans quelques temps dans la mer du Nord, elle jettera probablement l’ancre devant Skagen 3 puis continuera sa route vers le sud. Il vous faudra observer la flotte, nouer des relations, et essayer de répondre aux questions du bulletin que je vous remets. Faites un effort, employez tous les moyens qui sont à votre disposition. L’Empereur s’intéresse spécialement aux causes du conflit qui a éclaté entre l’amiral Beresford et l’amiral Scott, tandis que le prince Henri 4 s’intéresse à toutes les autres questions. Voici de l’argent, allez, que Dieu soit avec vous ! »

3 Port danois situé au nord de la péninsule du Jutland.

4 Albert Guillaume Henri de Prusse (1853-1924), frère cadet du Kaiser, avait été commandant en chef de la Hochseflotte de 1906 à 1909 puis fut nommé grand-amiral et inspecteur général de la marine.

68 - Comment espionner la Royal Navy

L’amiral Scott (vignette anglaise de propagande).

C’est de cette manière que se traitaient toutes les affaires particulières qu’on me confiait de temps à autre, et je dois avouer que cette façon m’était très agréable. Je n’avais pas à agir selon des instructions reçues, je n’avais aucun supérieur auquel il me fallait rendre compte de mes faits et gestes et qui ne me donnait que de mauvais conseils ; en un mot, j’étais absolument libre.

Ma tâche n’était ni facile ni sans dangers. Je devais nouer des relations, mais on ne me précisait pas de quel genre ces relations devaient être, j’avais à les chercher autant parmi les officiers que parmi les matelots. Il fallait m’habiller en conséquence ; je ne devais pas oublier de prendre mon smoking, mais le simple costume de matelot, les lunettes, la barbe postiche, tous les petits objets qui servent à se déguiser, ne devaient pas manquer non plus. Après avoir soigneusement préparé mon voyage et rempli mon portefeuille de billets danois et de quelques billets anglais, je partis 5.

5 Gustav Steinhauer Le détective du Kaiser pp. 92-93.

 

Dans un premier temps, Gustav Steinhauer rallia Copenhague, afin de se renseigner sur le programme précis de visite de l’escadre britannique. Puis il se rendit à Skagen où il comptait trouver une réponse sur l’origine de la dispute entre les amiraux anglais, ainsi que tous les renseignements techniques qu’il pourrait glaner.

Le lendemain on annonça l’arrivée de la flotte anglaise à Skagen et je partis pour le nord, à Frederikshavn 6. Cette jolie ville est située à une heure de marche de Skagen. Un grand nombre de baigneurs qui voulaient se baigner à cet endroit logeaient à Frederikshavn, et se rendaient quotidiennement à Skagen. Les communications ferroviaires étant excellentes, on peut passer la journée à Skagen et rentrer tard dans la soirée par le dernier train à Frederikshavn.

6 Port de commerce danois le plus septentrional du Jutland.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Quelques vues du port de Frederikshavn.

Je pris une chambre dans l’hôtel Hermann, payai d’avance pour trois jours et dis à l’aubergiste que j’avais l’intention de me rendre à Skagen mais que, ne sachant pas si je pourrai y trouver une chambre, je préférais, par prudence, en garder une chez lui. A la tombée de la nuit, je me transformai en marin en revêtant un costume bleu que j’avais conservé depuis l’époque où je faisais mon service dans la marine, je quittai l’hôtel sans me faire remarquer, et partis pour Skagen.

En arrivant j’étais un marin, et même un marin danois ; à cette époque, avec un peu de prudence, on pouvait facilement se faire passer pour un marin anglais, allemand ou danois. Si j’entrais en contact avec un Danois je devenais Allemand ou Anglais ; s’il s’agissait d’un Anglais, je devenais Danois, car je croyais être certain que, parmi les 18.000 marins de l’escadre anglaise, il n’y en avait pas un qui parlât danois.

A Skagen, je trouvai à me loger, en ma qualité de marin, chez un vieux couple de pêcheurs. Personne ne s’intéressa à moi, car Skagen est une plage recherchée tant par les Danois que par les Allemands. Je crois que, grâce à sa situation avancée dans la mer du Nord, il n’y a pas de plus belle plage au monde pour ceux qui aiment la nature et disposent d’une bourse moyenne.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Villas à Skagen.

C’était là que la puissante flotte anglaise avait jeté l’ancre. Il est naturel que la petite ville fût très animée ; jusqu’à neuf heures du soir elle regorgeait de marins de tous grades et, le second jour, j’avais déjà fait d’innombrables connaissances. Comme les Anglais buvaient le grog danois avec le même amour que leur whisky, j’avais déjà réussi à apprendre pas mal de choses.

Il faut que je dise ici que je ne cherchais pas à apprendre de grands secrets. Il s’agissait presque toujours de choses touchant le service à bord des vaisseaux de guerre, du rôle des officiers supérieurs, de l’attribution des fonctions à bord, de la formation des escadres, de la distance à laquelle se tenaient les navires les uns des autres en pleine mer ou le long des côtes. A cette époque-là notre flotte était en devenir, alors que celle des Anglais était la meilleure du monde ; on pouvait comparer sa situation à celle de notre armée, tout ce qu’elle faisait était immédiatement imité par les autres armées. Il suffisait d’introduire dans notre armée une nouvelle musette, de nouvelles chaussures, pour qu’aussitôt les Russes ou les Français payassent des sommes énormes pour entrer en possession de l’objet nouveau. Il en était de même pour la flotte anglaise ; chaque innovation introduite par l’Angleterre était la conséquence d’une expérience séculaire ; il n’était pas nécessaire qu’il s’agit d’un canon ou d’un nouveau cuirassé, chaque petite chose était importante 7.

7 Gustav Steinhauer Le détective du Kaiser pp. 97-99.

 

Mais tout ne pouvait pas toujours se passer bien. Ainsi, Gustav Steinhauer faillit bien se faire enlever et conduire sur l’un des vaisseaux britanniques.

J’ai déjà dit qu’il ne s’agissait pas toujours d’apprendre des choses secrètes. Voici l’une des questions que contenait le bulletin qui m’avait été remis au Ministère de la Marine : « Comment les Anglais font-ils pour maintenir la distance de deux cents mètres entre leurs navires, la nuit, ou par le brouillard ? »

Il est naturellement facile de contrôler cette distance pendant le jour, mais la nuit c’est très difficile. C’était une question à laquelle il me fallait répondre d’autant plus qu’elle intéressait particulièrement le prince Henri de Prusse.

Voici comment je trouvai la solution : comme marin, je pouvais, sans que personne le trouvât singulier, poser toutes sortes de questions en buvant un grog. Je racontai donc à un sous-officier que, revenant d’Amérique à Rotterdam, j’avais rencontré la flotte anglaise et que j’avais admiré la distance exacte observée par les navires, j’ajoutais d’un air négligent que, sans doute, il devait être très difficile de garder cette distance la nuit et que les matelots devaient toujours redouter de voir un vaisseau enfoncer l’autre. Trois hommes éclatèrent de rire et trois gorges me répondirent avec fierté :

- Nous maintenons la distance aussi exactement le jour que la nuit.

Et comme je répondais d’un air sceptique : « Dans ce cas vous devez avoir de bons yeux ! » ils me répliquèrent en chœur : « Ce n’est pas nécessaire, le vaisseau qui est le premier traîne avec lui une corde de deux cents mètres, au bout de laquelle est attachée une bouée en liège peinte en blanc ; au cours des derniers mois, on a même trouvé une système pour la rendre lumineuse. Aussi longtemps que le vaisseau qui suit voit cette bouée devant lui, il garde la distance. »

Je m’éloignai aussitôt et notai sur un petit bout de papier : distance de nuit = bouée blanche.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Cuirassés britanniques en ligne de file.

Le matin, quand les cuisiniers et leurs aides venaient à terre pour faire leurs achats, je flânais sur la plage, bavardais avec les sous-officiers et me faisais confirmer ce que j’avais appris la veille en buvant des grogs.

Cependant, par un hasard malheureux, on ne sait jamais comment ces choses-là arrivent, j’excitai la méfiance de quelques Anglais, car un soir il m’arriva une mésaventure qui termina brusquement mon activité à Skagen.

J’étais assis avec quelques Anglais dans un café, lorsque je remarquai qu’un Anglais très distingué entrait dans le local en compagnie d’un pêcheur avec lequel il s’entretenait visiblement de ma personne. Répondant à une question, le pêcheur secoua négativement la tête. Tout en continuant à bavarder, j’observai mon entourage avec de nouveaux yeux. L’Anglais distingué et le pêcheur ayant bu leur grog quittèrent la salle ; je croyais m’être trompé, car à ma table on s’amusait comme auparavant, lorsque la porte s’ouvrit et quelqu’un appela « Jimmy ». Un de mes compagnons se leva et sortit. Il rentra après quelques minutes de fort bonne humeur et offrit une tournée de grogs en buvant particulièrement en mon honneur. Quand nos verres furent vides, il nous offrit une nouvelle tournée ; ses camarades eux-mêmes furent surpris et lui demandèrent s’il célébrait son anniversaire.

Je m’aperçus que le contenu de mon verre était plus foncé que celui des autres, il avait sans doute dit à l’aubergiste de me donner un grog très fort. Si je refusais de boire je devenais suspect, si je buvais je courais le risque de tomber sous la table ; je choisis donc ce qui me paraissait le moins dangereux et avalai le grog après m’être fait donner par l’aubergiste un grand morceau de fromage que je mangeai. Ensuite, j’offris une nouvelle tournée avec quatre grands morceaux de fromage, ce qui plut beaucoup à mes compagnons de table. Finalement, le marin qui était sorti nous rappela qu’il fallait partir et je remarquai qu’il chuchotait quelque chose à ses compagnons. Aussitôt, malgré les rasades de grog, leurs mines devinrent sérieuses.

La nuit était tombée ; mes compagnons manifestèrent une joie turbulente ; ils se prirent par le cou et commencèrent à danser un step. Le marin qu’on avait appelé Jimmy et un autre avaient passé leurs bras autour de mon cou, je dus faire bonne mine à mauvais jeu et danser avec eux. J’étais habillé très négligemment, une paire de pantalons bleus de marin, une vareuse, une chemise de couleur à bon marché, un foulard noir noué autour du cou et des espadrilles aux pieds. Arrivés sur la plage, mon compagnon me dit tout bas que si je voulais leur rendre visite, j’avais la meilleure occasion du monde de passer avec eux « de l’autre côté ». Nous étions seuls tous trois à cette place et le ton avec lequel il me disait ces mots s’était considérablement transformé ; il était devenu presque menaçant. On voyait bien que ces gens n’étaient pas des détectives, ils ne savaient pas se dominer. Je me bornai à demander s’il n’était pas défendu de se rendre à bord et s’ils ne redoutaient pas d’avoir des désagréments, ils secouèrent tous deux la tête et d’un geste impérieux me commandèrent de monter en barque.

Si j’avais refusé ils m’auraient simplement empoigné et entraîné de force ; c’est du moins ma conviction encore aujourd’hui. Ma décision fut rapidement prise. Je savais que je ne pourrais pas nager avec une lourde vareuse et puis le rhum que j’avais bu m’avait réchauffé. Je déclarai me réjouir de pouvoir encore boire un coup à bord avec eux ; je leur offris des cigares et en allumai un moi-même, puis je retirai ma vareuse en faisant observer qu’il faisait très chaud ; ils avaient déjà ôté les leurs. Ils montèrent dans le canot, je les suivis et profitai de ce qu’ils me tournaient le dos pour faire passer subrepticement l’argent-papier qui se trouvait dans ma vareuse dans ma chemise entr’ouverte.

Ils avaient pris place tous deux devant moi et s’étaient armés d’une rame, mais, par bonheur, ils avaient placé leurs longues jambes sous les bancs.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Le croiseur cuirassé Argyll, sur lequel servaient les marins qui tentèrent d’enlever Gustav Steinhauer.

A peine avaient-ils commencé de ramer que leur façon d’agir se transforma. L’un d’eux me demanda d’un ton insolent : « Etes-vous vraiment un marin danois ? » Je répondis d’une voix tremblante d’homme ivre : « Quel est votre métier ? Je suis le fils du Shah de Perse, je ne vous connais pas. » L’autre riposta : « Je vous informe que vous êtes un Allemand du diable et que nous vous jetterons par-dessus bord. » Je penchai la tête en avant comme si j’allais vomir et répondit, affectant une ivresse progressive : « Vous voulez me jeter aux poissons ? » Ces deux braves gens étaient bien imprudents de révéler si tôt leur plan, mais ils me croyaient déjà perdu, d’autant plus que j’affectai de plus en plus l’ivresse. Nous étions environ à 70 mètres de la terre lorsque la brise agita les vagues, et fit monter et descendre la barque, c’est ce que j’avais prévu. J’étais assis à l’arrière, tenant les bords de la barque comme si je craignais de tomber. Lorsque la vague suivante souleva l’embarcation, je réunis toutes mes forces et la fit basculer une fois à droite une fois à gauche et la retournai la quille en l’air. Ma vareuse entre les dents, j’avais sauté de la barque et commençai à nager vers la côte. A une trentaine de mètres j’eus déjà pied, et n’entendant aucun bruit je me retournai, redoutant qu’il ne fut arrivé malheur à mes charmants compagnons. Mais soudain j’entendis le bruit qu’ils faisaient en se débattant avec peine et ils se mirent à crier, de sorte que les baigneurs qui se trouvaient encore sur la plage commencèrent à s’inquiéter.

Quand j’eus atteint la côte, je sortis prudemment mes billets de banque de ma chemise et les mis dans ma poche, puis je regardai si les deux Anglais se mettaient à ma poursuite. Ils se débattaient toujours dans l’eau et cherchaient leurs rames. Je courus chez mes hôtes, empruntai au vieux pêcheur une vareuse, lui laissai la mienne et rentrait avec une voiture de paysan à Frederikshavn.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Vue générale de Frederikshavn.

Le soir même, vers onze heures, j’étais installé en smoking à une table de mon hôtel où l’on donnait une fête à laquelle les baigneurs et de nombreux Anglais prenaient part. Je fis la connaissance d’un sergent-major anglais qui me confia, en buvant du champagne, qu’il avait un rendez-vous avec une belle du pays, comme je m’étais fait passer pour Danois, l’affaire pouvait devenir plaisante pour moi, car si la dame était danoise, elle aurait bientôt découvert, en entendant mon mauvais danois, que je n’étais pas de ses compatriotes. Après qu’il m’eut donné de nombreux renseignements sur l’activité de la flotte au cours des jours suivants, je partis, car il commençait à s’impatienter et à regarder sa montre. A peine l’avais-je quitté que deux dames s’approchèrent de lui. L’une était la cocotte de Copenhague, l’autre une Française d’un certain âge déjà, mais belle comme une image, que j’avais vue dans un local demi-mondain de Copenhague. Ces deux femmes firent du pauvre sergent-major ce qu’elles voulurent et j’eus l’impression que l’argent qu’il dépensait pour le champagne et autres bonnes choses ne sortait pas de sa poche mais plutôt de la caisse du régiment 8.

8 Gustav Steinhauer Le détective du Kaiser pp. 99-105.

 

Finalement, dans des conditions particulièrement rocambolesque et pour tout dire un peu suspectes, Gustav Steinhauer va finalement pouvoir satisfaire la curiosité du Kaiser sur les relations entre les amiraux Scott et Beresford…

L’équipage de la flotte se composait de18 à 19.000 hommes. Le yacht de l’amiral Beresford avait jeté l’ancre à Esbjerg 9, ce qui me causa une grande joie car j’espérais bien trouver l’occasion de parler à l’un des matelots de son équipage.

9 Ville du Danemark sur la côte occidental du Jutalnd et plus grand port danois sur la mer du Nord.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Esbjerg.

On avait organisé, en l’honneur des officiers anglais, une grande fête au casino de Fanö 10, à laquelle tous les bourgeois d’Esbjerg avaient été invités, et mon hôtelier me procura une invitation. C’est ainsi que j’eus l’occasion de voir de près les commandants de la flotte anglaise, vêtus de splendides uniformes. L’amiral Beresford était présent mais il quitta de bonne heure la fête en compagnie de Scott, et se rendit avec quelques officiers à Esbjerg. Croyant que Beresford et ses compagnons allaient se rendre dans un café tranquille d’Esbjerg, je quittai immédiatement Fanö pour les rejoindre mais je m’étais trompé, l’amiral gagna son yacht avec ses compagnons. Je connaissais fort bien la localité, et dix minutes après l’amiral j’atteignais son yacht qui était à quai.

10 Ville danoise située sur l’île du même nom dans l’archipel de Frise du nord.

J’avais de la chance. C’était une belle nuit d’été. L’amiral avait sans doute invité les messieurs de son entourage à prendre un whisky and soda ou un punch suédois car ils s’étaient installés sur le pont supérieur. Par bonheur il n’y avait pas de sentinelle à terre, mais seulement à bord, près de la passerelle, je me glissai inaperçu le long du quai, me dissimulai derrière des tas de marchandises qui se trouvaient tout à fait au bord du quai, et de là je pus tout entendre sans être vu.

J’appris des choses fort intéressantes. Lord Beresford et ses officiers étaient très imprudents dans leur discours dont je ne perdis pas un mot, car parfois je n’étais guère qu’à deux mètres de distance d’eux. Ils se promenaient en causant de bâbord à tribord, ils étaient si près de moi que je pouvais parfois les entendre respirer. L’amiral Scott injuriait sans aucun respect l’Empereur d’Allemagne, l’amiral Beresford, sans doute à cause des jeunes officiers qui se trouvaient sur le pont supérieur, cherchait à le calmer. « Je ne suis pas le serviteur de ce blanc bec, et à l’avenir je ne veux plus entendre parler de lui » grondait Scott. A quoi Beresford répondit : « Pas si haut, il est empereur et en relation avec notre roi. »

68 - Comment espionner la Royal Navy

Le Kaiser et son oncle le roi Edouard VII.

Peu de temps auparavant on avait publié en Allemagne une brochure qui faisait grand bruit et qui parlait d’une guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre. Pour autant que je puisse me souvenir on y disait que la visite de la flotte anglaise si près de la côte allemande était un présage de guerre future. Lors Beresford pria un de ses officiers d’aller chercher cette brochure dans sa cabine et lui demanda d’en résumer le contenu. Quand cela fut fait, Beresford éclata de rire : « Ce n’est pas si bête ce qu’il écrit, il nous indique le chemin exact ! » Ils s’entre-tinrent ensuite des chances de l’Angleterre en cas d’une attaque contre l’Allemagne et de la destruction du canal « Kaiser Wilhelm » 11. Puis ils parlèrent des essais qu’on faisait pour remplacer la houille, par le mazout ou par le gaz, et d’un vaisseau qu’on avait construit pour faire des essais. Ils s’entretinrent encore du prince Henri de Prusse que l’amiral Scott estimait et des dreadnoughts allemands. L’amiral posa quelques questions à leur sujet. Comme personne ne pouvait répondre, il donna l’ordre à l’un de ses officiers de chercher dans sa cabine un livre dont je ne compris pas le titre car lorsqu’il donna cet ordre il se trouvait de l’autre côté du pont, il s’agissait en tout cas d’un livre secret car j’entendis le mot « secret ». L’officier revint bientôt, l’amiral s’empara du livre, l’ouvrit, y lut les noms des dreadnoughts anglais et allemands mais les autres officiers n’étaient pas d’accord avec ce qu’il lisait car ils secouaient la tête d’un air désapprobateur. Quoique je n’aie pu comprendre tout ce que leur amiral avait lu et en conséquence la cause de leur querelle je suis certain que ce que l’amiral avait lu n’était pas exact. Le nombre des canons des dreadnoughts allemands n’était pas exactement indiqué et c’est ce que l’amiral Scott affirmait. Beresford termina la discussion en ordonnant à son aide de camp de lui procurer les rapports originaux pour voir si le livre ne contenait pas des fautes d’impression 12.

11 Nom officiel du canal de Kiel.

12 Gustav Steinhauer Le détective du Kaiser pp. 107-109.

68 - Comment espionner la Royal Navy

Vignette allemande de propagande : « Dieu punisse l’Angleterre ».

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28 juin 2014 6 28 /06 /juin /2014 08:33
67 - Attentats à Sarajevo

Arrivée le l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse en Bosnie-Herzégovine (vignette publicitaire de la marque Eckstein-Halpaus).

Il y a cent ans de cela, l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie et inspecteur général de l’armée impériale et royale avait décidé d’aller assister en compagnie de son épouse (née comtesse Sophie Chotek de Chotkowa et Wognin, titrée après son mariage duchesse de Hohenberg) aux manœuvres du XVcorps d’armée aux alentours de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine. Après une première promenade « touristique » incognito avant le début des manœuvres, le couple princier devait se rendre à nouveau dans la capitale régionale pour une visite officielle le 28 juin.

67 - Attentats à Sarajevo

Carte postale panoramique de Sarajevo aux alentours de 1914 (au premier plan à droite l’hôtel de ville).

67 - Attentats à Sarajevo

Plan de Sarajevo au moment de l’attentat (tiré de l’ouvrage d’Albert Mousset cité infra).

C’est là que les conséquences de l’hostilité au mariage morganatique de l’archiduc les rattrapèrent : à la demande du prince Alfred de Montenuovo 1, grand-maître de la Cour, le général Oskar Potiorek 2 limita le déploiement de troupes destinées aussi à assurer la sécurité lors de cette solennité…

1 Alfred, second prince de Montenuovo (1854-1927) était depuis 1909 le plus haut dignitaire de la cour de Vienne. Pour ce qui est de son attitude intransigeante vis-à-vis de la duchesse de Hohenberg, on notera avec surprise qu’il était le petit-fils du comte de Neipperg et de l’archiduchesse Marie-Louise, veuve Buonaparte…

2 D’origine slovène, Oskar Potiorek (1853-1933) était gouverneur militaire de Bosnie-Herzégovine depuis le mois de mai 1911. A la suite de l’attentat, il fut responsable de pogroms anti-serbe dans sa province et mena l’armée autrichienne aux désastres des batailles du mont Cer et de la rivière Kolubara, à la suite desquelles il fut remplacé par l’archiduc Eugène.

67 - Attentats à Sarajevo

Le général Potiorek (vignette autrichienne de propagande).

Après la réception officielle en gare, le couple princier devait rejoindre en voiture la mairie en compagnie du général Potiorek et du comte Harrach, aide de camp de l’archiduc. Les récits des témoins des faits étant souvent confus, voire contradictoires, nous allons quasiment monter dans la voiture princière  en nous appuyant sur le témoignage écrit du gouverneur militaire de Bosnie-Herzégovine pour assister au premier attentat et à l’arrivée à l’hôtel de ville.

67 - Attentats à Sarajevo

La Gräf und Stift type 40/45 du comte Harrach dans laquelle se trouvait le couple princier. Elle est aujourd’hui conservée au musée de l’armée de Vienne.

Le jour du drame j’étais dans l’automobile appartenant à Son Excellence le comte Harrach avec Son Altesse Impériale et Royale l’archiduc héritier du trône François-Ferdinand et avec Son Altesse la duchesse de Hohenberg. L’héritier du trône était assis au fond de la voiture à gauche ; Son Altesse la duchesse était à sa droite. Le comte Harrach était devant, à côté du chauffeur. J’étais assis en face de l’auguste couple. En passant devant la Banque d’Autriche-Hongrie, j’ai regardé en avant et remarqué, du côté gauche, sur le quai, une solution de continuité dans l’alignement de la foule. A cet endroit se trouvait un jeune homme brun et grand. Je montrai précisément à ce moment la nouvelle et belle caserne du XVe corps. J’entendis une petite détonation et je vis voler derrière la duchesse un petit objet noir. Une seconde après se produisit une détonation comparable à un coup de pistolet. L’objet s’était déplacé si lentement derrière la duchesse que j’avais pu le suivre des yeux. Le comte Harrach me dit avoir eu l’impression de voir passer un projectile. L’objet tomba sur la chaussée : on entendit alors la détonation. Son Altesse. la duchesse eut, comme moi, l’impression que c’était une bombe destinée à l’automobile, mais qui avait manqué son but et n’avait causé nul dommage. La marche des voitures fut un instant interrompue, mais repris aussitôt d’après l’itinéraire fixé. La voiture qui était derrière nous s’arrêta et nous remarquâmes que quelqu’un en descendait. On me fit connaître que c’était mon aide de camp, Erich von Merizzi 3, qui était blessé. Sur quoi notre automobile stoppa également, car Son Altesse voulait s’enquérir de l’état de la victime. Nous avons ensuite repris notre chemin, d’abord rapidement puis, à l’approche de l’Hôtel de ville, plus lentement. Entre temps j’avais vu quelqu’un sauter dans la Miljacka, suivi d’autres personnes. 4

3 Erich von Merizzi (1873-1917) était aide de camp du général Potiorek depuis 1910.

4 Albert Mousset L’attentat de Sarajevo (Payot ; Paris, 1930) p. 440.

67 - Attentats à Sarajevo

La voiture du couple princier sur le quai Appel. On remarquera la quasi-absence de forces de l’ordre.

Ce premier attentat avait échoué, mais que c’était-il vraiment passé ? L’un des conjurés, Nedeljko Cabrinovic, avait lancé une bombe sur la voiture et certains témoins affirme que François-Ferdinand avait saisi celle-ci pour la jeter hors du véhicule ; si cette version était confirmée, elle éclairerait sous un autre jour le désir de l’archiduc d’aller visiter les blessés après son passage à l’hôtel de ville. Quoi qu’il en soit, Cabrinovic tenta ensuite de se suicider en avalant une pilule de cyanure qui ne lui fit rien et se jeta dans la Miljacka, profonde à cet endroit de quelques centimètres ; il put donc être immédiatement arrêté.

Grâce aux souvenirs d’un fonctionnaire au tourisme de Sarajevo recueilli en 1936-1937 par Rebecca West 5, nous pouvons nous faire une première idée de ce qui se passa à la mairie de Sarajevo lorsque l’archiduc François-Ferdinand et son épouse y arrivèrent.

5 Cisely Isabel Fairfield allias Rebecca West (1892-1983) était une femme de lettre et une féministe anglaise ; elle est aussi connue pour sa liaison avec le célèbre auteur Herbert George Wells.

67 - Attentats à Sarajevo

L’hôtel de ville de Sarajevo, ressemblant à une pâtisserie de style « austro-islamique »…

 

C’est à cet endroit même 6, nous expliqua le chef du bureau touristique, que je me trouvais avec mon père. Il était en bas dans le hall avec la délégation qui recevait l’archiduc et l’archiduchesse, et il avait vu entrer l’archiduc le visage écarlate et suffocant de rage. A quelques pas de là, le long du quai, un jeune homme, un certain Cabrinovic, avait jeté une bombe sur son passage qui avait blessé le colonel de Merizzi, l’aide de camp de l’archiduc 7. Aussi lorsque le bourgmestre de Sarajevo (un musulman slave) commença à lire son allocution de bienvenue, l’archiduc l’interrompit en criant d’une voix de fausset : « C’est absolument inadmissible. Je viens vous rendre visite et on me reçoit avec des bombes ! C’est un outrage. » Alors l’archiduchesse lui parla tout bas à l’oreille, et il parut se calmer. « Très bien, dit-il, vous pouvez continuer. » Mais quand le bourgmestre eut fini de lire son allocution, il y eut un autre esclandre, parce que l’archiduc n’avait pas son discours, et que le secrétaire qui était chargé de le lui remettre était introuvable. Quand enfin il put en prendre possession, il poussa des hauts cris : le manuscrit qu’il tenait entre les mains était tout maculé de sang de son aide de camp.

6 L’un des salons de réception de l’hôtel de ville.

7 Comme nous l’avons vu plus haut, il était en fait aide de camp du général Potiorek.

Il lut tout de même son discours, et puis il entra dans cette pièce accompagné de l’archiduchesse. Mon père les suivit, mais l’atmosphère était si lourde, si menaçante qu’il s’approcha de moi et me prit la main qu’il garda serrée dans la sienne. Nous n’arrivions pas à détacher nos regards de l’archiduc tant son comportement était étrange ; il n’avait rien d’une Altesse, il marchait à grands pas, en levant haut les jambes, comme s’il défilait au pas de l’oie. Je suppose qu’il voulait montrer qu’il n’avait pas peur. 8

8 Rebecca West Agneau noir et faucon gris (L’âge d’homme ; Paris, 2000) pp. 265.

Remontons maintenant en voiture (sans oublier de baisser la tête au premier bruit suspect…) et donnons de nouveau la parole au général Potiorek pour assister au second attentat.

67 - Attentats à Sarajevo

Le départ du couple princier de l’hôtel de ville.

Après avoir visité l’Hôtel de ville, où Son Altesse impériale et royale ne regarda que le vestibule tandis que la duchesse se rendait au premier étage pour saluer les dames musulmanes, nous dûmes songer au retour vers le Musée. Son Altesse impériale et royale, qui, après le premier attentat, avait déclaré s’être attendu à quelque chose de semblable, demanda, avant le départ, si cela allait recommencer. Je répondis que j’espérais que non, mais qu’on ne pouvait empêcher, en dépit de toutes les mesures de sûreté, un individu qui serait posté à proximité de la voiture de se livrer à un acte pareil. C’est pourquoi je proposai à Son Altesse impériale et royale de passer à toute vitesse par le quai Appel jusqu’à Hidze de manière à punir ainsi la population, ou de gagner le Konak 9, si Son Altesse impériale et royale le permettait, pour se rendre à la gare de Bistrik. Son Altesse impériale et royale déclara qu’elle voulait à tout prix rendre visite au lieutenant Merizzi qui avait été transporté à l’hôpital militaire, d’où on nous avait fait savoir que sa blessure n’était pas grave. Je répliquai qu’après un pareil événement, la population de la ville méritait une punition : il fallait renoncer au programme et, si Son Altesse impériale et royale voulait se rendre à l’hôpital, prendre le quai pour y aller. J’ajoutai que je recommandais cette modification, car personne ne s’attendait à nous voir prendre l’itinéraire empruntant les quais. Son Altesse acquiesça et nous partîmes. Nous allâmes ainsi sans incident jusqu’à l’angle de la rue François-Joseph. Juste avant d’y arriver, près du magasin de Schiller, je vis l’automobile dans laquelle se trouvaient le représentant du gouvernement provincial et le maire tourner dans cette rue. J’ordonnai au chauffeur du comte Harrach de ne pas les suivre, mais de continuer tout droit. A ce moment, j’entendis, tout près de moi, deux, trois, peut-être quatre coups de feu très faibles. Nous étions assis comme précédemment, sauf que le comte Harrach ne se trouvait plus à côté du chauffeur, mais sur le marchepied gauche, pour protéger de son corps l’auguste couple du côté du quai d’où était venu le premier attentat. Mais, cette fois, on tira du côté droit. L’automobile se trouvait à ce moment contre le trottoir où se pressait une foule dense. J’étais alors tourné vers cette foule. Au moment où le meurtrier a tiré, il était à ma hauteur. Je le fixai et je vis qu’il avait été maîtrisé sur-le-champ et que les officiers avaient dégainé pour le frapper. Je fais observer que je n’ai vu ni feu ni fumée lorsqu’il a tiré. La détonation avait été très faible. Je crus que cette fois encore l’attentat avait échoué, car Leurs Altesses Impériales tranquillement assises se tenaient toutes droites.

9 Siège du gouvernement militaire de Bosnie-Herzégovine.

67 - Attentats à Sarajevo

Le débouché du pont des Latins sur le quai Appel ; le lieu de l’attentat de Princip est marqué par une croix orange.

Me rendant compte qu’il était impossible de continuer du côté droit de la Miljacka, j’ordonnai au chauffeur de rebrousser chemin. Lorsque l’automobile se mit à reculer, Son Altesse la duchesse s’affaissa à gauche contre Son Altesse Impériale et je la reçus dans mon bras. Je pensai qu’elle s’était évanouie de frayeur, d’autant qu’ils avaient échangé quelques mots que je n’avais pas compris. Après avoir indiqué le chemin au chauffeur je me retournai vers l’auguste couple et c’est seulement alors que je vis du sang dans la bouche ouverte de Son Altesse impériale et royale.

67 - Attentats à Sarajevo

Le siège du gouvernement militaire de Bosnie-Herzégovine (vignette autrichienne de propagande)

Quand nous arrivâmes au Konak, je remarquai que Son Altesse la duchesse était inanimée. Et lorsqu’une dame l’emporta Son Altesse impériale et royale l’archiduc s’affaissa à son tour. On les monta tous deux au premier étage, où ils furent déposés sur un lit. Plusieurs médecins étant accouru derrière la voiture, des soins leurs furent aussitôt donnés. Mais ni eux ni les médecins amenés de l’hôpital en automobile ne purent les rappeler à la vie. Un quart d’heure après, on dut constater le décès de Son Altesse impériale et royale, et quelques minutes plus tard celui de Son Altesse la duchesse. 10

10 Albert Mousset L’attentat de Sarajevo pp. 440-442.

67 - Attentats à Sarajevo

La tunique tâchée de sang de l’archiduc François-Ferdinand ; elle est aujourd’hui conservée au musée de l’armée de Vienne.

Le modéliste autrichien Erik Trauner ayant réalisé un diorama spectaculaire de ce second attentat, je ne peux que vous renvoyer à son site :

http://www.diorama-dreamland.at/index.php?id=32

67 - Attentats à Sarajevo

L’attentat tel qu’il apparaît sur une carte téléphonique autrichienne contemporaine.

Pour être tout à fait complet sur les événements de cette journée tragique, il me reste à reproduire ici le témoignage de l’agent de police Smaïl Spahovic tel qu’il fut enregistré au cours du procès des conjurés en octobre 1914 et qui relate l’arrestation mouvementée de Princip.

Spahovic – J’étais de service et me tenais dans la rue François-Joseph. J’étais à quelque dix pas de l’auteur de l’attentat. J’avais reçu l’ordre de ne pas regarder l’automobile mais la foule. J’étais à mon poste lorsque j’entendis un coup de revolver. Je tournai la tête à gauche et je ne vis rien ; je la tournai à droite et un second coup de feu partit. Je me frayai prestement passage à travers la foule et saisis l’auteur de l’attentat par la main. Quelqu’un s’interposa et me frappa d’un coup de poing au ventre. Princip m’asséna aussi, avec son revolver, un coup sur la tête. J’aperçus Pušara 11. A ce moment des officiers se mirent à assaillir Princip à coups de sabre et il me fut impossible de l’emmener avant l’arrivée du chef de peloton qui me prêta main-forte. Nous l’entraînâmes vers le quai Appel et je ne pus le conduire plus loin. Je priai Alois Fordren de l’emmener.

Procureur – A quelle distance a-t-il tiré sur l’héritier du trône ?

S. – A deux mètres et demi, pas davantage.

P. – L’avez-vous vu viser la seconde fois ?

S. – Quand je suis accouru, il avait déjà tiré le second coup de feu ; il voulait tirer le troisième, mais je l’ai saisi par le bras.

P. – Avez-vous vu un officier de la suite de l’archiduc le frapper à la tête d’un coup de sabre ?

S. – Il y a eu plusieurs officiers qui l’ont frappé.

P. – Avez-vous vu quelqu’un frapper les officiers ?

S. – Je ne l’ai pas vu. J’avais de vives douleurs dans le ventre après le coup que l’on m’avait donné. Pušara était à proximité : il doit savoir qui m’a frappé. 12

11 Peut-être le nationaliste serbe qui annonça le premier aux conjurés la visite du couple princier à Sarajevo (voir Rebecca West Agneau noir et faucon gris p. 285).

12 Albert Mousset L’attentat de Sarajevo pp. 449-450.

67 - Attentats à Sarajevo

Après son arrestation, Prinzip est emmené par les forces de l’ordre (vignette publicitaire de la firme Haus Bergmann Privat).

Après l’assassinat, l’administration austro-hongroise érigea à Sarajevo des statues en mémoire de l’archiduc et de son épouse. En 1918, elles furent détruites par les toutes nouvelles autorités yougoslaves qui les remplacèrent par une plaque commémorative portant pour simple inscription : « Ici, en cet endroit désormais historique, Gavrilo Princip libéra son peuple le 28 juin 1914, jour de la Saint-Guy ». Lorsque les troupes allemandes eurent envahi la Yougoslavie au cours de la seconde guerre mondiale, les nazis la détruisirent à leur tour et inaugurèrent une plaque rappelant l’attentat, alors qu’ils avaient déportés les enfants des deux victimes princières… En 1945, les communistes détruisirent eux aussi le monument nazi et le remplacèrent à nouveau par une plaque à la gloire des assassins. Aujourd’hui une simple plaque rappelant l’événement à été mis en place par les autorités de Bosnie-Herzégovine.

67 - Attentats à Sarajevo

Enveloppe commémorative communiste de 1954.

En 1955, le réalisateur Fritz Kortner 13 réalisa un film intitulé Um Thron und Liebe qui décrivait l’attentat. L’acteur Klaus Kinski y tenait le rôle de Cabrinovic. Dans ses sordidissimes mémoires, l’acteur donne quelques précisions sur le tournage de la scène dans laquelle il jette une bombe sur le convoi officiel.

13 Acteur et réalisateur allemand né à Vienne en 1892 et mort à Munich en 1970. D’origine juive (de son vrai nom Fritz Nathan Kohn), il avait émigré en Angleterre puis au Etats-Unis après l’Anschluss.

Dans la scène de l’attentat, les figurants sont de vrais flics viennois affublés de l’uniforme impérial. Ils doivent se jeter sur moi dès que j’ai lancé la bombe.

Kortner me prend à part :

– N’hésitez pas à cogner !

A croire qu’il veut se venger ainsi des Viennois.

– Je ne sais pas expliquer la scène aux flics. Je les lâcherai au bon moment. Je veux avoir leurs véritables réactions. Alors cogne, donne des coups de pied, mords, défends-toi comme si tu te battais pour sauver ta peau.

67 - Attentats à Sarajevo

Page de garde d’une plaquette publicitaire de 1955.

Moi, je me fiche de Kortner. Mais je suis ses indications pour qu’on ne puisse pas dire une fois de plus : « Ce Kinski, qu’est-ce qu’il est difficile ! »

Au début les flics ne comprennent pas du tout ce qui se passe. Forcément, ils se prennent pour de vrais acteurs de cinéma, ils ne veulent pas faire de mal à un « collègue ». Mais bientôt, ils oublient qu’il s’agit d’un film pour rentrer dans leur peau de flic. Deux d’entre eux doivent être transportés à l’hôpital. Quant à moi, il faut que je me remplisse la bouche de sang de bœuf pour avoir l’air de saigner pour de bon quand les poulets me tombent dessus. 14

14 Klaus Kinski Crever pour vivre (Belfond ; Paris, 1976) pp. 178-179.

67 - Attentats à Sarajevo

Page d’une plaquette publicitaire de 1955 sur laquelle apparaît Klaus Kinski.

Ce film n’ayant pas été réédité en DVD ni même en cassette, je n’en ai malheureusement trouvé que des extraits en allemand sur Youtube, ce qui fait que je ne peux en dire plus à son sujet…

67 - Attentats à Sarajevo
67 - Attentats à Sarajevo

Médaille commémorative autrichienne ; on remarquera l’absence de toute référence à l’épouse de l’archiduc...

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5 juin 2014 4 05 /06 /juin /2014 15:16
66 - Requiem

Buste du Kaiser par Max Bezner dans le parc du château de Doorn (photographie de Hanseichbaum pour Wikipedia).

Pour la troisième fois depuis le début de ce blog, nous nous retrouvons pour commémorer le jour anniversaire du décès du Kaiser. Si, l’année dernière, je vous avais présenté la description de son inhumation laissée par sa fille la princesse Victoria-Louise, je vous propose aujourd’hui le récit de ses derniers jours et de son enterrement par son petit-fils le prince Louis-Ferdinand.

66 - Requiem

Le Kaiser, vieilli, s’entretient avec des soldats allemands lors d’une de ses dernières sorties en public.

Lorsqu’un an plus tard, en juin 1941, la santé de l’Empereur nous causa de vives inquiétudes, toute la famille se hâta vers Doorn. Chacun de nous fut autorisé à le voir un court instant. J’eus, moi aussi, un dernier entretien avec lui.

Grand-père était couché dans son lit lorsque j’entrai. Son visage était effroyablement pâle, mais ses yeux brillaient comme toujours et sa voix était encore forte. Il s’inquiéta en détails de Cadinen 1 et me questionna affectueusement sur ma femme et nos deux enfants.

1 Domaine impérial près de la ville d’Elbing en Prusse orientale (aujourd’hui voïvodie polonaise de Varmie-Mazurie). Le Kaiser y possédait un domaine de chasse ainsi qu’une manufacture de faïences.

Il ne fit aucune allusion à son état, ni au motif de ma soudaine visite ; malgré cela, il était visiblement averti de sa fin prochaine, car il me dit en me donnant un baiser d’adieu et en serrant ma main affectueusement : « C’est pour moi un réconfort de penser que vous élevez tous les deux vos enfants en bons chrétiens. Que Dieu vous garde ! »

Pendant quelques jours, l’espoir revint. Une fois encore l’Empereur se rétablit. Le docteur lui-même déclara que tout danger immédiat était écarté et insista pour que les membres de la famille repartissent aussitôt que possible, afin de ne pas fatiguer le malade. Je restai néanmoins. L’Empereur pouvait même maintenant se nourrir normalement par petites quantités.

Le saisissement fut d’autant plus grand lorsque, le matin du 3 juin, je fus mandé d’urgence à sa chambre. A la gauche de son lit était assise l’Impératrice Hermine, à la droite sa fille unique, la Duchesse de Brunswick, ma tante Cissy 2. Ma grand-mère 3 me chuchota : « Il est mourant. »

2 La princesse Victoria-Louise, fille du Kaiser avait épousé en 1913 le prince Ernest-Auguste de Hanovre, duc de Brunswick.

3 L’Impératrice Hermine, grand-mère « par alliance » du prince depuis son mariage avec le Kaiser. Ce simple qualificatif montre qu’en dépit de l’opposition d’une grande partie de la famille impériale au remariage de Guillaume II, elle avait fini par l’accepter.

Nous passâmes toute la nuit à ses côtés. Sa dernière lutte se prolongea dans la matinée suivante.

Hitler se trouva dans un dilemme quand la nouvelle lui parvint. Il était plongé dans une guerre dans laquelle il avait besoin particulièrement de l’appui de ses soldats de métier 4. Ces hommes savaient que la tradition demandait les honneurs militaires aux funérailles de l’Empereur. Hitler se dit, nous le savons maintenant, qu’il pourrait même exploiter la situation en ramenant en Allemagne la dépouille du dernier Empereur et en organisant une parade monstre. Cet espoir fut anéanti par le codicille du testament de mon grand-père, que voici :

4 La Wehrmacht se préparait alors à envahir l’union soviétique dans le cadre de l’opération Barbarossa.

Doorn, 25 décembre 1933.

A L’OFFICIER DE LA MAISON ROYALE.

Codicille à mes dernières volontés 5

Si Dieu décide de me rappeler à Lui en un moment où la Kaisertum 6 n’aura pas été restaurées, si une forme de gouvernement non monarchiste existe encore, mon désir formel est d’être enterré provisoirement à Doorn, d’autant plus que je suis déjà enterré en un repos éternel dans mon exil à Doorn.

En face de la maison, à la place où se trouve actuellement un buste de moi devant les rhododendrons, le cercueil sera déposé dans le monument funéraire conçu par le sculpteur Betzner 7 et approuvé par moi. Les obsèques devront être simples, sans prétentions, modestes, dignes. Pas de délégation de la maison. Pas de drapeau à croix gammée. Pas de couronnes. Les mêmes dispositions devront être appliquée si Sa Majesté meurt à Doorn. Si je meurs à Potsdam, mes restes devront être enterrés dans le monument sus-nommé, dans le mausolée proche du Nouveau Palais, de façon qu’il se trouve entre les deux impératrices. Funérailles militaires. Pas de drapeau à croix gammée. Pas de discours mortuaires. Chants. Prières.

(Signé) : GUILLAUME.

5 Ces mots (comme pour le reste du codicille) sont en italique dans les mémoires du prince Louis-Ferdinand.

6 « Empire » en allemand.

7 Max Bezner (1883-1953), avait beaucoup travaillé pour la manufacture impériale de Cadinen.

66 - Requiem

Le mausolée où repose le Kaiser.

En conséquence, Hitler se décida pour une double action : d’abord, la presse allemande devait rendre compte de la mort de l’Empereur, mais en minimisant la chose – le plus court serait le mieux : ensuite, un bataillon d’honneur, constitué de soldats de l’Armée, de la Marine et de l’Aviation fut envoyé à Doorn, et l’administrateur nazi pour la Hollande occupée, Artur von Seyss-Inquart, fut délégué pour représenter Hitler et déposa une immense couronne avec l’inscription « Le Führer » sur la bière.

Mon grand-père fut couché dans la petite chapelle de sa propriété de Doorn, suivant les rites qu’il avait prescrits minutieusement quarante ans plus tôt. Le Révérend Bruno Doehring 8, après un très bref service, jeta sur le cercueil une poignée de terre recueillie au Temple Antique du Parc de Sans-Souci, à Potsdam, où ma grand-mère l’Impératrice Auguste-Victoria était ensevelie. Il ne prononça pas d’éloge funèbre. L’Empereur l’avait formellement proscrit.

8 Bruno Doehring (1879-1961), prédicateur et homme politique ultraconservateur, était resté fidèle au Kaiser et s’était opposé au nazisme, préférant même dans un de ses sermons de mai 1940 demander pardon à Dieu plutôt que de le louer pour les victoires allemandes…

66 - Requiem

Sépulture de l’impératrice Augusta-Victoria à Potsdam.

A la hampe couverte de lierre de l’hôtel de ville de Doorn, l’étendard blanc et noir de la Maison des Hohenzollern flottait, solitaire – aucun drapeau nazi n’était déployé 9. L’assistance à la cérémonie funèbre était limitée à la famille immédiate, Seyss-Inquart et sa suite, délégations des armées hongroise et bulgare, et le maréchal nonagénaire August von Mackensen. 10

9 Comme la princesse Victoria-Louise, le prince Louis-Ferdinand souligne le respect de la population de Doorn pour le défunt Kaiser.

10 Louis-Ferdinand de Prusse Le prince rebelle (André Matel ; Givors, 1954) pp. 235-238.

A la différence de sa tante, le prince Louis-Ferdinand n’en reste pas au simple récit familial mais déborde encore sur les aspects politiques de ce décès. Ses réflexions sont d’ailleurs intéressantes à deux points de vue :

‒ la volonté exprimée par le Kaiser lui-même dans le codicille de son testament de ne voir aucune croix gammée à son enterrement vient confirmer son hostilité explicite au régime nazi, attitude qui ne fut malheureusement pas partagée par tous les membres de sa famille…

‒ la finale résignation sereine affichée par le souverain déposé, qui tranche avec les colères et les espoirs du début de l’exil 11.

11 Tout comme elle tranche avec les « trépidations » d’autres souverains déchus (on ne manquera d’ailleurs pas de se rappeler de ce côté-ci de la ligne bleue des Vosges de la mise en scène larmoyante préméditée par monsieur de Buonaparte pour faire pleurer sur son éloignement à Sainte-Hélène…)

66 - Requiem
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